Au sein de l’école, et plus spécifiquement de la classe de CM2 où a été menée cette étude, l’un des problèmes les plus récurrents est la relation entre les garçons et les filles, ces-dernières se plaignant régulièrement du comportement des garçons à leur égard. Ce sujet est parmi les plus fréquemment évoqués lors des conseils de délégués mensuels. En conseil de classe, ces problèmes ont été abordés, et les principaux éléments relevés sont les suivants :
– L’utilisation de la cour de récréation : les garçons monopolisent la grande majorité de l’espace central de la cour avec des jeux de ballons, et les filles n’osent pas passer. Lorsqu’elles veulent jouer avec les garçons, ceux-ci refusent, ne voulant pas d’elles dans leur équipe, parce que, selon eux, elles seraient « moins bonnes ». Seule une fille est acceptée, parce que, toujours selon eux « c’est un garçon manqué, elle fait que des trucs de garçons ».
– Un garçon n’aimant pas les jeux de ballons passe ses récréations avec des filles (en périphérie de la cour, donc), et est victime de remarques de la part de certains de ses congénères de sexe masculin parce qu’il « traîne avec les filles ».
– En cours de sport, lorsque le professeur de la ville de Paris constitue les équipes et qu’il place une fille dans un groupe, plusieurs garçons de celui-ci expriment leur mécontentement, avec virulence, de se retrouver dans la même équipe qu’une fille.
Cadre théorique
Stéréotypes de genre
D’où viennent ces stéréotypes ?
Avant toute chose, il convient de définir ce que sont les stéréotypes : il s’agit des représentations d’un groupe social que l’on commence à intégrer dès le plus jeune âge, en considérant que les comportements de ces individus sont naturels et innés, biologiques (Adrissi, Gallot & Pasquier, 2018). Dans le cas des stéréotypes de genre, il s’agit donc de considérer comme des vérités générales les croyances en termes de goûts, de qualités, de comportement, etc, que l’on attribue respectivement aux deux sexes. De ces considérations découlent la déduction de l’existence de différences biologiques entre les filles et les garçons (Gavray & Adriaenssens, 2010). Tout comme les différences entre les deux sexes, les stéréotypes ne sont pas innés mais acquis, et l’individu commence à les intérioriser dès l’enfance. Celui-ci s’impose inconsciemment des conduites et des comportements liés à son groupe d’appartenance, avant de lui-même véhiculer ces stéréotypes (Gavray & Adriaenssens, 2010). Ces stéréotypes découlent de l’hétéronormativité (Joing Maroye & Debarbieux, 2013).
L’hétéronormativité est la croyance que l’hétérosexualité est la seule orientation possible et naturelle, sous-entendant implicitement que les hommes et les femmes sont fondamentalement différents et complémentaires (Adrissi, Gallot & Pasquier, 2018). Cette hétéronormativité est à l’origine des violences commises envers les individus en fonction de leur non-conformité aux stéréotypes attribués à leur genre, que ce soit une fille qui a des comportements généralement considérés comme «masculins » ou un garçon ayant des comportements généralement considérés comme « féminins ». L’hétéronormativité est la croyance prônée et défendue par ceux qui combattent l’imaginaire « théorie du genre », qu’ils ont eux-mêmes inventé de toutes pièces afin de se munir d’un outil politique leur permettant de nier la pluralité des orientations et identités, allant dans le sens des violences de genre. Ces violences instaurent un rapport hiérarchique dans les relations entre les filles et les garçons (Joing-Maroye & Debarbieux, 2013). La répartition des tâches domestiques est encore bien souvent définie en fonction du sexe. Si les femmes s’occupent essentiellement des tâches quotidiennes telles que le ménage, la cuisine et les enfants, les hommes s’occupent des tâches plus rares et marginales telles que le bricolage et le jardin. Les tâches attribuées au sexe masculin étant plus rares, elles en deviennent plus visibles, et les hommes en tirent plus de mérite. Une hiérarchie s’installe alors entre les hommes et les femmes, légitimant ainsi les inégalités entre les deux sexes (Adrissi, Gallot & Pasquier, 2018). À l’école, les élèves évoluent eux-aussi quotidiennement dans un contexte hétéronormatif, que ce soit au travers de la littérature de jeunesse, des personnages historiques étudiés, des sciences, etc, ne leur permettant pas d’imaginer un autre monde que celui, stéréotypé, auquel ils sont confrontés (Adrissi, Gallot & Pasquier, 2018).
Les stéréotypes de genre à l’école
La cour de récréation
En 1996, la sociologue Claude Zaidman a mené une étude portant sur l’occupation de la cour de récréation par les élèves en fonction de leur sexe. Son enquête a été menée dans quatre écoles de Paris et de sa banlieue, et a consisté en l’enregistrement vidéo de séances de récréation (Nicole Mosconi, 1997). En observant les vidéos, elle s’est aperçue que les espaces étaient définis et délimités en fonction des jeux des garçons, notamment les jeux de ballons, démontrant ainsi la domination des garçons sur les filles, et ce dès l’école primaire. Les filles se contentent des espaces périphériques, dans lesquels elles restent essentiellement statiques, tandis que les garçons occupent tous les espaces centraux par des jeux de balles, de poursuite, de bagarres, et les relations intersexes sont essentiellement marquées par l’évitement (Pasquier, 2010).
Les représentations des enfants
Les enfants passent la majeure partie de leur temps à l’école, et c’est là qu’ils font leurs premières expériences de sociabilisation, en parallèle de leurs apprentissages. C’est donc à l’école que se construisent les stéréotypes de genre, qu’il convient de déconstruire (Gavray & Adriaenssens, 2010). Ce n’est donc pas uniquement dans la famille que les normes de sexes d’une société sont intériorisées, mais également dans le lieu des apprentissages, et ce durant l’enfance et l’adolescence. Les inégalités de sexes observées dans la société y sont reproduites, il convient donc d’y faire prendre conscience aux élèves des mécanismes qui engendrent ces inégalités, afin de lutter contre toute forme de discrimination liée au genre, que ce soit le sexisme ou l’homophobie (Adrissi, Gallot & Pasquier, 2018).
En 2014, un test portant sur les stéréotypes de genre a été proposé à des élèves de CM2 de Seine Maritime, dans le cadre des ABCD de l’égalité, dans lequel il leur était demandé des exemples précis d’attributs masculins et féminins, dans des catégories telles que les métiers, les couleurs, les vêtements, les sports, etc. Les verbes les plus associés aux filles par les élèves sont pleurer, nettoyer, lessiver, coudre, astiquer, chanter, danser, sauter à la corde, tandis que les attributs bricoler, escalader, réparer, se bagarrer, jouer, courir, râler ont été classés comme masculins par ceux-ci. Concernant les couleurs, le rose et le violet ressortent comme des couleurs féminines, le bleu et le marron comme masculines. Toutes ces réponses démontrent que les stéréotypes genrés sont ancrés dans l’esprit des enfants (Élie, 2014). En effet, au cours d’un groupe de parole organisé au collège avec un groupe restreint d’élèves, lorsque ceux-ci sont interrogés sur le malaise qu’ils ressentent, en lien avec ces stéréotypes, les filles déplorent le fait que moins d’opportunités leur soient accordées qu’aux garçons, tandis que ces derniers affirment que pour être respectés, ils ne doivent ni pleurer ni manifester quoi que ce soit de féminin. Si la plupart des enfants dénoncent les stéréotypes, seule l’intervention d’un adulte leur donne le sentiment de pouvoir s’autoriser à l’exprimer (Debat, 2007). Lutter contre les stéréotypes de genre est donc différent de la lutte pour le droit des femmes : il s’agit ici plutôt d’agir sur les relations entre les groupes sociaux masculins et féminins, ainsi que les représentations, stéréotypes et inégalités qui en sont issus, tant pour les garçons que pour les filles (Gavray & Adriaenssens, 2010). Afin de lutter efficacement contre les stéréotypes de genre, il convient, dans un premier temps, d’observer comment ils s’opèrent (Adrissi, Gallot & Pasquier, 2018). Effectuer ce travail avec ses élèves s’intègre dans une réflexion plus globale sur les discriminations, permettant un lien entre l’identité individuelle et collective. Amener les élèves à réfléchir sur les stéréotypes de genre est une invitation à se positionner par rapport à ces stéréotypes (Pasquier, 2010). Certains enseignants émettent toutefois des réserves par rapport à un travail autour de l’égalité des sexes. Certains considèrent qu’il faut traiter les élèves indifféremment, qu’ils soient des garçons ou des filles, et ne pas les ramener ainsi à leur sexe, d’autres craignent que ce travail rende les identités des groupes masculin et féminin encore plus visibles, tandis que d’autres se posent la question de savoir s’il y a des différences indépassables entre garçons et filles ? (Pasquier, 2010) Comment, alors, aborder le sujet de façon pertinente et efficace en classe ? Le théâtre-forum serait-il une forme de réponse ?
Le théâtre-forum
Définition et historique
Créé au Brésil dans les années 60 par le comédien, dramaturge et théoricien Augusto Boal, le théâtre-forum est introduit en France à la fin des années 70 par Richard Monod, professeur d’études théâtrales et Émile Copfermann, écrivain et critique dramatique. Dès 1984, le théâtre-forum devient peu à peu un instrument de sensibilisation pour les groupes luttant pour leurs droits et leur émancipation sociale (Guerre, 1998). Le théâtre-forum gagne peu à peu ses lettres de noblesse, en tant qu’outil permettant de changer les mentalités, voire de modifier les comportements. Ce procédé ludique permettant d’évoquer des questions sociales délicates permet au spectateur de participer activement à la transmission du message, renforçant ainsi son impact (Guerre, 1998). Une séance de théâtre-forum s’organise en deux temps bien distincts : la présentation d’une scène révoltante (le théâtre), puis sa discussion avec le public (le forum). Une scène de théâtre est jouée, en s’appuyant sur une question sociale bien spécifique, cette scène s’achevant sur l’impuissance du protagoniste face à une situation d’exclusion, un événement du quotidien supposé indigner l’auditoire. S’ensuit alors un débat, mené par un maître de cérémonie appelé le joker, le public étant encouragé à s’exprimer afin de trouver ensemble des solutions au problème posé, des alternatives afin que la chute de la scène soit plus optimiste. Les membres de l’auditoire sont ensuite invités à remplacer le comédien qu’ils souhaitent, afin de rejouer la scène en improvisant une variante, et ainsi de modifier l’issue de celle-ci. Le théâtre-forum ne se contente donc pas d’offrir une prise de conscience, mais il propose également de s’armer d’outils utilisables dans la vie quotidienne, permettant aux participants de repartir plus optimistes quant à la possibilité de changer le monde et les mentalités (Guerre, 1998).
Un exemple de théâtre-forum à l’école : L’Académie de Guadeloupe
Dans le cadre de l’Éducation Morale et Civique, un projet autour du théâtre-forum a été mené dans l’Académie de Guadeloupe, qui a remporté le prix académique de l’innovation en 2015 (Christon, Villa, Uan, Mounien & Merriaux, 2015). Voici comment celui-ci s’est déroulé.
Préparation du théâtre-forum
Avant tout, il convient de préciser que certains prérequis ont été nécessaires avant d’entamer un tel projet, tels que l’initiation théâtrale, la maîtrise des règles et l’aisance en débat, ainsi qu’une séance préparatoire à la pratique du théâtre-forum. Les élèves devaient choisir eux-mêmes les situations d’oppression à développer dans le cadre du théâtre-forum. Des groupes d’élèves se sont constitués autour de la situation choisie (discrimination, harcèlement, racket, comportements nocifs ou dangereux, etc…), afin qu’ils se sentent concernés par le sujet qu’ils auraient à jouer face à la classe. Il est toutefois important de permettre aux élèves de faire la différence entre oppression et agression, la situation jouée devant permettre à la victime de se libérer d’une pression par le dialogue ou la parole. Voici quelques exemples de situations choisies par les élèves : une élève se fait rejeter par ses camarades parce qu’elle est blanche ; un élève handicapé subit des moqueries ; des élèves mentent pour faire punir un autre camarade ; un enfant se fait racketter son goûter par d’autres enfants ; un enfant se faire rejeter parce qu’il ne parle pas créole ; un enfant est exclu en raison de sa religion ; une fillette est exclue d’un groupe en raison de son poids ; une femme est oppressée par son mari qui la cantonne aux tâches ménagères ; un garçon est exclu d’une discussion entre filles en raison de son sexe.
Déroulement du théâtre-forum
L’espace de la classe a dû être aménagé différemment que d’ordinaire, afin de rompre avec le quotidien. Un espace « scène » a été mis en place, et des chaises ont été installées pour le public, sans table, cahier ou stylo. La séance avec les élèves commence par un échauffement collectif, composé d’exercices de concentration et d’échauffement émotionnel et vocal. Un premier groupe d’élèves joue ensuite sa scène devant le groupe classe, puis le joker (ici l’enseignante) vérifie la bonne compréhension par la classe. La scène est ensuite rejouée devant la classe, et à l’issue de celle-ci, les élèves qui le souhaitent lèvent la main pour proposer une alternative. Un volontaire remplace ensuite le personnage qu’il a choisi, et la scène est ainsi jouée une troisième fois, avec cette fois des modifications. La classe discute ensuite de la validité ou non de la proposition et si l’issue de la scène est désormais positive. D’autres élèves peuvent ensuite proposer d’autres alternatives, et rejouer la scène à leur tour. Une synthèse est ensuite effectuée, avec la classe entière, au tableau, sur ce qui est à retenir de cette séance. Au cours du débat, les situations proposées par les élèves sont souvent de deux types :
– Proposition de type conduite et attitude, comme aller chercher un adulte.
– Proposition de type argumentation, comme chercher des arguments pour convaincre l’oppresseur qu’il a tort. Il convient de rappeler que l’objectif principal du théâtre-forum n’est pas de trouver coûte que coûte LA solution, mais de chercher collectivement des conduites alternatives (Christon, Villa, Uan, Mounien & Merriaux, 2015).
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Table des matières
INTRODUCTION
I) CADRE THÉORIQUE
1) Stéréotypes de genre
a) D’où viennent ces stéréotypes ?
b) Les stéréotypes de genre à l’école
– La cour de récréation
– Les représentations des enfants
2) Le théâtre-forum
a) Définition et historique
b) Un exemple de théâtre-forum à l’école : l’Académie de Guadeloupe
– Préparation du théâtre-forum
– Déroulement du théâtre-forum
c) Un exemple de théâtre-forum pour déconstruire les stéréotypes de genre
d) Impact du théâtre-forum
3) Questionnement et hypothèses
II) MÉTHODOLOGIE
1) Participants
2) Matériel
3) Déroulement
a) Le questionnaire
b) L’écriture des saynètes
c) Le théâtre-forum
d) Le bilan
III) RÉSULTATS
1) Le ressenti des élèves quant aux relations filles-garçons
2) Représentations des élèves des stéréotypes de genre
3) Éléments complémentaires
IV) DISCUSSION
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
Annexe 1 : Questionnaire sur les filles et les garçons à l’école
Annexe 2 : Scènes écrites par les élèves
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