LE TOURNANT GESTIONNAIRE DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ
Lorsqu’on observe nos grands ensembles hospitaliers ultramodernes, il semble loin le temps des salles communes où, sous la direction des religieuses, vaquaient des filles de salle, assurant un peu d’hygiène et une présence auprès des malades, et à qui les médecins montraient comment effectuer les soins à leur place (ARBORIO, 2001). « L’hôpital de demain sera, pour ce qui est de son architecture, plus proche d’un aéroport que d’un hôtel », affirmait il y a quelques années déjà l’ancien Directeur des hôpitaux (DE KERVASDOUÉ, 2007, p. 36). On n’en est effectivement pas loin, dans certains services ambulatoires où les patients ressortent quelques heures seulement après avoir subi une intervention, réalisée avec des techniques de pointe.
Il suffit de regarder un instant les statistiques d’activité de ces établissements et le nombre de patients traités par jour pour imaginer sans mal le vertige qui prend parfois les soignants. On peut certes reprocher au système de santé tous les dysfonctionnements qui sont les siens, il est aussi victime de son efficacité, de l’extraordinaire capacité de la médecine à soigner de plus en plus de pathologies, des développements prodigieux de la technique et de l’étonnante résilience d’équipes confrontées sans cesse à l’imprévisible. Si les soignants sont nombreux aujourd’hui à exprimer leur épuisement, c’est probablement aussi parce qu’on attend d’eux à la fois une qualité de présence et de relation auprès de ceux qui souffrent, mais également une très haute technicité dans les soins, le respect de règles d’hygiène ne tolérant jamais la propagation du moindre germe, la coordination sans faille d’innombrables acteurs, dans une économie de moyens et de temps permettant l’optimisation des ressources et l’accueil du plus grand nombre de patients. A l’observer de près, ce qui frappe c’est d’abord le miracle continuel que représente chaque prise en charge, plusieurs milliers de fois par jour.
Cette extraordinaire capacité à « gérer la singularité à grande échelle » (MINVIELLE, 1996) s’appuie sur des outils de gestion toujours plus nombreux et structurants, mais incontestablement aussi sur la remarquable compétence d’équipes et l’intelligence collective qu’elles savent déployer (GROSJEAN et LACOSTE, 1999). Leur dévouement semble pourtant s’user et laisser la place au malaise et à la plainte.
LES VAGUES DE REFORMES DU SYSTEME DE SANTE
Un passé encore proche
Pendant de nombreux siècles, depuis le Ve siècle, les hôpitaux ont été des lieux accueillant les pauvres, miséreux et marginaux de toutes sortes, où les médecins étaient rarement présents sur place et les préoccupations d’hygiène très secondaires (IMBERT, 1974, p. 10). Ils seront longtemps des œuvres charitables à la mission essentiellement religieuse, sous la surveillance de l’évêque, financées par des dons de fidèles dont la volonté doit être respectée ad aeternum (p. 13). Les établissements hospitaliers seront laïcisés lors de la révolution de 1789, dans une volonté d’organisation nationale des secours publics, reconnaissant le droit de tout citoyen à bénéficier d’assistance. Mais ils perdirent du même coup l’essentiel de leurs revenus et privilèges et une bonne part de leur personnel religieux et de leur patrimoine immobilier (p. 32-39). Faute de moyens, l’organisation de l’assistance est alors déléguée aux communes, tandis que s’instituent progressivement des formes de contrôle d’un pouvoir de tutelle centralité, ministre ou préfets (p. 40-50). A partir de la révolution, se développe l’idée de remboursement des frais d’hospitalisation, tout d’abord pour les soldats séjournant à l’hôpital, puis pour les indigents non originaires de la commune les prenant en charge. Ces « prix de journée » deviendront à partir de la moitié du XXe siècle la quasi-totalité des revenus des établissements de santé (p. 83).
Pendant la période de la Restauration, la fondation de nouveaux établissements est à nouveau permise, sous réserve de l’autorisation du ministre. Ces établissements privés reconnus « d’utilité publique » sont cependant sous la tutelle du gouvernement au même titre que les établissements publics, même si c’est de manière plus souple (p. 55). Ils se multiplient pendant tout le XIXe et le XXe siècle. Il s’agit aussi bien d’établissements que l’on qualifie aujourd’hui de « non lucratifs», le plus souvent d’origine confessionnelle, qui prennent souvent le statut d’associations, que d’établissements fondés par des organismes d’assurances sociales ou de mutuelles, ou encore de cliniques privées à but lucratif. Celles-ci sont généralement construites par des chirurgiens ou obstétriciens pour soigner leurs patients de la petite, moyenne ou grande bourgeoisie, puisqu’il fallait jusqu’en 1941 être indigent – à moins d’être accidenté du travail – pour être admis à l’hôpital public (DE KERVASDOUÉ, 2007). Lorsque sera créée la Sécurité sociale en 1945, les syndicats demanderont à ce que leurs affiliés puissent aussi bénéficier des soins réputés des cliniques privées en étant pris en charge.
Les types d’établissements de santé
On distingue généralement trois grandes catégories d’établissements de santé, selon leur statut juridique : les hôpitaux publics (qu’ils s’agissent d’importants centres hospitaliers régionaux, le plus souvent universitaires, ou des nombreux petits hôpitaux locaux), les établissements privés à but non lucratif, une bonne part d’entre eux « participant au service public hospitalier » (PSPH) et enfin les cliniques privées à but lucratif. La distinction n’est bien sûr pas si simple, puisque par exemple les Centre de lutte contre le cancer sont considérés comme de droit privé bien qu’appartenant à l’État. Les appellations débordent parfois des statuts juridiques , certaines cliniques adoptant par exemple le nom d’« hôpitaux privés ». Les réformes récentes vont de plus dans le sens d’une coopération toujours plus grande entre secteur public et privé.
A cette distinction juridique s’ajoute en générale celle selon le type d’activité : les établissements dits de « court-séjour » correspondant aux activités de médecine, chirurgie et obstétrique (MCO) d’une part, les soins de suite et de réadaptation (SSR) d’autre part (anciennement moyen séjour), les soins de longue durée enfin, et la psychiatrie.
Si les hôpitaux publics prennent globalement en charge 63 % des hospitalisations en court séjour en 2008 , la répartition de l’activité est en revanche très inégale : les établissements privés lucratifs réalisent une bonne part de la chirurgie tandis que l’hôpital assure l’essentiel de la médecine (ARNAULT, 2010).
Ce n’est que vers les années 1930 que la médecine commence à avoir véritablement la capacité de soigner (DE KERVASDOUÉ 2007, p. 27). Après la guerre, le système de santé actuel se met en place et l’hôpital en devient le cœur (on parlera d’hospitalocentrisme). De grands ensembles hospitaliers se constituent et se déploient sur tout le territoire. Les savoirs et les techniques évoluent très rapidement, les spécialités se multiplient. On assiste à un développement spectaculaire des hôpitaux, et avec eux des dépenses de santé, financées par une croissance soutenue. Le secteur privé profite lui aussi encore plus largement de cette croissance : plus de 1000 cliniques sont crées entre 1946 et 1960 (PIOVESAN, 2003, p. 45).
Les réformes du financement des établissements de santé
A partir des années 1970, le rationnement et la rationalisation commencent, avec un taux directeur limitant l’augmentation des dépenses hospitalières publiques. Le système du prix de journée, en vigueur depuis 1946 pour le secteur public, est jugé inflationniste puisqu’il incite à hospitaliser et à prescrire toujours plus. Il est remplacé en 1983 par un système forfaitaire de dotation globale, sur la base des dépenses de l’année précédente . Le financement par dotation globale favorisera effectivement la diminution des durées de séjour, mais il n’empêchera pas les établissements de résister au rationnement et de continuer à se développer grâce à diverses stratégies. La concurrence s’accélère.
Mais ce nouveau système de financement n’est en réalité que transitoire et en annonce un autre, qui sera une véritable révolution dans l’histoire de l’hôpital, même si celle-ci se fera très progressivement (MOISDON, 2000 ; LENAY et MOISDON, 2003). Il fallait en effet pour l’État trouver un moyen de maîtriser les dépenses de santé. Or pour les contenir, encore faut-il pouvoir les identifier, ce qui est loin d’être le cas. Les seuls indicateurs alors disponibles sur l’activité hospitalière étaient le nombre d’admissions, le nombre de journées, la durée moyenne de séjour et le taux d’occupation des lits. La dimension médicale en est complètement absente et une banale intervention de routine n’est pas traitée différemment d’une pathologie requérant les techniques les plus sophistiquées. Les directeurs d’hôpitaux comme les tutelles n’ont aucune maîtrise de l’activité qu’ils sont censés gérer ou réguler. Les médecins eux-mêmes n’en ont d’ailleurs pas beaucoup plus, note J-C. MOISDON qui propose de parler de « symétrie de non-information » (2000, p. 45).
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : CONTEXTE ET CADRAGE THEORIQUE
CHAPITRE 1 – LE TOURNANT GESTIONNAIRE DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ
1. LES VAGUES DE REFORMES DU SYSTEME DE SANTE
2. L’INTRODUCTION DES OUTILS GESTIONNAIRES DANS LA SANTE
3. L’IMPACT DU TOURNANT GESTIONNAIRE SUR LE TRAVAIL
4. LES PROFESSIONNELS DE SANTE FACE A LA MONTEE DES CONTRAINTES
CHAPITRE 2 – MAL-ÊTRE AU TRAVAIL ET DÉGRADATION DE L’ACTION COLLECTIVE
1. L’ACTUALITE DE LA QUESTION DE LA SANTE AU TRAVAIL
2. LES CADRES THEORIQUES DE REFERENCE SUR LA SANTE AU TRAVAIL
CHAPITRE 3 – LES RESSORTS DE L’ENGAGEMENT DANS LA REGULATION COLLECTIVE
1. LE TRAVAIL COMME « ACTIVITE DE REGULATION »
2. QUAND LA DYNAMIQUE DU DON APPARAIT DANS L’ORGANISATION
DEUXIEME PARTIE : METHODOLOGIE ET TERRAINS
CHAPITRE 4 – LA RECHERCHE-INTERVENTION COMME APPRENTISSAGE DE LA DISCUSSION
1. LES PRINCIPES METHODOLOGIQUES
2. LE DISPOSITIF DE RECHERCHE-INTERVENTION A L’EPREUVE DU REEL
3. QUELQUES REFLEXIONS SUR LA DEMARCHE
CHAPITRE 5 – BEAUSOIN, UNE ORGANISATION MALADE DE « GESTIONNITE»
1. UN CENTRE DE SOINS DE SUITE A LA POINTE
2. INNOVATION PERMANENTE ET ACTIVISME MANAGERIAL FACE AUX CONTRAINTES
3. L’IMPACT SUR LE TRAVAIL DES EQUIPES
4. LA DIFFICILE SORTIE DES PIEGES DE LA « GESTIONNITE »
CHAPITRE 6 – GRANDSOIN, LA RÉGULATION EMPÊCHÉE
1. UN OUTIL DE TRAVAIL REMARQUABLE
2. UN CLIMAT SOCIAL TRES DEGRADE
3. UN TRAVAIL TRES CADRE, CONSTAMMENT DESORGANISE
4. LES EQUIPES SOUS TENSION
5. LE ROLE INTENABLE DES CADRES DE PROXIMITE
6. UNE ISSUE DOUBLEMENT INATTENDUE
TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET DISCUSSION
CHAPITRE 7 – QUAND L’HYPER-RATIONALISATION DÉTRUIT L’ECHANGE
1. LA « GESTIONNITE » : UN EMBALLEMENT DU CONTROLE
2. QUAND LA REGULATION CONJOINTE FAIT DEFAUT
3. LA RECONNAISSANCE MISE A MAL
CHAPITRE 8 – L’ENJEU DE LA RECONNAISSANCE DES DYNAMIQUES DE DON
1. LE MAL-ETRE AU TRAVAIL, UN MALAISE DU DON
2. LE ROLE DU MANAGEMENT DANS LE SOUTIEN DES DYNAMIQUES DE DON
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE