La complexité selon Edgar Morin
Dès la fin des années 1970, son œuvre, La Méthode, pose la « nécessité d’une pensée complexe » et la constitution d’un paradigme de complexité, concept formulé en 1982 (Morin, 1982) exprimant une forme de pensée acceptant les imbrications de chaque domaine de la pensée et la transdisciplinarité : « Le but de la recherche de méthode n’est pas de trouver un principe unitaire de toute connaissance, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe, qui ne se réduit ni à la science, ni à la philosophie, mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques. ». Reconnaissant la fécondité disciplinaire (« La fécondité de la discipline dans l’histoire de la science n’a pas à être démontrée ; d’une part, elle opère la circonscription d’un domaine de compétence sans laquelle la connaissance se fluidifierait et deviendrait vague ; d’autre part, elle dévoile, extrait ou construit un objet non trivial pour l’étude scientifique », Morin, 1990), Morin appelle à l’ouverture au nom de l’histoire des sciences qui n’est pas seulement celle de la constitution et de la prolifération des disciplines, mais en même temps celle de ruptures des frontières disciplinaires, d’empiétements d’un problème d’une discipline sur une autre, de circulation de concepts, de formation de disciplines hybrides qui vont finir par s’autonomiser (Morin, 1990, op. cit.). Ainsi évoque-t-il les transports de schèmes cognitifs d’une discipline, les migrations d’idées, de conceptions, les symbioses et transformations théoriques. Certaines conceptions scientifiques maintenant leur vitalité parce qu’elles se refusent à la clôture disciplinaire (comme l’École des Annales par exemple). La science écologique représente pour l’auteur un exemple typique de constitution d’un objet à la fois interdisciplinaire, polydisciplinaire et transdisciplinaire qui permet de créer l’échange, la coopération, la polycompétence. L’utilité même des savoirs parcellaires consiste à les confronter pour former une « configuration répondant à nos attentes, à nos besoins et à nos interrogations cognitives » (Morin, 1990, op.cit.). Ce qui est au-delà de la discipline est finalement nécessaire à la discipline pour qu’elle ne soit pas autonomisée et finalement stérilisée
Quand l’interdisciplinarité pose la question de la nature et des modes de construction des collectifs du travail scientifique
Il ressort de cet état des lieux des travaux abordant de façon plus ou moins directe et plus ou moins globale la question de l’interdisciplinarité diverses lignes de tensions par rapport auxquelles nous avons été conduits à nous positionner. L’interdisciplinarité semble tout d’abord poser des problèmes relatifs aux liens entre science et politique ou plus globalement entre science et société. Comme précédemment évoqué, cette thématique est porteuse d’un souci d’utilitarisme des savoirs visant à rapprocher la science de la demande sociale mais elle peut également renvoyer à une réflexion endogène à la science et au souci d’optimiser le travail scientifique pour lui-même. Cette dualité se retrouve également dans les écrits sur l’interdisciplinarité qui assument plus ou moins une posture militante (incitations à des fins multiples et depuis des postures se présentant comme plus ou moins scientifiques/politiques ) ou analytique (descriptions plus ou moins généralisantes et étayées d’un point de vue empirique). Notre posture refuse toute normativité. Il s’agit moins de jauger et de juger le « bon » mode d’organisation du travail scientifique ou la pertinence de tel ou tel savoir que de tenter de comprendre les processus sociaux à l’œuvre au cours de l’activité scientifique lorsqu’elle s’inscrit dans l’interdisciplinarité. Ce projet nous semble avoir comme intérêt premier d’interroger la nature des collectifs de l’activité scientifique et les processus à l’œuvre dans leur évolution. Dit autrement, la dynamique des formes sociales de l’activité scientifique est au cœur de la problématique de l’interdisciplinarité qui insiste tout particulièrement sur les effets de l’organisation disciplinaire de la science. Si le critère disciplinaire influence le travail scientifique, il n’est pas le seul paramètre permettant d’expliquer la dynamique des formes sociales de l’activité scientifique. Des chercheurs de différentes disciplines sont en effet amenés à travailler ensemble pour des raisons diverses : par exemple l’intérêt pour une même question sociétale et/ou un même objet de recherche, des intérêts professionnels communs, la proximité géographique des chercheurs, les proximités paradigmatiques, méthodologiques, idéologiques,… Questionner l’interdisciplinarité invite donc à s’interroger sur les disciplines elles-mêmes. La notion de discipline comme espace pertinent du travail scientifique fait, en effet, débat en sociologie des sciences. Les chercheurs oscillant schématiquement entre une position qui considère cette échelle d’analyse comme pertinente (Ben David et Collins, 1966 ; Hagström,1970 ; Hargens et Felmlee, 1984) et une autre la mettant à mal et préférant s’intéresser aux « arènes transépistémiques » (Knorr-Cetina, 1982) ou aux réseaux de l’activité scientifique (Latour et Woolgar,1979). Comment définir un espace disciplinaire ? Renvoie-t-il, en outre, à un mode d’analyse opérationnel du travail scientifique ? La discipline peut être analysée comme corpus d’objet, de concepts, de méthodes ou de postures intellectuelles, matrice disciplinaire (Kuhn, 1962), généralisations symboliques, paradigmes métaphysiques, mais aussi analogies favorites et valeurs spécifiques qui guident le travail des membres d’une discipline. Pour définir une discipline on peut préciser son objet, les théories constituant les références majeures, ses instruments. La mise en système de ces entités permet de définir les faits jugés pertinents par la discipline, les énigmes intéressantes et les programmes de recherche. Les descriptions épistémologiques des disciplines apportent un éclairage intéressant dans la mesure où elles aident à saisir leurs spécificités. Mais elles sont insuffisantes : elles les campent dans des fondements logiques décontextualisés et s’avèrent incapables d’éclairer les dynamiques effectives des champs scientifiques. On est renvoyé aux institutions qui les constituent. Des liens étroits existent entre contenus scientifiques et contextes sociaux. Institutions, réseaux sociaux et contenus scientifiques entretiennent de nombreuses interdépendances. La définition des disciplines s’opère souvent à partir de leur « noyau dur ». Une discipline, pour JM Berthelot, (1996, p.98) se caractérise par une « articulation, historiquement ancrée d’éléments composites pouvant faire sens de manière durable et se constituer en instance rationnelle de connaissances ». Cependant, de nombreuses disciplines émergent à l’interface de disciplines existantes. Comme nous le verrons plus loin, rejoignant en ce sens Weingart (2010), les disciplines résultent donc, d’une part, de mouvements internes, notamment des opérations de durcissement et de consolidation, et, d’autre part, d’interventions externes, de la part des institutions qui les soutiennent. Le thème de l’interdisciplinarité induit donc un travail sur l’identification des disciplines. L’interroger revient ainsi déjà à poser la question de l’existence et du repérage de disciplines ; question d’autant plus importante que l’on s’intéresse dans ce rapport de recherche à un espace de recherche mobilisant plusieurs disciplines scientifiques regroupées institutionnellement dans des lieux pluridisciplinaires où celles-ci cohabitent au niveau des filières de formation (la filière STAPS ) ou des laboratoires de recherche. Les STAPS sont- elles une discipline, une « interdiscipline » (Frodeman, 2010) ? Quel sens donner à ces notions ? La thématique de l’interdisciplinarité en discutant l’existence même des disciplines questionne l’organisation traditionnelle de la science sur un mode disciplinaire. C’est notamment le cas des théories évoquant (voire promouvant) l’émergence d’un nouveau mode de production de connaissance (voir notamment Gibbons et al., 1994). Pour Weingart (2010) ces approches considèrent que l’université a perdu son monopole d’institution de la production de connaissances au profit de plusieurs autres organisations qui se sont mises à remplir également cette fonction. De nouvelles organisations prenant souvent la forme de réseaux seraient venus remplacer les disciplines traditionnelles ; point de vue qu’il critique en montrant la faiblesse du fondement empirique de la plupart de ces analyses. Pour lui, l’interdisciplinarité est à la fois un processus externe et interne aux disciplines lié à leur dynamique propre ; dynamique qu’il considère relativement constante depuis plus de deux siècles, s’opposant ainsi aux tenants des théoriciens d’un nouveau régime de la science ou mode 2. D’un point de vue « externe », c’est tout d’abord, un appel persistant depuis le début du 19ème siècle des acteurs critiquant la perte d’unité de la science. Aujourd’hui, l’interdisciplinarité est ainsi promue par des agences visant à diriger les recherches vers des objectifs politiques désirés (dans notre projet, on parlera de mots d’ordre et d’injonctions). C’est ainsi que Weingart explique le développement des gender studies ou des recherches sur le climat. Au-delà de ces facteurs « externes », l’interdisciplinarité est également pour lui une dynamique inhérente au développement même des disciplines dont les mouvements internes donnent à voir des effets concomitants de structuration et de spécialisation. Comme il le note, avec le nombre croissant de sous-disciplines (ou spécialités) inhérent au développement spécialisé des disciplines et la proximité de certains champs, la probabilité de nouvelle recombinaisons croit. Elle peut ainsi donner lieu à la structuration de nouveaux champs de recherche interdisciplinaires comme ce fut le cas pour la biologie moléculaire par exemple. Ainsi, pour Weingart, les disciplines traditionnelles, les inter, pluri, multi ou trans- disciplines existent en même temps, côte à côte et ne se substituent en aucun cas les unes aux autres.
Comment coder ?
Les opérations de codage portent sur plusieurs niveaux. L’une d’elle, rarement décrite, concerne la construction des corpus. Si l’on s’accorde généralement pour soumettre à la discussion les questions de délimitation, un ensemble de problèmes échappe généralement à la mise en débat. L’utilisation du logiciel Prospéro suppose de statuer sur quelques points pour renseigner des champs. Citons quelques exemples :
– Qui est l’auteur d’un texte ? Si cette question ne pose pas de problème dans le cas d’un auteur qui publie un article dans une revue académique ou qui signe une tribune dans un périodique, elle peut se compliquer très vite notamment lorsqu’il s’agit d’un texte collectif comme le montre David Pontille lorsqu’il analyse la signature scientifique (Pontille, 2004). De même le cas d’un entretien conduit à deux types d’approche. Le sociologue considérera que c’est la personne interrogée qui est l’auteur principal du texte alors que le linguiste défendra que c’est la personne qui interroge car c’est elle qui prend l’initiative de la discussion.
– Quel est le statut de l’auteur ? La question de la qualification des personnes a suscité des discussions en sociologie. On pourrait être tenté d’indiquer la discipline de référence de l’auteur, par exemple, pour saisir ses emprunts à une autre discipline. On se heurte aux cas où cette discipline n’apparaît pas clairement, notamment lorsque l’auteur s’efforce de d’inscrire sa recherche à des frontières disciplinaires. La classification des disciplines ne va pas de soi. Faut-il ou non indiquer les spécialités disciplinaires (par exemple en médecine) ou bien les champs disciplinaires. Les difficultés s’accroissent en cas de plusieurs auteurs : comment coder le travail d’un psychologue, d’un physiologiste et d’un neuro-psychologue ? On peut également imaginer de reprendre la présentation des auteurs (lorsqu’elle existe) dans l’article. Mais on se heurte alors à une grand nombre de modalités qui interdira de discriminer les résultats selon cette variable.
– quel support ? Peut-on comparer la revue STAPS, par exemple, dans ses différentes périodes. A ses débuts, elle était liée à institutionnalisation de cette section CNU et publiait des articles militant pour l’interdisciplinarité. Au fur et à mesure de son évolution, elle a durci les exigences disciplinaires jusqu’à un renversement de l’équipe éditoriale par un ensemble de chercheurs souhaitant maintenir l’esprit d’origine. Peut-on se contenter de coder « STAPS » comme nom de support ou bien faut-il distinguer ces périodes ? Même si l’on saisit les dates, il reste que la mise en équivalence des différents textes dans une modalité peut produire des effets
Marloweb : la logique de l’enquête collective
Expliciter les raisons pour lesquelles on pense ce que l’on pense. Cette maxime pragmatique, largement exposé par exemple par William James mais aussi par Dewey, pourrait être considéré comme un objectif du logiciel Marlowe, entité à l’origine de Marloweb. Ce « sociologue électronique », comme se plaisent à le nommer ses auteurs, utilise Prospéro pour répondre à des requêtes du chercheur rédigées en langage naturel. L’idée des auteurs est multiple. D’une part, il s’agit de créer « une machine peut-elle coopérer en croisant la forme particulière d’intelligence dont elle est dotée avec celle du chercheur, afin de produire des expériences de pensée intéressantes pour une démarche sociologique » (Chateauraynaud, 2003b). Pour ce faire, le programme fonctionne sur l’idée d’un dialogue qui, comme dans la tradition socratique, permet le raisonnement. Tout comme Prospéro, ce n’est donc pas un outil qui administre la preuve, mais un dispositif qui invite à faire des recoupements, qui engage la connaissance que le sociologue a pu se construire sur le dossier, les éléments contenus dans le corpus, des informations stockées dans la machine qui proviennent soit d’une « culture » que les différents chercheurs ont pu déposer sciemment, soit des dialogues antérieurs (on peut, à ce titre, parler d’une forme d’apprentissage), soit des calculs réalisés selon des algorithmes. D’autre part, l’ensemble des interrogations avec leurs échecs mais aussi avec les pistes, les bifurcations et autres perspectives est enregistré. Ainsi, la lecture d’un dialogue finit-elle par présenter une traçabilité d’un raisonnement qui répond intrinsèquement à la posture pragmatique : expliciter les raisons pour lesquelles on pense ce que l’on pense.
|
Table des matières
Introduction
1. Des outils pour les sciences sociales
2. Le travail interdisciplinaire
3. Travailler deux objectifs
Chapitre 1 : sociologie de l’interdisciplinarité
1. Une question déjà étudiée
A. Les débats sur l’interdisciplinarité dans les programmes de réflexion internationaux sur la recherche scientifique des années 1970 et début 1980
B. Des analystes et/ou des promoteurs de l’approche interdisciplinaire
C. Des travaux plus ponctuels abordant l’interdisciplinarité de façon moins directe ou globale
D. Quand l’interdisciplinarité pose la question de la nature et des modes de construction des collectifs du travail scientifique
2. Une approche pour saisir l’interdisciplinarité en acte
3. Une série de corpus raisonnée
A. Les publications académiques en sciences du sport
B. Un dossier ouvert : expertise dans la prévention et la prise en charge de l’obésité
C. Un autre dossier ouvert : la construction d’une expertise sur les pratiques dopantes
1. De quelques modes de coopération
2. Assumer une posture interprétative
3. Comment coder ?
A. Repérer l’interdisciplinarité explicite : un exemple d’être fictif
B. Une interdisciplinarité saisissable par les lexiques disciplinaires : un travail sur les catégories
C. Des listes de disciplines : construction de collections
D. Des énumérations : les formules pour saisir des agencements
4. Organiser le travail collaboratif
A. Une base d’archives pour les chercheurs (BACH)
B. Marloweb : la logique de l’enquête collective
Chapitre 3 : Figures de l’interdisciplinarité
1. L’activité académique et l’interdisciplinarité
A. L’interdisciplinarité : un objet/une question souvent discuté(e)
B. L’interdisciplinarité : un mode de travail peu présent ?
C. Des concepts comme marques de porosité disciplinaire
D. Les objets frontières : des objets de recherche interdisciplinaires
Psychologie et Biomécanique
Psychologie et physiologie
Physiologie et biomécanique
Psychologie et neurosciences
Physiologie, psychologie, neurosciences et biomécanique
E. Conclusion
2. L’interdisciplinarité dans la lutte contre l’obésité
A. L’interdisciplinarité, une préoccupation de spécialistes apparaissant davantage dans la littérature grise que dans la presse
B. Le cadrage de l’obésité comme problème sanitaire : du confinement du cabinet médical à l’injonction à la pluridisciplinarité
C. Les mises en scène de l’interdisciplinarité dans la revue Obésité
3. L’interdisciplinarité dans la lutte antidopage
A. Les figures d’interdisciplinarité marquées des mots d’ordre et des affichages
B. Au-delà des mots d’ordre
C. Disputes disciplinaires
Chapitre 4 : Chemins plus ou moins frayés de la disciplinarité et l’interdisciplinarité
1. Des expressions de la double injonction
2. Chemins frayés
3. Coûts temporels, promesses, délais et autres figures du futur
A. Les temporalités de la recherche
B. Trois façons d’engager le futur
C. Des modes d’instanciation
4. Jeux de qualifications
A. Evaluation critique
B. Du mode d’existence des objets de l’interdisciplinarité
C. D’une authentification à une normativité
Conclusion : perspectives de recherche
a. Bilan et perspectives en socio-informatique
b. L’interdisciplinarité : une axiologie réifiée
Bibliographie
Télécharger le rapport complet