Le processus de novellisation
Le désir de « faire entrer le cinéma dans la littérature »
Nous l’avons dit, l’intégralité des scénarios de Pagnol a effectivement fait l’objet d’une adaptation pour être publiée chez les Éditions Marcel Pagnol et chez Fasquelle. Cela a donc nécessité un effacement des données impropres à la lecture, telles que les précisions techniques, ou les photographies du film proposées avant le texte, afin d’aboutir à une « théâtralisation » de ces œuvres visuelles. D’une édition à l’autre, le sous-titre de « film » a disparu, ce qui laisse planer une ambiguïté quant au genre du texte proposé à la lecture : nous ne savons plus très bien si une œuvre a d’abord été un film ou un livre.
L’édition Fasquelle indique clairement le statut dramatique des textes publiés : En quatrième de couverture, nous lisons « choix de pièces », dans lequel nous trouvons : Angèle, Merlusse – Cigalon, César, La Fille du Puisatier, Le Schpountz et Regain. […] ces « pièces de théâtre » cohabitent dans cette quatrième de couverture avec celles d’Edmond Rostand, Maurice Maeterlinck, Octave Mirbeau ou Sacha Guitry. Ce choix éditorial montre la volonté de Pagnol de légitimer l’art cinématographique en le rapprochant de l’art théâtral. L’édition qui « théâtralise » permettrait donc de nous faire oublier que le cinéma est un art qui dépend de la technique, qui inscrit le dramatique dans un art quasi intemporel, éloigné des contingences matérielles. Il a confié cette envie de valoriser le cinéma dans le monde de l’écriture à Georges Berni : Tous mes films seront désormais édités en librairie, déclara Pagnol en 1935.
Il ajoutera, en ne plaisantant qu’à demi : bien que je ne brigue aucun honneur, je ne serais pas fâché d’obtenir pour le texte d’un film, un prix de l’Académie Française. Cela marquerait d’emblée l’entrée du cinéma dans la littérature.
L’Eau des collines : une novellisation particulière
Mais qu’en est-il du côté du diptyque romanesque de L’Eau des collines ? Certes, si l’on s’en tient à la définition formelle de la novellisation, il s’agit effectivement d’une réécriture du scénario. Pourtant, le premier volet, consacré à l’histoire tragique de Jean Cadoret (le père de Manon), évoquée seulement sous forme de flash-back dans le film, est racontée en détail ici. De plus, Pagnol n’a pas espéré faire un « coup marketing », comme il l’avait fait en jouant sur la parution simultanée du livre et du film, créant en parallèle un produit dérivé du film avant l’heure. Avec dix années de décalage pour les livres, cette novellisation se distingue donc de ce qui aurait pu être un produit de consommation. Elle garantit, en outre, une qualité esthétique qui ne peut être qu’une adaptation : la principale différence est qu’elle fonctionne indépendamment de l’œuvre initiale, n’étant pas fidèle sur tous les points de l’intrigue. Pagnol a pris plus de libertés de création que dans le domaine cinématographique, étant donné qu’il n’a plus été forcé de se cantonner aux contraintes temporelles de production : il s’est donc autorisé à innover et à recréer. Il s’est écarté de la source initiale et n’a pas entendu lui être totalement fidèle : elle lui a seulement servi d’inspiration.
Le premier roman, Jean de Florette, comporte en apparence peu d’éléments nouveaux si ce n’est le meurtre de Pique-Bouffigue le braconnier, l’homme qui résidait dans la maison convoitée par Ugolin et surtout son oncle César, le Papet. Cependant, en indiquant que ce dernier a aimé dans sa jeunesse Florette (la mère du bossu), Pagnol «prépare le retour de bâton qui anéantit le Papet» à la fin du deuxième roman. En effet, il recevra le coup de grâce après le suicide de son neveu, en apprenant que Jean était son fils.
Le second volet Manon des sources, achevé à l’automne 1962, vient confirmer une réalité particulièrement dure et tragique. Certes, Manon va trouver l’amour et recevoir la fortune que lui aura finalement léguée le Papet, mais ici, «à l’inverse de ce qui se passe dans le film, point de mea culpa collectif chez les villageois». Les habitants seront du côté de Manon non pas par remords mais pour leur haine envers la réussite des Soubeyran, tout comme ils s’étaient réjouis de la perte du bossu des années auparavant.
La dimension intramédiatique au niveau iconique : de la BD à la BD
Le rapport de Marcel Pagnol à la bande dessinée
Pagnol est un auteur cinéaste qui passait son temps à « s’adapter », nous repensons notamment aux trois versions cinématographiques de Topaze, dont aucune ne le satisfaisait vraiment. Sans doute aurait-il été intéressé de voir des adaptations de bande dessinée de ses œuvres, art qui, selon Nicolas son petit-fils, l’intéressait. Dans La Gloire de mon père il fait mention des Pieds Nickelés : « Mon frère Paul, de son côté, avait jeté son abécédaire, et il abordait le soir dans son lit, la philosophie des Pieds Nickelés ». Il est probable que cela ait été une lecture du jeune Marcel, âgé de huit ans si les dates données par l’auteur dans le livre correspondent. Cette série, créée par Louis Forton, a été lancée pour la première fois en juin 1908 dans la revue L’Épatant, parue ensuite par les éditions Offenstadt. L’histoire met en scène les personnages de Croquignol, Filochard et Ribouldingue, le célèbre trio de larrons à qui il arrive toutes sortes d’aventures.
De plus, les œuvres pagnolesques elles-mêmes offrent à la bande dessinée une grande possibilité. Leur auteur est quelqu’un qui écrit en mots et en images, ses ouvrages ont ce côté cinématographique qui se prête tout à fait au neuvième art, selon son petit-fils Nicolas. Cet art, moderne et accessible, permet d’atteindre de nouvelles générations et d’offrir une nouvelle vie aux célèbres personnages. De plus, Marcel Pagnol a su développer des thèmes universels qui restent indémodables : le respect de l’autre, de la nature, le rapport à l’enfance, à la famille ou à l’argent.
Des besoins différents selon les scénarios
Si l’objectif de toutes ces adaptations est de faire connaître l’œuvre de Pagnol au plus grand nombre, l’entreprise est différente pour un récit court et pour une bande dessinée intégrale. Dans le premier cas, une propension au résumé est nécessaire : les séquences sélectionnées ont en effet un avant et un après dans les romans, les remettre en contexte est primordial. D’autant plus que le magazine Je bouquine s’adresse à de jeunes adolescents : qu’est-ce qui doit susciter leur intérêt dans ces séquences sélectionnées, et comment la scénariste les adapte-t-elle ? De leur côté, les bandes dessinées intégrales font clairement références aux romans, Jacques Ferrandez ayant tenu à rester fidèle aux dialogues de l’auteur : quels procédés a-t-il pu utiliser pour cela ?
Dans une dimension intramédiatique, la principale différence est d’ordre éditoriale. Nous trouvons dans les magazines Je bouquine des séquences déterminantes choisies à dessein et légèrement modifiées, alors qu’en 1997 Jacques Ferrandez est resté fidèle au diptyque romanesque. Les extraits illustrés nous donnent seulement les informations principales, au sein des pavés narratifs aux fonctions explicative et temporelle. Dans Jean de Florette l’éclairage est dirigé sur les personnages d’Ugolin et du Papet, et plus particulièrement sur leur plan de boucher la source des Romarins. La couverture présente ces deux personnages en premier plan, la mine sombre, en opposition avec les trois membres de la famille Cadoret placés derrière, l’air plus angélique. L’objectif de l’extrait est de dévoiler la mauvaise personnalité des deux « méchants » de l’histoire, cependant tout n’est pas explicité : Pique-Bouffigue est mort mais on ne sait pas qu’ils en sont responsables.
De la tragédie grecque au comique de boulevard : rupture de tons dans L’Eau des collines
Des éléments farcesques constants dans les films
Comme nous l’avons souligné, la principale différence entre les romans et les films se justifie par le souhait de vouloir raconter l’histoire de Jean, qui devient un personnage principal sous la plume de Pagnol. Par ce choix, nous constatons que l’histoire écrite est beaucoup plus tragique, tandis que le cinéaste alterne entre comédie et scènes pathétiques. En ce sens, les films reposent surtout sur une narration des faits, le bossu étant déjà décédé. Cela commence par le procès de Manon, au sein d’un tribunal improvisé au village des Bastides Blanches. Comme dans un véritable tribunal, Manon est accusée de vols et de coups et blessures, de la part de témoins plus ou moins convaincants. Mais le fait même qu’il soit improvisé rend ce procès stérile : en effet, le maire Philoxène, l’instituteur et un gendarme se mettent d’accord. Ils ne diront pas que c’est un procès, mais, usant d’une périphrase, une « enquête qui a pour but de vérifier diverses rumeurs », et s’attribueront respectivement les rôles de procureur, avocat, et juge durant la séance. De plus, la scène est d’autant plus comique que le gendarme avoue qu’il « n’est pas gendarme pour un sou », n’affectionnant pas son métier. Nous comprenons que le rôle d’avocat de l’instituteur n’est pas désintéressé : il protège celle dont il est tombé amoureux. Ce n’est pas clairement dit, mais cela se confirme tout au long du film lorsque les deux personnages vont se rapprocher et partager le secret de la source. Ugolin est appelé à témoigner contre Manon lui aussi, mais au lieu de cela il va l’innocenter en affirmant avoir laissé des melons à sa vue pour qu’elle les prenne. Ce procès se clôture également par une scène qui le rend fantaisiste : l’appareil auditif de M. Belloiseau (le notaire) explose.
Un usage modéré du mélodrame, banni des scènes de films
Cette utilisation du pathétique lors de la rédaction des deux romans dévoile un recours au genre du mélodrame, très pratiqué par les dramaturges du XVIIIe siècle, dont le précurseur est René Charles Guilbert de Pixerécourt (1773-1844). Pierre Frantz le définit en tant que « populaire, boulevardier, vulgaire ; c’est la tragédie du pauvre ou le drame du pauvre». Pagnol a donc utilisé les éléments les plus traditionnels de ce genre, notamment au sein du dénouement du deuxième tome, à savoir une intrigue compliquée, chargée d’événements sérieux et – dans une moindre mesure – comiques, des coups de théâtre extraordinaires voire invraisemblables. La lettre perdue, la révélation tardive de la paternité, l’acharnement d’un personnage contre son propre fils, le repentir, la naissance du petit-fils au moment où meurt le grand-père le jour de Noël, sont autant d’éléments qui viennent bouleverser la situation de départ qui semblait harmonieuse. Ce type d’événements est d’ailleurs très présent dans les romans de l’Antiquité grecque et latine, période littéraire si chère à l’auteur. En effet, d’un côté le Papet et Ugolin souhaitaient prospérer tranquillement à la ferme des Romarins jusqu’à ce que celle-ci leur revienne, et d’un autre côté Jean voulait vivre simplement dans les collines avec sa famille. Mais l’accomplissement de ces souhaits est impossible, les Romarins étant convoités dans les deux camps. Le mélodrame fonctionne grâce à une lutte constante entre le bien et le mal, que nous identifions aisément au fil de la lecture.
Une interférence entre L’Eau des collines et les Souvenirs d’enfance : éléments autobiographiques récurrents
Des éléments autobiographiques récurrents d’une œuvre à l’autre
Le diptyque romancé de L’Eau des collines (1962) a été entrepris à la suite des Souvenirs d’enfance (trois premiers tomes parus entre 1957 et 1960) et de la traduction des Bucoliques (1958). Dans notre propos, nous allons rapprocher des extraits de ces textes témoignant d’une dimension autobiographique : des liens avec l’enfance de l’auteur, mais également les coutumes et convictions des paysans de l’époque. Pagnol, qui n’a alors jamais écrit d’autobiographie jusque-là, hormis des récits sur sa carrière d’auteurcinéaste, nous livre ici des informations à propos de sa vie personnelle. En témoigne l’extrait de sa préface des Bucoliques : Et ego in Arcadia… Moi aussi j’ai gardé des chèvres avec Ménalque, et j’ai cherché ce bouc perdu, et j’ai lancé des pierres bourdonnantes avec une adresse assez grande pour ne pas atteindre le vagabond… Sur les collines de Provence, dans les ravins de Baume-Sourne, au fond des gorges de Passe-Temps, j’ai suivi bien souvent mon frère Paul, qui fut le dernier chevrier de l’Étoile […] L’excuse de cette traduction en vers français des Bucoliques – qui est peut-être la cinquantième – c’est qu’elle ne prétend pas à l’érudition : c’est celle du frère d’un berger, qui aida la mère chevrotante, qui soigna le sabot du bouc, qui accueillit toutes les plantes de Virgile et qui a vu monter la lune dorée à travers les branches de l’olivier. À travers ces lignes, nous notons sa parfaite connaissance du monde de son enfance, notamment les endroits phares des collines, la végétation environnante, les métiers pratiqués à l’époque. Il n’est donc pas inconcevable de trouver des liens entre la rédaction romancée de ses souvenirs et les intrigues du village des Bastides Blanches : si dans le premier cas il revient clairement sur les événements qu’il a vécus, cela n’est pas aussi évident dans deuxième. Pourtant, plusieurs épisodes comportent des liens intratextuels , que nous allons mettre en regard.
La mentalité paysanne de l’époque
Au sein des œuvres qui nous intéressent, les familles Pagnol et Cadoret vivent dans la colline isolée du reste du village, c’est pourquoi les habitants se méfient d’eux. Les Cadoret arrivent de Crespin, les Pagnol d’Aubagne, ils sont donc considérés comme des étrangers de la ville, n’ayant pas leur place dans cette campagne sauvage.
Le jeune Marcel est la première victime de cette discrimination, si légère soit-elle. En effet, lorsqu’il rencontre Lili des Bellons et lui demande les localisations des sources environnantes, il se heurte à l’opiniâtreté de son compagnon. En effet, celui-ci lui répond que les sources se transmettent seulement de génération en génération, et qu’il n’est pas recommandé de les dévoiler à des inconnus, d’abord parce qu’ils « viendraient chasser ici tous les jours », il ajoute que « ça dérange les perdreaux – et puis [qu’] ils ont volé […] les raisins de la vigne de Chabert, […] [et qu’] ils ont mis le feu à la pinède» pour faire cuire le fruit de leur chasse.
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Table des matières
Introduction
1.Genèse et approche narratologique des œuvres de Marcel Pagnol
1.1. Les difficultés pour achever l’œuvre cinématographique
1.2. Le processus de novellisation
1.2.1. La forme adaptée de ses scénarios
1.2.2. Le désir de « faire entrer le cinéma dans la littérature »
1.2.3. L’Eau des collines : une novellisation particulière
1.3. Une diégèse qui repose sur le drame de l’eau
1.3.1. Plusieurs sources d’inspiration
1.3.2. L’eau à l’origine d’une lutte inégale
1.3.3. L’eau au cœur d’une tragédie de la vengeance
2.Intermédialité et intramédialité : littérature, cinéma et bande dessinée
2.1. La dimension intermédiatique de L’Eau des collines : pourquoi adapter l’œuvre pagnolesque ?
2.1.1. Réflexion générale sur l’intermédialité : la littérature et le cinéma
2.1.2. Réflexion générale sur l’intermédialité : l’histoire de l’adaptation en bande dessinée
2.1.3. Pagnol au cœur de l’intermédialité aujourd’hui
2.2. La dimension intramédiatique au niveau audiovisuel : du cinéma au cinéma
2.2.1. Les principales motivations de Claude Berri
2.2.2. La comparaison de quelques séquences
2.2.3. Les divers témoignages à propos de Jean de Florette et Manon des Sources
2.3. La dimension intramédiatique au niveau iconique : de la BD à la BD
2.3.1. Le rapport de Marcel Pagnol à la bande dessinée
2.3.2. D’une simple collaboration à un projet personnel : difficultés rencontrées
2.3.3. Des besoins différents selon les scénarios
3.Interprétation sur le genre de L’Eau des collines
3.1. Un héritage antique manifeste
3.1.1. Une inclination évidente pour la dramaturgie
3.1.2. Des analogies manifestes entre les Bucoliques et L’Eau des collines
3.1.3. Des personnages dignes d’une tragédie grecque
3.2. De la tragédie grecque au comique de boulevard : rupture de tons dans L’Eau des collines
3.2.1. Des éléments farcesques constants dans les films
3.2.2. Un usage modéré du mélodrame, banni des scènes de films
3.3. Une interférence entre L’Eau des collines et les Souvenirs d’enfance : éléments autobiographiques récurrents
3.3.1. Des éléments autobiographiques récurrents d’une œuvre à l’autre
3.3.2. La mentalité paysanne de l’époque
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
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