« Aujourd’hui, plus que jamais, les transports et véhicules à propulsion électrique sont dans l’air du temps, on sait peu que leur passé est plus que centenaire, et qu’il est aussi riche que souvent méconnu » (Marcel Boiteux, président d’honneur d’EDF cité par Griset et Larroque, 2006)
La voiture électrique a une histoire aussi longue que celle de l’automobile. Dans ce premier chapitre, on reviendra sur cette histoire en l’éclairant de l’apport conceptuel des sciences humaines et sociales. Dans un premier temps (I.1), un retour en arrière factuel décrira l’enchaînement des séquences de progrès technologique-diffusion reflux de la propulsion électrique. L’idée n’est pas seulement d’illustrer les hauts et les bas de l’histoire atypique de cette « technologie éternellement émergente » (Fréry, 2000) mais de comprendre les raisons pour lesquelles elle est devenue atypique. C’est pourquoi on s’attachera à replacer la technologie et ses progrès dans leurs contextes historiques successifs : autres technologies, état de la société, jeux et rapports de force entre acteurs… c’est-à-dire l’ensemble des facteurs historiquement situés qui peuvent contribuer à expliquer les difficultés que rencontre la voiture électrique dans le passage du statut d’invention à celui d’innovation adoptée par le grand public.
Dans un deuxième temps et en s’inspirant de la sociologie de l’innovation et de la «sociologie des attentes » (« the sociology of expectations »), on analysera les raisons des échecs répétés de la voiture électrique afin d’en retirer les leçons qui pourraient favoriser une nouvelle dynamique autour de ce véhicule (I.2). Enfin dans la dernière partie (I.3), on discutera de son avenir, et plus précisément de sa capacité à évoluer en phase avec son environnement, selon les mêmes approches convoquées pour expliquer ses échecs ; on verra également que la voiture électrique, certes, constitue une invention technologique, mais qu’elle est aussi à l’origine d’une série d’innovations non-technologiques qui marquent depuis toujours le système de transport.
Histoire du véhicule électrique
On étudie, dans ce premier sous-chapitre, l’histoire de l’automobile électrique en trois parties : une première période (la seconde moitié du XIXe siècle) durant laquelle le véhicule électrique voit le jour, se développe et fascine la société ; une deuxième période (la première moitié du XXe siècle) au cours de laquelle le VE connait un destin différent, sa progression ne lui permettant pas de satisfaire les attentes en croissance des automobilistes, auxquelles sa nouvelle rivale thermique répond plus aisément. Enfin, la troisième période (la seconde moitié du XX siècle) où les chocs pétroliers et les soucis environnementaux, ainsi que l’émergence des nouvelles technologies, replacent le VE au cœur des réflexions.
Première période : seconde moitié du XIXe siècle
L’idée du transport électrique se construit au rythme lent de l’émergence de l’électricité dans les deux premiers tiers du XIXe siècle en Europe. Le succès de Peter Barlow à faire tourner en 1823 une roue sous l’action d’un électro-aimant pourrait être considéré comme le point de départ de l’histoire du transport électrique. Presque vingt ans plus tard, en 1842, la première voiture électrique a été conçue par l’Ecossais, Robert Davison . Malgré ce beau démarrage, dans les années qui suivent, les diverses initiatives et tentatives n’engendrent pas de véritables avancements. Néanmoins, selon Griset et Larroque, le fait que les innovateurs se soient investis pour créer le VE, alors même qu’un moteur électrique performant n’existait pratiquement pas, révèle une sorte de «frénésie inventive» importante (Griset et Larroque, 2006). A partir des années 1860, le système électrique connaît un progrès majeur par un ensemble d’innovations : Gaston Planté offre pour la première fois la possibilité de stocker l’énergie électrique. Puis, en 1869, Zénobe Gramme avec la dynamo et, en 1873, Hippolyte Fontaine avec un moteur électrique issu de la dynamo, posent les bases d’un développement significatif de l’électricité comme mode de propulsion. Ainsi, à partir des années 1870, puis d’une manière plus accentuée, à partir des années 1890, le développement du transport électrique s’accélère. Quelques véhicules électriques disposant de batterie apparaissent et « malgré les limites de ces véhicules très lents, ces initiatives marquent bien l’émergence d’un intérêt général pour la voiture électrique » (Griset et Larroque, 2006). La mise en place d’un « taxicab » électrique en Angleterre, en 1886, illustre cet intérêt croissant pour le VE dans la communauté des techniciens. « L’optimisme partagé de cette dernière se diffuse rapidement par le seul et le plus puissant moyen de communication de l’époque, c’est-à-dire les journaux » (Griset et Larroque, 2006). A titre d’exemple, on peut citer la conclusion qu’Hospitalier, le chroniqueur de La Nature , retire en 1888 de la comparaison de nombreuses solutions techniques pour le transport : « lorsque l’on tient compte des progrès réalisés pendant ces dernières années par les accumulateurs et les moteurs électriques semble devoir l’emporter à divers points de vue » (Hospitalier, 1888; cité par Griset et Larroque, 2006). En France à l’époque, l’intérêt particulier de plusieurs acteurs converge pour faire de l’électricité le cœur d’un véritable système de mobilité. Au-delà d’une simple conviction fondée sur les progrès technologiques, le véhicule électrique a été vu comme « une occasion directe d’augmenter le rendement des usines de distribution d’énergie électrique ». Le même article d’Hospitalier paru dans La Nature affirme bien cette ambition: « on cherche de toutes parts à utiliser pendant le jour le matériel des usines centrales de distribution d’énergie électrique, à peu près inactif dix-huit heures sur vingt-quatre et la traction électrique des véhicules est une des applications les plus directes de ce matériel inutilisé ». C’est à ce stade de l’émergence des véhicules électriques qu’on constate pour la première fois l’existence d’une logique économique derrière leur développement.
La recherche pour un moyen de transport électrifié se poursuit à un rythme lent mais avec espoir au cours de la dernière décennie du XIXe siècle. En 1890, la victoire d’une voiture électrique lors de la première course automobile américaine organisée à Springfield renforce les espérances. La même année, Edison construit un véhicule expérimental pour tester ses batteries nickel-fer. Précisons qu’à la fin de ce siècle, la France et la Grande Bretagne constituent le groupe des pionniers du développement des véhicules électriques. Ce n’est pas avant 1895 que les Américains commencent à s’intéresser au VE, juste après la construction du 1er tricycle électrique par Ryker en 1891 . Ensuite, de nombreuses expériences et des innovations variées se multiplient tant en Europe qu’aux Etats-Unis.
Deuxième période : première moitié du XXe siècle
Dans la première moitié du XXe siècle, le transport «public» électrifié connaît un développement très rapide. Selon Larroque, la ville moderne y trouve un élément structurant pour son étalement. Au contraire, la voiture électrique rencontre un destin très différent. Griset explique ce fait par la combinaison de deux événements simultanés : d’une part, la progression technique des voitures électriques ne suffisait pas à leur diffusion plus large dans la société, au vu des limites qui rendaient leur usage par les particuliers complexe et incertain. D’autre part, le début du XIXe siècle est marqué par la forte montée en puissance des moteurs diesel (Griset et Larroque, 2006).
En effet, les lacunes du moteur à combustion interne sont progressivement comblées. Le succès du moteur à explosion est tel qu’en 1901, 7 600 véhicules à essence sont produits en France. Deux ans plus tard, plus de 14 000 véhicules sont vendus par les constructeurs français, dont la moitié pour l’exportation. Face à ce succès, l’avancement du VE connaît un arrêt brutal. La plupart des entreprises spécialisées dans le VE ferment leurs portes au cours de la première décennie du siècle, qu’il s’agisse des fabricants de véhicules ou bien des exploitants urbains des flottes électriques ou de taxis électriques. Certaines, conscientes des nouveaux enjeux et exigences du marché automobile, se tournent vers l’automobile à essence. A titre d’exemple, en 1903, la « Société Electrique » commence la construction, sous licence, des Dixi allemandes à essence (Griset et Larroque, 2006).
Troisième période : deuxième moitié du XXe siècle et première décennie du XXIe
Le lendemain de la guerre jusqu’aux années 1960 constitue une période de l’oubli absolu du véhicule électrique (Griset et Larroque, 2006; Mom, 2004)). Pourtant l’époque n’en est pas moins importante pour l’avenir du véhicule électrique, car ce sont les progrès techniques d’autres secteurs (électronique, informatique, nouveaux matériaux) intervenus au cours de ces années qui offriront par la suite de nouvelles bases de recherche pour la voiture électrique. On peut même dire que la pile à combustible est un peu l’enfant de cette époque, sachant que les premières piles à combustible sont fabriquées dans le cadre du programme spatial américain de l’Armée américaine et de la NASA. Les premiers prototypes équipés d’une véritable pile à combustible apparaissent au milieu des années 1960 et les grands constructeurs américains tels que Ford et General Motors se lancent dans le défi (Kirsch, 2000).
Au fil de ces années, les autres constructeurs implantés en Europe commencent à reprendre contact avec la voiture électrique en se consacrant à des dispositifs moins ambitieux et à l’usage des batteries classiques. En 1960, Fiat lance une étude destinée à faire le point sur les technologies disponibles pour la réalisation d’une voiture électrique immédiatement opérationnelle. Ford, en Angleterre, propose au même moment la Commuta avec une batterie classique au plomb, mais un design de mini-voiture très contemporain. « Une voiture pour les cités d’aujourd’hui et de demain, note magazine Autovolt, où les problèmes d’encombrement, de pollution et de bruit prennent et prendront de plus en plus, si on n’y prend garde, une importance très inquiétante » (Griset et Larroque, 2006).
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Table des matières
Introduction générale
Première partie
I. Le véhicule électrique et l’innovation dans le temps
Introduction
I.1. Histoire du véhicule électrique
I.2. Comprendre les échecs répétés de la voiture électrique face à sa rivale thermique : du déterminisme technologique à l’approche systémique
I.3. Et aujourd’hui ? Peut-on espérer enfin ?
Conclusion
II. Les enjeux organisationnels et systémiques du déploiement de l’électromobilité
Introduction
II.1. Les acteurs créent le système
II.2. L’apport de quelques concepts fondateurs de la sociologie et de l’économie à la compréhension des enjeux organisationnels du déploiement de l’électromobilité
II.3. Le système d’acteurs face à l’innovation systémique
II.4. Comment les acteurs ont-ils vécu la dernière tentative de diffusion des VE en France ?
Conclusion
III. Démarche méthodologique et analyse ex-ante
Introduction
III.1. Typologie des acteurs du système d’électromobilité
III.2. A la rencontre des acteurs du système d’électromobilité (SME)
III.3. Première ébauche des situations stratégiques
Conclusion
IV. Analyse stratégique des acteurs de l’électromobilité
Introduction
IV.1. Quelle vision des changements à venir ?
IV.2. Quelle place s’attribuent les acteurs dans le système de l’électromobilité ?
IV.3. Recensement des motifs d’intérêt au développement du SME
IV.4. Recensement des facteurs de résistance au développement du SME
IV.5. Engagement des acteurs dans le SME
Conclusion
V. Analyse de la dynamique d’action collective
Introduction
V.1. L’Etat, l’acteur polyvalent au cœur du système
V.2. L’interaction des acteurs et la dynamique partenariale au sein du SME
V.3. Configuration du système d’acteurs de l’électromobilité et sa dynamique dans le temps
Conclusion
Conclusion de la première partie
Deuxième partie
VI. Le système territorial et sa prospective
Introduction
VI.1. Les composantes territoriales et leurs interrelations
VI.2. Gouvernance territoriale : une nécessité face à la complexité des territoires
VI.3. Prospective territoriale : construction collective du chemin vers l’avenir
VI.4. L’électromobilité, une innovation systémique à inclure dans la prospective territoriale
Conclusion
VII. L’électromobilité au cœur de l’interaction systémique entre territoire et mobilité
Introduction
VII.1. Les composantes du système de mobilité et leurs interrelations
VII.2. Quelles interrelations entretiennent le système de mobilité et le système territorial ?
VII.3. Les territoires de l’automobile
VII.4. Réduire l’usage de la voiture, objectif au cœur de la prospective de mobilité
VII.5. De l’automobilité à l’électromobilité : une dépendance accentuée à l’égard du territoire
Conclusion
VIII. Analyse socio-économique du territoire de Paris-Saclay
Introduction
VIII.1. Présentation du territoire de l’étude : le périmètre de l’Etablissement Public de Paris-Saclay
VIII.2. Composition du territoire : grands traits
VIII.3. Structure de population et composition des ménages
VIII.4. Activités économiques et emplois
VIII.6. Insertion régionale
VIII.7. Acteurs et projets feront- ils ensemble un territoire ?
Conclusion
IX. Paris-Saclay : Les modes font-ils système ? Quelle image du futur ?
Introduction
IX.1. Etat du transport du territoire de Paris-Saclay
IX.2. Quelle image future du système de mobilité du territoire de Paris-Saclay ?
Conclusion
X. Paris-Saclay, de l’existence de potentiels territoriaux à la naissance de l’électromobilité
Introduction
X.1. Potentiel de l’électromobilité pour les ménages de Paris-Saclay
X.2. Paris-Saclay : un territoire de développement de l’autopartage électrique ?
Conclusion
Conclusion de la deuxième partie
Conclusion générale
Bibliographie
Annexes
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