L’ECONOMIE DANS LA PENSEE D’AMARTYA SEN
Historiquement, l’économie a longtemps été très proche de l’éthique. Ce sont des sciences similaires qui s’interpellent et se communiquent. Il a fallu attendre jusque dans les années trente pour que s’élèvent les voix des tenants de l’exclusion ou de séparation des deux modes de pensée. Aristote a aussi soulevé la question de subordination de l’économique à l’éthique, qui se veut souveraine dont le but est de parvenir au bien politique (« connaissance du bien, œuvre de la politique »). Sen lui fait référence concernant le débat sur la corrélation entre économie et éthique. C’est la pertinence de l’argumentation d’Aristote qui l’intéresse. Il voudrait montrer que cette discussion qui rejaillit dans l’économie moderne a ses origines chez les Anciens. Le débat n’est pas nouveau. Les réflexions ont eu lieu et méritent d’être mises en lumière. Sen dit à propos de la référence à Aristote : « les questions aristotéliciennes plus haut doivent évidemment occuper une place importante dans la réflexion économique, il ne faut pas oublier que, si Aristote posait la question du rôle de l’économie, c’était avant tout pour proposer une vision plus large de l’éthique et de la politique (Ethique à Nicomaque, I).
Les questions économiques peuvent être extrêmement importantes dans la réflexion sur l’éthique, et notamment dans la compréhension de l’interrogation socratique : comment doit-on vivre ? » Certains ont voulu créer une distance pour faire prévaloir leurs arguments.Aujourd’hui, les partisans de cette distance s’appuient sur les propos de Lionel Robbins qui disait qu’« il ne semble pas logiquement possible d’associer ces deux matières [économie et éthique] sous une autre forme que la simple juxtaposition ».8 En effet, Robbins ne voyait pas de lien étroit entre l’économie et l’éthique. Il a plaidé en faveur d’une distinction pour que les deux disciplines puissent évoluer chacune selon ses règles et objectifs. Toute tentative de les faire coïncider reste une erreur pour le progrès de la discipline.
SEN ET LA QUESTION DU CHOIX SOCIAL
Plusieurs modèles économiques néoclassiques ont fondé leurs approches du marché sur l’efficacité. Les références se trouvent être le théorème d’Arrow, l’équilibre général de Walras et l’optimum de Pareto qui mettent en évidence l’utilité. Nous allons présenter ces deux modèles en référence avec notre sujet tout en présentant les enjeux qu’une telle réflexion peut soulever. Arrow a tenté de démontrer qu’il est impossible de définir l’intérêt général à partir de la seule information qui met en évidence le classement des états sociaux possibles de chaque individu. Autrement dit les préférences individuelles ne sont pas susceptibles de garantir des informations ordinales permettant des comparaisons interpersonnelles. Les décisions prises à la majorité ne sont pas obligatoirement cohérentes.La théorie de l’équilibre général exprime la manière dont les prix assurent la coordination des activités économiques dans une économie de marché où règne la concurrence parfaite.
Elle donne une formulation mathématique à l’idée de la « main invisible » avancée par Adam Smith en 1776 dans La richesse des nations. Les principes de la théorie de l’équilibre général ont été posés par Léon Walras en 1874 dans son livre Éléments d’économie politique pure. Kenneth Arrow et Gérard Debreu lui ont donné reçu une formulation mathématique rigoureuse dans leur article de 1954 « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy. » Cette théorie d’Arrow soutient l’idée selon laquelle, en raison de l’impossibilité d’évaluer sur une échelle commune l’ensemble des préférences de chacun desagents qui composent l’économie, l’optimum économique ne peut favoriser la répartition des revenus. Il s’agit de l’impossibilité de comparer le gain d’utilité aux revenus. Elle vise à montrer que tous les mécanismes de vote que ce soit la majorité absolue, la majorité qualifiée ou l’abstention, sont inévitablement en opposition ou mieux encore en conflit avec les normes de la démocratie. Car le théorème d’Arrow fonde son argumentation sur des présupposés qui stipulent qu’il est impossible de trouver une procédure de choix collectif et rationnel qui intègre les préférences individuelles. Ce qui nous amène à poser la question suivante : Est-il possible que les règles de la majorité puissent garantir nécessairement des décisions claires, cohérentes et pertinentes ?
SEN ET SA CONCEPTION EXTENSIVE DU BIEN ETRE
Toute l’analyse qui précède montre que la littérature aristotélicienne s’est aussi intéressée à l’éthique et à la finance. L’économie requiert deux formes : celle qui vise l’acquisition des biens en vue de la satisfaction maximale, elle est démesurée, et celle qui considère la richesse comme un moyen et non un but à atteindre. Il s’agit d’une économie naturelle qui, d’après cette logique, est légitime car elle a comme objet le bien-être humain.De ce fait, Aristote introduit la dimension morale dans sa conception de l’économie. L’économique doit avoir comme préoccupation non seulement la production, mais elle doit aussi s’intéresser à la circulation de la richesse qui ne doit pas être une fin en soi. La richesse est un moyen au service d’une finalité humaine. La philosophie morale aristotélicienne s’oppose à l’idée d’une économie chrématistique qui se détourne de son objet principal et de sa finalité qui est l’homme au profit d’une finalité peu légitime qu’est la recherche de profits sur profits. Il y a lieu de bien distinguer la chrématistique comme moyen au service de l’homme et le profit comme une fin qui ne vise que l’accumulation illimitée des richesses.
De cette tradition naitront plusieurs approches de l’économie telles que l’utilitarisme et le welfarisme qui intéresse notre recherche. La théorie utilitariste fonde son jugement sur la réussite en fonction de la somme totale des utilités. C’est ce qui est désigné par l’économie du bien-être, qui n’est autre chose qu’une économie basée uniquement sur le bien-être individuel. Son fondateur et grand défenseur fut Jeremy Bentham (1748 – 1832), philosophe et juriste britannique. Il a été un collaborateur proche de John Stuart Mill (1806- 1873), philosophe logicien et économiste britannique, défenseur de l’utilitarisme.Comment peut-on déterminer la valeur d’une action ? C’est la question centrale qui est au cœur du débat sur l’utilitarisme. Elle est de l’ordre moral. L’utilitarisme est une doctrine éthique qui s’inscrit dans la perspective de la prescription car cette doctrine éthique définit la valeur morale d’une action en fonction de sa contribution à l’utilité générale. La maxime qui commande cette doctrine se traduit ainsi : « Agis toujours de façon à ce qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur.» .
SEN ET NUSSBAUM : L’APPROCHE PAR LES CAPABILITES
Les travaux de Martha Craven Nussbaum, philosophe américaine, sont orientés vers la philosophie antique, le droit et l’éthique. Nussbaum est convaincue qu’il est indispensable de construire tout discours philosophique à partir des réalités et de l’expérience de chaque individu. Ce discours doit nécessairement se fonder sur l’action. C’est ce que révèlent les thématiques qu’elle développe dans toutes les formes de sa pensée. Cette détermination va la rapprocher très nettement des convictions de Sen.Dans les années 1980, elle a entretenu une étroite collaboration avec Sen sur les enjeux du développement et de l’éthique. Elle assume avec Sen le concept des capabilités. Cela ne l’a pas empêchée de prendre ses distances avec un certain nombre de positions de Sen. C’est ce qui fait l’objet de cette réflexion. Nussbaum critique le caractère flou de l’approche par les capabilités de Sen qui n’aboutit pas à une conclusion fiable. Bien qu’elle soit un défenseur de l’approche par les capabilités de Sen, cela ne lui assigne pas un rôle de simple admiratrice de la pensée de celui-ci sur la question de ladite approche. Nussbaum adhère au projet qui entend réhabiliter les théories de la justice pour donner un contenu philosophique à la mesure de l’humain. Les théories de la justice ne doivent plus être une idéalisation de principes à exécuter.
Elles doivent au contraire répondre aux enjeux de vie en société et aux enjeux des hommes. Sen aurait trouvé la porte d’entrée par son approche par les capabilités : « L’approche par les capabilités est cette contre-théorie, plus que jamais nécessaire à une époque où abondent des problèmes humains urgents et des inégalités injustifiables » affirme-t-elle.71 Elle résume ainsi la philosophie de Sen qui, d’après elle, vise à justifier, au moins théoriquement, l’espace d’évaluation qui favorise les possibilités de porter un jugement sur la qualité de vie d’un individu, de mener des comparaisons interpersonnelles de bien-être. Pour avoir collaboré avec Sen dans le cadre de la création du HDCA (the Human Development and Capability Association), Nussbaum reste une militante et défenseuse du développement humain. Elle prend activement part à la construction de cette association. Elle défend la philosophie libérale dans son aspect aristotélicien. C’est ce qui marque d’ailleurs sa différence avec Sen sur l’appréhension des capabilités. En soutenant la logique de Sen, Nussbaum entend défendre l’égalité de dignité et le respect entre les individus.
Elle pense fortement qu’il n’y a rien de plus au monde qui puisse offusquer et diminuer un individu que le refus de la reconnaissance de sa dignité comme personne et de l’égalité qu’il partage avec les autres. Il s’agit là de la qualité de vie de tout individu. Les structures d’injustice affectent gravement la qualité de vie des individus. Elles brisent la personne et ne favorisent pas son épanouissement. Elles restreignent ses libertés et tuent toute perspective d’innovation de l’individu. C’est dans cette logique que l’approche par les capabilités est une réponse à l’absence de politique internationale réaliste. Elle répond à un besoin qui entend encadrer la qualité de vie. Nussbaum affirme à ce propos que « l’approche par les capabilités a généralement été élaborée dans le contexte des politiques internationales du développement, avec une attention toute particulière pour les pays les plus pauvres qui luttent pour améliorer leur qualité de vie… Mais tous les pays connaissent des luttes pour des vies humainement dignes, pour l’égalité et la justice. » .
SEN ET LES THEORIES TRADITIONNELLES DE LA JUSTICE
Dans sa Théorie de la justice, Rawls engage un débat de conciliation entre efficacité et justice sans se fonder sur une justice qui fasse référence aux jugements de valeur. Notons que la thèse principale défendue par Rawls est ainsi formulée : une société doit être juste avant d’être égalitaire. Il entend fonder le principe de coopération sociale, qui est nécessairement principe d’organisation sociale. La théorie de la justice de Rawls permet de redéfinir les concepts de la justice et du bien. Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Que signifie le concept bien ? La Théorie de la justice de Rawls reste à bien des égards le lieu d’émergence d’institutions justes susceptibles de garantir le respect de la liberté effective des individus. Rawls pense fortement qu’une société doit être juste avant d’être égalitaire, même si l’idée de l’égalité reste présente et importante dans son développement.
C’est de ce désir de concilier justice, liberté et intérêt collectif qu’émergera sa conception de la justice, fondée sur une méthode : le voile d’ignorance. Rawls a fait une nouvelle interprétation du contrat social. Il développe l’idée du contrat social telle que conçue avant lui de différentes façons par Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant. Rawls lui-même se réclame de cette tradition contractualiste et entend la valoriser : «Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. » L’idée fondamentale partagée par tous ces penseurs est la suivante : puisque les hommes peuvent exercer le droit naturel de se gouverner eux-mêmes et que nul ne possède le droit naturel de gouverner autrui, chacun devrait consentir à un ordre politique qui serait juste et légitime. La tradition n’explique pas de façon convaincante dans quelle mesure les gouvernants peuvent être justes si les gouvernés sont déjà pauvres ou exploités, ou s’ils sont simplement nés dans une condition à laquelle ils n’ont jamais explicitement consenti.
Pour pallier ce manque, Rawls réinterprète l’idée du contrat social comme une hypothèse valable dans des conditions garantissant l’équité des principes de justice retenus. Il dit ceci : « Mon dessein est d’affirmer que certains principes de la justice sont justifiés parce qu’ils emporteraient l’adhésion dans une situation originelle d’égalité. D’autre part, j’ai insisté sur le fait que cette position originelle est purement hypothétique. » La justice doit fonder la coopération sociale entre les individus. Rawls entend rompre avec la conception utilitariste qui valorise la somme des utilités plutôt que d’autres valeurs. Il réhabilite la personne individualisée. Comment faire cohabiter liberté et justice pour une société juste ? A cette question Rawls donne une réponse. La société juste repose sur les principes de liberté et d’égalité. La théorie de la justice de Rawls apparaît de ce point de vue comme un principe qui entend réconcilier les démocraties libérales qui ont privilégié le respect des libertés et les doctrines socialistes qui s’appuient sur l’égalité au détriment des libertés. Rawls critique lui-aussi la doctrine utilitariste qui est une mise en valeur des sommes des utilités.
Il veut substituer à cette doctrine une nouvelle théorie : « J’examine aussi, pour opérer un contraste éclairant, les conceptions classiques utilitaristes et intuitionnistes et j’étudie certaines des différences entre ces points de vue et la théorie de la justice comme équité. Mon objectif est d’élaborer une théorie de la justice qui soit une solution de rechange à ces doctrines qui ont dominé depuis longtemps notre tradition philosophique. » Son idée de la justice tourne autour de certains concepts-clés, tels que le voile de l’ignorance, la position originelle, le principe de différence, le principe d’équité…
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Table des matières
EPIGRAPHE
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIERES
ACRONYMES / SIGLES
INTRODUCTION GENERALE
1 – DU CONTEXTE ET DU CADRE THEORIQUE.
2 – DE LA PROBLEMATIQUE DU TRAVAIL
3 – DE L’OBJET, DES HYPOTHESES ET DE LA METHODOLOGIE DU TRAVAIL
3-1 – Objet de la recherche.
3-2 – Hypothèses du travail
3-3 Méthodologie
3-4 – Intérêt scientifique et originalité de la recherche
3-4-1 Intérêt scientifique
3-4-2 Originalité
3-5 – Structuration du travail
CHAPITRE I : SEN ET SA CONCEPTION DE LA SCIENCE ECONOMIQUE
1 – L’ECONOMIE DANS LA PENSEE D’AMARTYA SEN
2 – SEN ET LA QUESTION DU CHOIX SOCIAL
3 – SEN ET SA CONCEPTION EXTENSIVE DU BIEN ETRE
CONCLUSION
CHAPITRE II : SEN ET LA CONCEPTION DE LA PHILOSOPHIE MORALE
INTRODUCTION
1 – SEN ET LES FONDEMENTS DE LA THEORIE MORALE.
2 – SEN ET LA DIMENSION NORMATIVE DES PRISES DES DECISIONS
3 – SEN ET NUSSBAUM : L’APPROCHE PAR LES CAPABILITES
CONCLUSION
CHAPITRE III : SEN ET SA CONCEPTION DE LA JUSTICE
INTRODUCTION
1 – SEN ET LES THEORIES TRADITIONNELLES DE LA JUSTICE
2 – SEN ET LA QUESTION DES INEGALITES
3 – LES CAPABILITES AUX ANTIPODES DES PRIVATIONS
CONCLUSION
CHAPITRE IV : AMARTYA SEN, UN PENSEUR DES DROITS DES PAUVRES
INTRODUCTION
1 – LA PAUVRETE ET LA FAMINE COMME PRIVATIONS ET VIOLATIONS DES DROITS HUMAINS
2 – DROITS ET DEVOIRS DES PAUVRES CHEZ SEN : ENTRE INDIGENCE ET CAPACITE DE VIVRE EN TOUTE LIBERTE DE CHOIX
3 – LE DEVELOPPEMENT COMME RESPECT DE LA DIGNITE DE LA PERSONNE HUMAINE
CHAPITRE V : AMARTYA SEN ET LA DEMOCRATIE
INTRODUCTION
1 – SEN ET SA CONCEPTION DE LA DEMOCRATIE
2 – JÜRGEN HABERMAS ET AMARTYA SEN AU SUJET DE LA DELIBERATION
3 – DEMOCRATIE ET DEVELOPPEMENT DANS LA PENSEE DE SEN
CONCLUSION
CHAPITRE VI : SEN ET L’IDEE DU DEVELOPPEMENT
INTRODUCTION
1 – SEN ET L’ECONOMIE DU DEVELOPPEMENT
2 – SEN ET LES QUESTIONS DES AIDES AU DEVELOPPEMENT
3 – SEN ET LE DEVELOPPEMENT HUMAIN
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
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