JEAN DE PRÉCHAC ET SON ŒUVRE
A vant de faire le point sur le genre littéraire de la nouvelle, il convient de présenter l’auteur de L’héroïne mousquetaire, dont la production romanesque importante demeure méconnue de nos jours, et d’esquisser les grandes lignes de notre projet de recherche. D’abord avocat au Parlement de Navarre (dès 1669), Jean de Préchac (1647-1720), désireux de faire carrière dans le domaine littéraire, quitte ses fonctions et gagne Paris où il se fait remarquer comme écrivain. Le frère de Louis XIV, le duc d’Orléans, l’attache à sa suite en 1676 en tant que lecteur. En 1677-1678, le premier succès littéraire de l’auteur (et son deuxième titre en carrière), L’héroïne mousquetaire, histoire véritable, paraît en quatre parties. Ce texte présente les aventures galantes et guerrières de Christine de Meyrac qui se déroulent entre 1675 et 1678, donc parallèlement aux exploits de la famille de Bourbon , exploits auxquels Christine, dissimulée sous les habits d’homme, participe. Bien que L’héroïne mousquetaire connaisse le succès lors de sa parution , le talent de Préchac ne lui permet pas encore de figurer parmi les auteurs les plus illustres de son temps. C’est plutôt l’abondance de sa production littéraire qui marque ses contemporains quelques années plus tard. Envisageant l’écriture comme un simple levier, il avoue lui-même avoir peu d’estime à l’égard de sa production romanesque: « Comme j’ai remarqué que la plupart de ceux qui achètent des livres demandent les plus nouveaux, j’en fais un toutes les semaines qui se débite sur la nouveauté de la date, et l’impression est quelquefois vendue avant qu’on se soit aperçu que le livre ne vaut rien. » Bien entendu, il ne faut pas être dupe des propos de Préchac et croire à cette fausse modestie. li faut plutôt y voir une stratégie éditoriale de la part de l’écrivain. En effet, contrairement à sa remarque, il signe volontiers la plupart de ses œuvres (du moins la dédicace). Par ce geste, il reconnaît sa paternité littéraire et profite du succès qu’il obtient.
LE GENRE DE LA NOUVELLE
Avant d’ aborder la question du travestissement, le genre de la nouvelle mérite de retenir notre attention car, au moment où paraît L’héroïne mousquetaire, il cherche à s’imposer en se distinguant du roman baroque. Pour Préchac, la nouveauté du genre est attrayante puisqu ‘elle garantit un certain succès auprès des lecteurs, mais le choix de l’auteur est aussi orienté par le sujet même de son œuvre. Les fausses apparences ainsi que l’intention de faire croire aux actions de Christine sont l’objet central du texte, ce qui n’est pas sans faire écho à la nature même de la nouvelle qui a pour but de semer le doute chez le lecteur quant à la véracité des événements du récit. Ainsi, pour l’auteur, il s’agit de la forme narrative appropriée pour jouer sur l’ambiguïté des apparences et sur l’illusion de vérité. Par contre, même si la nouvelle semble le genre tout désigné pour Préchac et, qu’à cette période du xvrf siècle, le genre soit reconnu, L’héroïne mousquetaire, histoire véritable demeure aujourd’hui difficile à classer. Françoise Gevrey le fait d’ailleurs remarquer dans L’illusion et ses procédés : « Les nouvelles de Catherine Bernard, et encore plus celles de Préchac, ont des classifications hasardeuses. » Lorsqu’il est question des genres du roman et de la nouvelle, le premier réflexe des théoriciens contemporains de Préchac est de les distinguer. Vers 1670, ce qu’on appelle la nouvelle, ou « petit roman », s’est imposée en tant que genre. Celle-ci tente de se distancier du « grand roman» appartenant à une tradition du récit de voyage apparenté à l’épopée. Ce grand récit romanesque, d’après Jean Sgard, « évoquera toujours les voyages et les aventures ; il suppose l’affrontement des hommes et du destin, il repose sur un grand récit continu, porté par des exagérations sublimes, des sentiments hors du commun et l’illustration de vertus exemplaires. II circonscrit un immense espace temps dans lequel l’imagination se libère» C’est de cette tradition que découlent les romans tels que les connaissent les lecteurs du xvrf siècle, c’est-à-dire les romans héroïques, les romans d’aventures et les romans baroques. Ils ont pour traits caractéristiques des débuts in medias res, des intrigues denses, de longues descriptions, des narrations qui alternent entre des temps passés et des temps présents, la présence d’événements historiques appartenant à un passé lointain, de nombreuses aventures invraisemblables (naufrages, emprisonnements, déguisements, travestissements, emprisonnements, enlèvements ), un nombre impressionnant de personnages, dont certains viennent ralentir l’action par leurs monologues, des héros grandioses, faisant souvent partie de la royauté, etc. Friands de nouveautés, les lecteurs se lassent de ce genre de récits beaucoup trop longs qui ne correspondent plus à leurs préoccupations qui sont dorénavant de l’ordre de la sensibilité galante.
LE TRAVESTISSEMENT DANS LA LlTTÉRA TURE
En plaçant le travestissement au cœur de sa nouvelle, Préchac n’est pas particulièrement novateur. Le camouflage de l’identité avec les vêtements du sexe opposé est déjà présent dans la littérature narrative du Moyen Âge. Par exemple, dans la chanson de geste Gui de Nanteuil (ou Tristan de Nanteuil) deux femmes sont travesties: la mère de Gui se déguise en chevalier, et Blanchardine, la femme de Tristan, se fait passer pour un homme, ce qu’elle deviendra müaculeusement, lorsqu’elle sera contrainte d’épouser une sarrasine. La même transformation se produit dans la chanson de geste Huon de Bordeaux quand Ide, qui combat dans l’armée romaine sous une fausse identité, se voit obligée d’épouser une femme. D’ailleurs, comme le rapporte Georges Forestier, [la] prose romanesque postérieure (romans et nouvelles du XIIIe au XVe siècle) présentera fréquemment le thème de la poursuite amoureuse sous un travestissement, en le dépouillant de tout élément merveilleux : Le Livre du très Chevaleureux Comte d ‘Artois et de sa Femme, Le Roman de Pierre de Provence et la belle Maguelonne, Le Conte du Roi Flore et de la Belle Jehane (nouvelle du Xllf siècle), et une enquête approfondie en révèlerait probablement bien d’autres. En Italie, le thème est également repris, entre autres dans Le Décaméron (1358) de Boccace (nouvelles II, 3 et II, 9), dans le Pecorone (1378) de Fiorentino (m, 1 et IV, 1) et dans le Novellino (1476) de Salernitano (sept nouvelles où une femme est déguisée en serviteur). Quant aux auteurs de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance, ils l’emploient davantage comme ressort dramatique. Par exemple, la femme travestie s’impose dans la comédie italienne de la Renaissance (notamment dans La Calandria (1513) de Bibbiena et dans Gl’Ingannati (1531) de l’Académie siennoise des Intronati). Toujours selon Forestier,[si] les comédies italiennes postérieures sont nombreuses à présenter des jeunes filles travesties, exerçant ainsi une influence directe sur le théâtre français à travers les adaptations de Larivey, il faut leur adjoindre le roman pastoral de Montemayor,Diana (1559), qui laissera une empreinte profonde sur une bonne part de la production littéraire (narrative et dramatique) européenne, particulièrement avec l’épisode de Felismena, dont on peut trouver l’influence diffuse dans L’Astrée et directe dans Félismène de Hardy.
LE TRAVESTISSEMENT DANS LA SPHÈRE SOCIALE
Outre l’influence littéraire à laquelle il est associé, il convient de souligner que le travestissement renvoie à une pratique sociale. Dans la fiction, il est souvent synonyme de liberté, d’ouverture sur le monde, et les conséquences, quand on découvre le stratagème, sont rarement sanctionnées par la justice. Certes, quelques héroïnes paient, et parfois très cher, leur conduite qui va à l’encontre des règles sociales. Mais les peines visent surtout à préserver la morale qui se doit d’être sauve dans les genres narratif et dramatique du xvIr siècle. Par exemple, Christine, quand elle se travestit pour combattre dans l’armée du roi, accepte le risque de verser son sang sur le champ de bataille, risque auquel tout mousquetaire est confronté. Elle renonce alors au mariage et évolue en suivant les principes d’une liberté réservée aux hommes, c’est-à-dire qu’elle vit une existence aventurière éloignée de la sphère privée qu’elle a tenté de fuir tout au long du récit. Elle meurt d’ ailleurs d’une blessure de guerre après avoir pris la décision de passer le reste de ses jours travestie. Sa mort est le prix à payer pour avoir dérogé à la bienséance qui prône l’ordre genré. En bout de ligne, la morale est sauve: elle enseigne aux lectrices qu’un travestissement, même si le mode de vie qu’il fait miroiter semble attirant, est punissable et que les conséquences sont parfois cruelles. Dans la société du XVIIe siècle, des moralistes et des policiers veillent à maintenir l’ordre, à sanctionner les actes répréhensibles et à sauver la morale. Les travestissements de Christine dans le texte de Préchac ont un dénouement malheureux qui établit un parallèle entre l’univers fictionnel et le monde des lectrices et qui souligne l’interdit tacite qui accompagne la réalité du changement d’identité. En effet, dans la société d’Ancien Régime, le travestissement fait l’objet d’interdictions et les dictionnaires, dont celui de Furetière, s’emploient à le rappeler: « Il etoit severement desfendu par la Loy de Moyse de se travestir, de prendre l’habit d’ un autre sexe,» Le Deutéronome est également très explicite à ce sujet: « Une femme ne portera pas un costume d’homme et l’homme ne revêtira pas un vêtement de femme, car celui qui fait cela est une abomination pour Iahvé,ton Dieu. » Ce crime est puni par la justice mais, selon Sylvie Steinberg, ses représentants s’ avèrent parfois plus conciliants envers les femmes travesties. Aux yeux des magistrats, leur conduite est légitime puisqu’elles essaient, en revêtant les habits de l’autre sexe pour dissimuler le leur, de nier leur condition et de se rapprocher du statut des hommes; à l’inverse, les hommes travestis en femmes ont moins droit à la clémence de la justice puisqu’en adoptant une telle conduite, ils acceptent de déroger à la perfection de leur sexe.
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Table des matières
REMERCIEMENTS
RÉSUMÉ
ABSTRACT
INTRODUCTION
JEAN DE PRÉCHAC ET SON ŒUVRE
PROBLÉMATIQUE
MÉTHODOLOGIE
CHAPITRE 1 LE MAUVAIS GENRE DES FEMMES TRAVESTIES
1.1 LE GENRE DE LA NOUVELLE
1.2 LE TRAVESTISSEMENT DANS LA LITTÉRATURE
1.3 LE TRAVESTISSEMENT DANS LA SPHÈRE SOCIALE
CHAPITRE 2 LE TRAVESTISSEMENT DANS L’HÉROÏNE MOUSQUETAIRE
2.1 UNE COUVERTURE DÉFENSIVE
2.2 Au SERVICE DE LA PATRIE
2.3 UNE VISÉE LUDIQUE
2.4 Au NOM DE L’ AMOUR
2.5 LE MASQUE POUR PRÉSERVER SON IMAGE
2.6 À DES FINS MORALES
CHAPITRE 3 LIRE LE CORPS AU XVII SIECLE
3.1 LE LANGAGE DU CORPS DANS LES TRAITÉS
3.2 CHRISTINE DE MEYRAC, UN PERSONNAGE MESURÉ
3.3 CHRISTINE DE MEYRAC, UN PERSONNAGE EMPORTÉ
CONCLUSION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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