L’ECONOMIE CIRCULAIRE COMME UTOPIE RATIONNELLE CONTEMPORAINE : VERS UN MODELE APPLIQUE DE DEVELOPPEMENT DURABLE ?
La décennie 2010 a été témoin de l’explosion de l’emploi de la terminologie « d’économie circulaire », par un nombre croissant d’acteurs qui revendiquent « faire de l’économie circulaire » au travers de pratiques qu’ils identifient comme nouvelles et de ce fait innovantes (Ademe, 2013 ; FEM, 2012). Ainsi, au moment même de la rédaction de ce manuscrit, le gouvernement français et la Commission européenne finalisent la mise en place de nouvelles politiques publiques respectivement connues sous les noms de « Feuille de Route et sur l’Economie Circulaire » (FREC) (Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2018) et de « Paquet Economie circulaire (Parlement européen, 2018). Au travers des mesures proposées, ces acteurs visent une pluralité d’objectifs comme la réduction de la mise en décharge de certains déchets, la promotion de leur recyclage, ou encore de la réparation et du réemploi de produits d’occasion. Comme en témoignent les nombreux rapports publiés à ce sujet, un nombre croissant d’entreprises revendiquent également expérimenter ou déployer de nouvelles activités inspirées de l’économie circulaire (FEM, 2012 ; Accenture, 2014 ; Adoue et al., 2014 ; AFEP, 2017 ; WBCSD, 2017).
Cette dynamique de création collective, qui a commencé à émerger dans les années 2000, tient notamment aux promesses formulées autour de ce modèle, qui constituerait selon certains un modèle appliqué de développement durable. L’économie circulaire apparaît en effet comme une utopie rationnelle contemporaine telle que définie par Aggeri (2017). Elle propose un « récit problématisé d’une société idéale, qui se fonde non seulement sur une narration mobilisatrice mais aussi sur des éléments rationnels (raisonnements, modélisations, calculs), qui sont censés l’ancrer dans le domaine du réalisable ». Ce récit utopique opère la critique du modèle économique décrit comme actuellement dominant, à savoir une économie dite linéaire structurée autour du schéma « extraire-produire-consommerjeter » (Fondation Ellen McArthur, 2012). Au sein de ce dernier, les matières premières seraient extraites et serviraient à produire des biens qui seraient ensuite utilisés par les consommateurs avant d’être in fine mis en décharge, incinérés ou valorisés énergétiquement. Le constat du caractère structurant de ces activités économiques est étayé par de nombreuses études. Au niveau de l’Union européenne, 60% des matériaux ne font ainsi l’objet d’aucun recyclage, compostage ou réemploi en fin de vie et suivent ce schéma linéaire (Fondation Ellen McArthur, 2012). Seuls 6% sont recyclés (Le Moigne, 2018). Or, dans une telle économie, la croissance économique génère de nombreuses externalités, et demeure intrinsèquement corrélée à la consommation de ressources naturelles qui sont pourtant disponibles en des quantités finies (Boulding, 1966 ; Meadows et al., 1972 ; Grosse, 2010).
A l’opposé de ce schéma, récit est fait d’un futur idéal où l’économie prendrait inspiration sur les écosystèmes naturels et leur logique de bouclage des flux de matière. Ces récits fournissent un « guide pour l’action », au travers des différentes activités dont ils témoignent et qui permettraient d’atteindre ce futur désirable d’une économie circulaire. Parmi elles, on trouve notamment l’économie de la fonctionnalité (Bourg et Buclet, 2004 ; Stahel et Clift, 2016), qui substitue l’usage d’un bien à sa consommation, et la maintenance et la réparation de produits, qui les gardent en état de fonctionnement en vue de prolonger leur durée de vie. Le remanufacturing, activité qui comprend le démontage et le contrôle-qualité de biens afin d’en récupérer les composants en état de fonctionnement et de les réassembler pour constituer de nouveaux produits, est également systématiquement mis en avant comme une activité permettant de promouvoir une plus grande circularité (Guide et Wassenhove, 2001). Il en va de même pour la réutilisation et le réemploi de produits ou composants d’occasion (Stahel, 2016), de même que le recyclage des matériaux qui composent ces produits.
L’ECONOMIE CIRCULAIRE EN ENTREPRISE : DES BM EMERGENTS DESTINES A MONTER EN PUISSANCE DE MANIERE PERENNE ET A SE GENERALISER ?
Au sein de ce manuscrit, nous nous intéressons plus particulièrement à l’économie circulaire telle que pratiquée au sein des entreprises. En effet, l’émergence de nouveaux business models circulaires (BMC) dans des entreprises établies est identifiée comme un enjeu central en vue d’engager une transition vers une économie plus circulaire (FEM, 2012 ; Geissdoerfer et al., 2017 ; Lüdeke-Freund et al., 2017 ; Sempels, 2014). A l’inverse des schémas linéaires, certains BM circulaires ont pour objectif de fermer les flux de matières au travers d’activités de bouclage (« closing ») (Bocken et al., 2016 ; FEM, 2012 ; Jonker et al., 2017 ; Mentink, 2014). Au-delà de cette définition conceptuelle, un BMC peut également être considéré en tant qu’idéal-type (Baden-Fuller et Morgan, 2010). Ils constituent alors une typologie de BM fondés autour d’une des activités constitutives de l’économie circulaire (FEM, 2012). Dans cette perspective, il existe donc une diversité de types de BMC fondés sur des activités de recyclage, de réemploi, de remanufacturing, de réparation, ou bien encore sur une logique d’économie de la fonctionnalité.
Or, littératures grises et académiques apparaissent contradictoires sur ce point crucial qu’est la capacité de l’économie circulaire à remplir ses promesses de triple dividende économique, environnemental et social. De nombreuses études semblent en effet conclure à une bonne performance des BMC (FEM, 2012 ; Jonker, 2013 ; Kok et al., 2013 ; Prendeville et Bocken, 2015 ; Stahel, 2014), les plus optimistes des analystes allant jusqu’à avancer qu’ils seraient amenés à se généraliser à court ou moyen terme (FEM, 2012). A l’inverse, d’autres analyses considèrent que « l’émergence » la « montée en puissance », la « pérennisation » dans le long terme et la « dissémination » à un nombre important d’acteurs de ces BMC constitueraient des enjeux cruciaux (Bocken et al., 2017 ; Faber et al., 2017 ; FEM, 2012 ; Jonker et al., 2017 ; Joustra et al., 2013 ; Kok et al., 2013 ; Sempels, 2014). Ces BM seraient en effet fortement contraints par un ensemble de barrières dont la levée nécessiterait des changements systémiques (Tukker et Tischner, 2006). Ces dernières analyses, qui font état d’échecs et dressent le constat de difficultés, apparaissent plus en phase avec d’autres éléments mis en évidence dans la presse spécialisée. A titre d’exemple, l’actualité du secteur du recyclage, tous produits et matériaux confondus, témoignait encore fin 2016 de marges négatives, de surcoûts, de déficits structurels de compétitivité ou de réductions volontaires de l’activité de sites industriels (Delamarche, 2016), en contradiction apparente avec l’idée selon laquelle les BMC généreraient nécessairement des avantages compétitifs pérennes.
Il convient ainsi de forger une meilleure compréhension de ces conclusions paradoxales quant à la capacité des business models circulaires à effectivement créer et capter de la valeur de manière pérenne, qui constitue à notre sens un point dur de la littérature qui émerge actuellement (Beulque et al., 2018 ; Jonker et al., 2017 ; Lüdeke-Freund et al., 2017).
REVUE DE LITTERATURE, CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIE DE RECHERCHE
REVUE DE LITTERATURE, QUESTIONS DE RECHERCHE ET CADRE CONCEPTUEL
ECONOMIE CIRCULAIRE ET BM CIRCULAIRES
L’ECONOMIE CIRCULAIRE COMME UTOPIE RATIONNELLE : VERS UN MODELE DE DEVELOPPEMENT DURABLE ?
Qu’entend-on par économie circulaire ? Dans cette section, nous avons fait le choix de ne pas y répondre en procédant à une analyse de littérature traditionnelle. Nous lui préférons une analyse du concept en tant qu’utopie rationnelle (Aggeri, 2017). Comme l’évoque l’auteur, la notion s’inspire de celle de mythe rationnel qui avait été proposée en sciences de gestion (Hatchuel et Weil, 1992). Elle désigne l’idée que pour se mettre en mouvement, l’action collective a besoin d’utopies mobilisatrices, qui ont d’autant plus de chance de se propager qu’elles se fondent par ailleurs sur des arguments rationnels. Aggeri définit ainsi une utopie rationnelle comme « le récit problématisé d’une société idéale qui se fonde non seulement sur une narration mobilisatrice mais aussi sur des éléments rationnels (raisonnements, modélisations, calculs) censés l’ancrer dans le domaine du réalisable » (2017). Elles combinent alors les propriétés mobilisatrices de l’utopie aux propriétés rassurantes de la raison, et il s’agit donc de construire des promesses collectives susceptibles d’agréger et de mobiliser des acteurs hétérogènes. Se basant sur Jean-Louis Metzger (2001), Aggeri rappelle qu’une utopie rationnelle se construit autour de trois éléments principaux :
– Une « dynamique de création collective », dont elle est la résultante ;
– Des récits, qui fournissent « un guide pour l’action » autour d’une critique de l’existant et la description d’un nouvel idéal ;
– Et enfin l’ensemble « d’images-forces » qui la constituent, et visent à imprégner les croyances collectives.
Dans les prochains paragraphes, nous décrivons donc les principaux « récits » et «image-forces » qui constituent l’économie circulaire au travers de différents éléments de définition, des activités qui sont mises en avant comme la constituant et des effets recherchés de ce modèle. Comme nous l’avons évoqué, une utopie rationnelle constitue le « résultat d’une dynamique de création collective » tout en «appell[a]nt à une nouvelle dynamique de création collective ». Nous adopterons donc une approche historicisée de ce que nous considérons comme un objet de gouvernement au sens foucaldien du terme. Elle synthétisera de manière généalogique la manière dont le concept d’économie circulaire a été construit, ses dynamiques de diffusion et d’appropriation par différents acteurs (économiques, politiques, académiques, consultants, organisations dites de la société civile, etc.), ainsi que l’évolution des pratiques associées telles que ces acteurs les ont mises en place à travers le temps.
Cette analyse en tant qu’utopie rationnelle, qui se justifie par le fait que comme le Business Model, le concept d’économie circulaire a largement été forgé et propagé par des praticiens, implique par ailleurs de procéder à une analyse combinée des littératures grise et académique. Nous y intégrons donc certains des nombreux rapports et autres documents produits par des entreprises, acteurs publics et organisations dites de la société civile constituées en vue de promouvoir ce modèle. Comme nous le verrons, cette dynamique d’appropriation par les acteurs, dont certains comme la Fondation Ellen McArthur bénéficient d’une audience considérable, est structurante dans l’évolution du concept. A l’inverse, le concept d’économie circulaire demeure encore peu mentionné par la littérature académique, notamment en sciences de gestion et tout particulièrement dans la littérature francophone (Buclet, 2015 ; Aurez et Georgeault, 2016) . Ce parti pris se justifie enfin par la distinction assez ténue qui sépare dans un certain nombre de cas les littératures académique et grise, du fait de la participation de chercheurs aux principaux rapports et essais de vulgarisation produits sur le sujet.
Eléments de cadrage du concept
Comme le soulignent de nombreux travaux (ADEME, 2013, Erkman, 1997 ; etc.), il n’existe pas de définition unique et normalisée de l’économie circulaire. A l’image de la notion d’économie collaborative (Acquier et al., 2016), celle-ci correspond plutôt à un concept que l’on peut qualifier de « protéiforme ». Ses frontières sont en effet variables, en fonction de la pluralité des définitions proposées et de la diversité des manières dont elle est mobilisée en pratique.
Le cœur du présent manuscrit ne consiste toutefois pas à discuter de manière extensive de la notion d’économie circulaire. Nous ne viserons donc pas à en donner une définition définitive. Nous nous centrerons à l’inverse essentiellement sur certains éléments de définition qui sont partagés par les principaux théoriciens et/ou promoteurs du concept, avec l’objectif de mieux apprécier la notion et de construire notre cadre théorique.
L’économie circulaire : quelles définitions ?
Fondation Ellen McArthur (2012) : « une économie circulaire est un système industriel qui est réparateur ou régénératif par intention et conception. Il remplace le concept de « fin de vie » par celui de restauration, s’oriente vers l’utilisation d’énergies renouvelables, élimine l’utilisation de produits chimiques toxiques, qui nuisent à la réutilisation, et vise à l’élimination des déchets par une meilleure conception des matériaux, produits, systèmes et, dans ce cadre, des modèles d’affaires ». Buclet (2015) : « l’économie circulaire consiste à boucler le cycle de vie des produits, des services, des déchets, des matériaux, de l’eau et de l’énergie». Ademe (2012) : « l’économie circulaire peut se définir comme un système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement. […] L’économie circulaire doit viser globalement à diminuer drastiquement le gaspillage des ressources afin de découpler la consommation des ressources de la croissance du PIB tout en assurant la réduction des impacts environnementaux et l’augmentation du bien être. Elle apparait comme un modèle de mise en œuvre de la notion de développement durable ». Loi sur la transition énergétique pour la croissance verte (17 août 2015) : « la transition vers une économie circulaire appelle une consommation sobre et responsable des ressources naturelles et des matières premières primaires ainsi que, en priorité, un réemploi et une réutilisation et, à défaut, un recyclage des déchets, des matières premières secondaires et des produits ». Commissariat Général au Développement Durable (2014) : « l’économie circulaire, dans son acception large, est un modèle de croissance économique qui allie impératifs écologiques et opportunités économiques. » .
L’économie circulaire, antithèse d’un modèle contemporain d’économie linéaire non soutenable
En dépit de cette absence de définition normalisée, comment peut-on donc approcher le concept d’économie circulaire ? Il apparaît tout d’abord structuré autour d’un récit utopique qui opère une critique du modèle économique décrit comme actuellement dominant, à savoir une économie dite linéaire. Celui-ci est décrit au travers du schéma suivant : « extraire-produire-consommerjeter » (Fondation Ellen McArthur, 2012) :
– Des matières premières sont extraites ;
– Elles servent à produire des biens ;
– Ces derniers sont ensuite consommés par les consommateurs que nous constituons tous ;
– Avant d’être in fine jetés, c’est-à-dire mis en décharge, incinérés ou valorisés énergétiquement.
Le constat du caractère structurant de ces activités économiques est étayé par de nombreuses données. Au niveau de l’Union européenne, 60% des matériaux ne feraient ainsi l’objet d’aucun recyclage, compostage ou réemploi en fin de vie et suivraient ce schéma linéaire (Fondation Ellen McArthur, 2012). Seuls 6% seraient recyclés (Le Moigne, 2018).
La littérature fait de manière unanime le constat du caractère non durable de ce fonctionnement (Braungart et McDonough, 2002 ; Lévy, 2009 ; ONU, 2012). Au-delà des nombreuses externalités négatives qu’il engendre, sur lesquelles nous reviendrons, un tel schéma linéaire ne peut en effet être alimenté que par une consommation toujours croissante de ressources naturelles. Formulé autrement, la croissance économique contemporaine est intrinsèquement corrélée à la consommation de ressources qui sont pourtant disponibles en quantités finies (Boulding, 1966 ; Grosse, 2010 ; Meadows et al., 1972).
Très faible pendant 3,8 milliards d’années, la consommation des ressources naturelles a connu une croissance exponentielle depuis la révolution industrielle. 40 milliards de tonnes de matières premières étaient ainsi consommées dans le monde en 1980. En 2020, la Fondation Ellen McArthur (FEM) estime que ce chiffre aura doublé pour atteindre 82 milliards de tonnes (2012). Compte tenu notamment de l’accroissement de la population mondiale et des dynamiques de développement économique en cours, il pourrait même atteindre 183 milliards de tonnes de matières premières en 2050 (ADEME, 2016). Au-delà de cette augmentation nette, la littérature souligne que l’extraction de matières premières par habitant a également augmenté, passant de 7 à 10 tonnes entre 1970 et 2010 (Le Moigne, 2018).
Une telle économie linéaire ne constituerait pas non plus un optimum économique. Ainsi, chaque année, l’économie mondiale perdrait par exemple environ 100 milliards d’euros du fait de la linéarité des schémas suivis par les emballages en plastique (FEM, 2016).
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Table des matières
Partie 1 : introduction générale
L’économie circulaire comme utopie rationnelle contemporaine : vers un modèle appliqué de développement durable ?
L’économie circulaire en entreprise : des BM émergents destinés à monter en puissance de manière pérenne et à se généraliser ?
Plan et structuration du travail de recherche
Partie 2 : revue de littérature, cadre théorique et méthodologie de recherche
Chapitre 1 : revue de littérature des principaux champs scientifiques mobilisés, questions de recherche et cadre conceptuel
Chapitre 2 : méthodologie de recherche
Partie 3 : résultats empiriques
Sous-partie 1 : analyse généalogique (1960-2010) : vers une création et une captation de valeur
pérennes des business models circulaires ?
Sous-partie 2 : Business Models circulaires au sein de grandes entreprises linéaires : les apports d’une analyse ingénierique (2007-….)
Introduction
Chapitre 1 : Le recyclage des pots catalytiques
Chapitre 2 : Le recyclage du cuivre
Chapitre 3 : le recyclage du polypropylène
Chapitre 4 : BM du recyclage et degrés de maturité des filières traditionnelles – une analyse comparée
Chapitre 5 : Pièces de réemploi
Conclusion générale et discussion
Bibliographie
Tables
Annexes