Le déchet : une pollution omniprésente ?
À la suite des travaux de Mary Douglas, le déchet devient un élément symboliquement polluant, il « marque du sceau de l’abjection ceux qui le touchent » (Zonabend, 1999, p. 90). Par son contact physique, le déchet contaminerait ainsi sans limite tout autre corps, ce qui justifie de se tenir à « bonne distance » (op. cit., p. 98). Cependant, le caractère polluant du déchet est-il ressenti de la même manière par les individus ? Le déchet est-il toujours hors système et destructeur ? N’estce pas essentialiser le concept que d’affirmer que « partout et toujours, le déchet est pensé comme immonde et polluant » (ibid, p. 91) ? Pour le philosophe Michel Serres, la pollution est généralisée. Par exemple une signature est appréhendée comme une pollution qui marque une feuille, symbolisant la propriété de cette dernière (Serres, 2012, p. 11). D’où l’idée que « le propre s’acquiert et se conserve par le sale » (op. cit., p. 11). En ce sens, l’accumulation de déchets traduit une volonté d’appropriation des espaces. L’auteur en arrive à redéfinir les concepts de propreté et de saleté : « ou propre veut dire approprié, mais alors signifie sale ; ou propre veut dire vraiment net, et signifie alors sans propriétaire » (ibid, p.12). Ici, la pollution ne détruit pas mais elle délimite, elle catégorise. Cependant, si cette logique était pensée telle quelle par les individus, nous remplirions nos maisons de déchets au lieu de les éliminer. Pour Cyril Harpet, au contraire, « tout déchet n’est pas nécessairement souillé et souillant » (Harpet, 1999, p. 188). Pour l’auteur, la diversité langagière du champ lexical du déchet renvoie à sa réappropriation symbolique par les individus : « débris », « résidus », « souillure », « saleté », « rejet », « détritus » (op. cit., p. 184) ; nous pourrions rajouter : « ordure », « salissure » ou encore « abject » et « dégoûtant ». Le déchet serait une « baudruche sémantique » (cit. Harpet, in Bertolini, 2006, p. 13). Ainsi la souillure du déchet n’apparaît pas nécessairement comme hors système car elle participe de la construction d’une catégorie symbolique spécifique. À partir d’une étude ethnographique auprès de population française environnant un incinérateur de déchets, Elvire Van Staëvel (2006) a étudié les conceptions des habitants par rapport aux risques toxicologiques provoqués par la dioxine. Il ressort de son étude deux manières différentes d’appréhender la pollution. La « pollution-salissure » caractérise un danger superficiel et réversible pour l’environnement et le corps, c’est un « désordre de surface » (Van Staëvel, 2006, p. 179). Cette conception de la pollution est partagée par les habitants qui soutiennent l’existence de l’usine d’incinération en dépit des risques toxicologiques. De l’autre côté, la « pollution-souillure » est une « souillure durable du corps mais aussi de l’esprit qui serait en quelque sorte modifié, amoindri » (op. cit., p. 170). Elle est partagée par les opposants à l’usine d’incinération qui voient dans la dioxine un risque contre l’existence humaine. Cet exemple montre que les conceptions qui sous-tendent le concept de la pollution sont relatifs en fonction des groupes sociaux. Dans le cas présent, ces conceptions prennent sens dans le positionnement politique des individus en pro- ou anti-usine d’incinération.Elvire Van Staëvel souligne aussi que le terme de pollution a historiquement effectué un glissement sémantique pour devenir aujourd’hui générique (ibid, p. 184). Le mot pollution apparaît dans la langue française au XIIème siècle et se rapporte au domaine du religieux et du moral. La pollution sanctionne alors le sacrilège d’un lieu saint, ou d’un corps par des pratiques sexuelles inappropriées. Progressivement au XXème siècle, le terme se rapporte à l’environnement en sanctionnant la profanation humaine de la nature définie en tant que valeur (ibid, pp. 182-183). Sur son terrain, l’auteur rapporte les termes de « pollution mentale » (ibid, p. 166) pour sanctionner l’existence des publicités ou encore celui de « pollution politique » en parlant des discours du Front National (ibid, p. 168). Nous observons que l’utilisation de la pollution relève de nouveau d’une dimension morale et personnelle. En conséquence, bien que le terme de pollution se généralise dans les discours, il n’existe pas de pollution généralisée en soi. Elle ne constitue ni un cadre prédéfini, ni une puissance destructrice et incontrôlable, mais elle est un outil conceptuel constamment réinterprété par les individus qui l’utilisent à diverses fins morales et politiques. Ainsi, d’une part la pollution ne signifie pas la même chose selon les groupes sociaux. Et d’autre part, le déchet n’est pas toujours malvenu. Enfin, nous pourrions rajouter que le déchet des uns est la ressource des autres : que l’on pense aux chiffonniers de la révolution industrielle ou aux concierges qui récupèrent les meubles usagés des habitants de l’immeuble (Pierre, 2002, p. 69).
Le rejet à la marge, un acte politique ?
Si le polluant est un élément qui n’est pas à sa place, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de lieux pour le polluant. Au déchet est attaché un « espace-déchet » (Bertolini, 1999, p. 45), c’est un espace « de rejet » (Gouhier, 1999, p. 82), disposé aux marges des espaces de vie. Dans une ville possédant un système de collecte collective des déchets, ce lieu est d’abord la poubelle, puis à terme une décharge ou un centre d’enfouissement. Mais même lorsqu’un tel système n’existe pas, la population ne rejette pas n’importe où. En effet, l’auto-élimination conduit à la formation de ce que Gérard Bertolini nomme des « points noirs » (Bertolini, 2011, p. 86). Ce sont : « Les recoins, les espaces interstitiels, les friches, les terrains vagues, vacants, dont la propriété est floue ou non revendiquée, mal défendus, les espaces publics, considéré comme l’espace »de personne », ne faisant pas l’objet d’une surveillance mutuelle entre voisins, non »appropriés » par les habitants (au plan psychologique, culturel, sociologique), [qui] constituent des lieux privilégiés de formation de point noirs. » (op. cit., p. 86) Ces points noirs sont situés à l’extérieur des propriétés privées. Avoir un espace privé, un espace à soi propre, c’est avoir un espace propre. En latin, le mot proprius a donné en français à la fois le mot « propreté » et le mot « propriété » (Bertolini, 2006, p. 162). Par exemple à Chypre, à la fin du XXème siècle, certains habitants des campagnes mettaient un point d’honneur à nettoyer leur terrain personnel, tout en rejetant leurs restes de l’autre côté de la clôture qui délimitait leur propriété (Argyrou, 1997, p. 165). Au Maroc, la présence de déchets dans les rues contrastent avec « une conception très stricte de la propreté du corps et de la sphère domestique » (Bertolini, 2006, p. 163). Vu ainsi, nettoyer constitue une forme d’appropriation et la saleté une forme d’abandon à la nature ou aux pouvoirs publics. Il peut arriver que les pouvoirs publics ne s’occupent pas de ce qui, pour la population, relève de leur responsabilité. À ce moment, la présence de déchets peut être le révélateur d’une mauvaise relation entre les responsables des services publics et la population. L’accumulation de déchets dans les rues du quartier de la Casbah d’Alger étudiée par Djaffar Lesbet nous en fournit un bon exemple. D’une part, ce quartier populaire est considéré par les pouvoirs publics comme un « repaire de marginaux, un quartier dangereux à assainir » (Lesbet, 1999, p. 124). D’autre part, le quartier est habité majoritairement par des familles populaires (op. cit., p. 125) qui se trouvent désemparées face à l’accumulation détritique qu’elles contribuent à renouveler (ibid, p. 140). Ainsi l’insalubrité de l’espace public trouve une justification dans la relation politique qui se joue entre des pouvoirs publics qui se désintéressent des problèmes des habitants de ce quartier catégorisé comme « sale » (ibid, 150), et des habitants qui ne sont pas en mesure, de par leur position sociale et leur faibles revenus économiques, d’interpeller les représentants de ces pouvoirs. Dit autrement : « Les muets parlent aux sourds par l’intermédiaire des détritus » (ibid, p. 150). Les tensions politiques ont ainsi un rapport direct dans l’insalubrité des espaces.
Le corps en contact – faire face au dégoût
Nous avons vu que les marges du corps pouvaient être source d’analogie afin de dévaloriser un objet ou une communauté humaine. Mais qu’arrive-t-il lorsque le corps est confronté à ce qui est dévalorisé ? Cette question conduit à une autre piste de recherche qui consiste à s’intéresser à ce que le déchet fait au corps, notamment à travers le dégoût qu’il suscite. Le dégoût est une « réaction somatique de répulsion » (Guitard, 2014, p. 25) qui peut être provoquée par l’appréhension sensorielle du déchet, de l’abject, de ce qui n’est pas à sa place, de ce qu’il faut maîtriser. « Communément, le ‘dégoût’ provoque détournement du regard, aversion, rejet, bref, mise à distance sensorielle de l’objet répulsif. Le somatique impose ici sa domination immédiate à travers des réactions de répulsion, de haut-le-cœur, de nausée ou de vomissement. On peut comprendre aisément que l’esprit tende alors à se détourner d’un phénomène si incommodant, si impropre, au moins dans un premier temps, à être pensé. Réaction avant tout physiologique, le dégoût tiendrait plus de la nature que de la culture. Or, ce serait oublier que le dégoût, comme le goût, s’éduque et se transmet, varie et se déplace dans l’espace et le temps. » (Memmi et al., 2011, p. 5) Le dégoût est donc au croisement de plusieurs dimensions, et bien que sa présence semble naturelle par l’évidence de la violence de son expression, il n’en reste pas moins en partie socialement construit (Memmi et al., 2011, p. 8). Comme nous l’avons vu plus haut, les égoutiers de Montpellier se servent du dégoût comme un outil pour stigmatiser des différences sociales (Jeanjean, 1999, p. 78). Le travail d’Agnès Jeanjean a consisté en partie à comparer deux groupes de travailleurs du déchet : des égoutiers municipaux de Montpellier et des ouvriers d’une entreprise d’assainissement privée. Pour ce deuxième groupe, l’anthropologue relève « une dévalorisation de soi en même temps que de la matière » (op. cit., p. 82). Notons, que les déchets organiques sont les plus susceptibles de provoquer du dégoût, car leur présence est liée à la putréfaction, et donc à l’angoisse de la mort (Corbin, 2011, p. 7). Pour contrer le stigmate, les ouvriers mettent en avant un discours sur la technicité de leur métier et sur l’utilisation de connaissances objectives (Jeanjean, 1999, p. 83). Dans ce groupe, le manque de gants est un problème récurrent (op. cit., p. 80). Au contraire, les employés municipaux neutralisent le dégoût en touchant directement la matière, sans gants. Lorsqu’un passant les regarde de haut et que la dévalorisation sociale se fait sentir, les égoutiers s’amusent à asperger ce dernier de quelques gouttes d’eau d’égouts (ibid, p. 77). De cette pratique, les égoutiers « ont le pouvoir de faire honte et ce sont essentiellement ces ‘compétences’ làqu’ils retirent des contacts tactiles avec les eaux usées » (ibid, p. 77). En effet, ils rappellent ainsi aux individus l’origine organique et mortelle de leur corps. Le contact imposé à l’immonde participe d’une stratégie visant à abolir la dévalorisation sociale dont sont affligés les égoutiers : « Devant la merde comme devant la mort : on est tous égaux » (cit. d’un égoutier in Jeanjean, 1999, p. 78). Pour garder ce pouvoir, il doivent laisser au déchet toute sa violence, ainsi font-ils très peu cas de la technicité de leur métier, préférant invoquer la chance que l’utilisation de savoirs objectifs (ibid, p. 81). Selon Agnès Jeanjean, la différence entre les deux groupes s’explique par le domaine administratif de la structure d’embauche. En effet pour des ouvriers du privé, le déchet possède une valeur économique et l’entreprise est au service du client. Les employés municipaux, quant à eux représentent les pouvoirs publics et ils sont au courant d’un certain nombre de rapports de force comme par exemple quels électeurs il faut ménager, notamment lors de moments pré électoraux (ibid, p. 84). Ces savoirs prennent la forme de secrets qui contribuent là aussi à donner au travail des égoutiers une dimension opaque. Les égoutiers ne considèrent pas que les déchets peuvent avoir un prix, mais ils savent à quel point les déchets constituent une facette du politique. Autrement dit, les rapports sociaux (organisation du travail, idéologie, rapport de domination entre autres) dans lesquels ont lieu le contact des corps avec la matière déchue vont influencer non seulement la manière dont s’établissent ces mêmes contacts, mais aussi les discours qui les légitiment. Au Nord-Cameroun, le déchet peut être utilisé comme une arme lors de conflit de voisinage notamment. Il va s’agir par exemple de jeter des sorts par l’intermédiaire des ordures. En effet, les marabouts peuvent avoir recours aux déchets afin de provoquer le maladie, la mort, ou bien d’exclure un individu de la communauté, de rendre la victime « comme un déchet » (Guitard, 2015, p. 463), c’est-à-dire abandonné de tous. Mais il peut aussi s’agir de jeter les ordures elles-mêmes soit sur la propriété d’un des protagonistes du conflit, soit directement sur les protagonistes. Dans ce cadre, les tas de déchets sont particulièrement angoissants car ils sont considérés comme les habitations de génies malfaisants (op. cit., p. 463). De manière générale, la présence de déchets en ville est souvent perçue comme le résultat d’un conflit (ibid, p. 464). Si un chef est la cible d’une telle attaque, il va s’agir pour lui de montrer qu’il peut être patient et ne pas s’énerver. Il doit littéralement recevoir les insultes. Cette capacité digne d’un chef est résumée dans l’expression : « Le grand chef doit être comme un grand tas d’ordures » (Guitard, 2012, p. 1). La façon dont les égoutiers et ouvriers privés se perçoivent en tant que sujets est structurée par leur pratique, et notamment par leur relation corporelle à l’immonde. La façon dont le chef Nord-Camerounais se perçoit est structurée par sa capacité corporelle à faire face aux insultes que représentent les ordures sur sa concession. Des auteurs comme Émilie Guitard, Agnès Jeanjean ou Jean-Pierre Warnier souligne l’importance des pratiques matérielles dans la construction du sujet, c’est-à-dire dans le processus théorique de subjectivation. Car celui-ci prend place « dans le monde des objets, au point de convergence entre les déterminations psychiques, culturelles, économiques, idéologiques » (Warnier, 1999, p. 141). Cette théorie pose la question de l’articulation entre conduites motrices et représentations sociales (op. cit., p. 137), les deux possédant leur propre autonomie.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Contexte de l’objet d’étude : l’Amazonie et ses marges
Problématisation
PREMIERE PARTIE : Le déchet : définition, dynamiques sociales et enjeux
Chapitre I : Approche anthropologique du déchet
A. La pollution
De la Souillure
Le déchet : une pollution omniprésente ?
B. Les lieux du déchet
Le rejet à la marge, un acte politique ?
La propreté comme révélateur des relations vicinales
C. Stigmatisation du déchet, stigmatisation sociale
Être sale
Camoufler ses déchets
D. Le corps en contact – faire face au dégoût
E. Une homogénéisation des normes relatives aux déchets ?
Chapitre II : Évolutions historiques des normes relatives aux déchets
A. La construction du déchet moderne
Le XIXème siècle ou la ville productrice de matière première
La fin du XIXème siècle ou l’invention du déchet urbain
L’hygiénisme
B. La crise du déchet
La face cachée d’un système économique
La mise en économie de l’environnement
La rationalisation du jeter
DEUXIÈME PARTIE : Les Shipibo et le vampire des déchets
Chapitre I : La société shipibo et ses récentes évolutions
A. Le contexte
B. Situation économique
C. L’importance de l’école
D. La communauté : une organisation spatiale et politique centrale
E. La consommation
Chapitre II : Propreté et pollution au village
A. L’écologie shipibo
B. Une cartographie de la mise au rebut
C. La contamination
Chapitre III : Le Minga
A. Redistribution
B. Participation
C. Modernisation
Chapitre IV : Figures de l’altérité
A. Les pouvoirs publics
B. Le touriste
C. Le Pishtaco de la poubelle
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
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