Le théâtre communautaire

Par : Dominique Malacort

Le théâtre communautaire a pour particularité d’être réalisé par les citoyens. La création collective résulte alors d’une collaboration entre l’artiste-formateur et un groupe d’individus qui ont décidé de prendre la parole et d’exprimer leur vision du monde dans l’espace public. Relevant à la fois de l’acte créateur et de l’éducation populaire, le théâtre communautaire est une pratique vieille comme le monde, à l’instar du Koteba malien. Elle demeure néanmoins marginale et assez peu connue au Québec. Malgré cette réalité, pratiquer le théâtre communautaire reste pour moi le plus beau métier du monde. Si la perception que j’en ai est si prégnante, c’est sans doute parce que cette pratique me colle à la peau, qu’elle répond à ma soif de justice, à mon besoin de relations constructives avec les membres de ma communauté et à mon ardeur imaginative, quand il s’agit de refaire le monde sur scène et dans la vie. Après trente ans d’expérience sur le terrain, j’ai donc ressenti l’impérieuse nécessité de faire le point, de transmettre le fruit de mon savoir accumulé et de contribuer à la reconnaissance de la pratique.

Si la visée du théâtre communautaire est l’expression, la réflexion et la mobilisation dans un monde complexe et incertain où l’adaptation est de mise, le praticien devrait pouvoir créer une méthode qui soit sienne en l’ajustant constamment aux circonstances, plutôt que par tentatives de chosification de son approche, voire d’imitation, sinon de copie de celle d’un autre. Par conséquent, l’artiste communautaire se doit d’aiguiser ses connaissances pour demeurer en tout temps inventif et capable de distanciation critique. Malheureusement, peu de documentation portant sur le théâtre communautaire s’offre à lui pour le soutenir dans sa quête. Car même si bon nombre de recherches universitaires (de maîtrise et de doctorat) existent, le plus souvent, elles sont réalisées par des étudiants en sociologie, en anthropologie ou en communication qui posent un regard extérieur à la pratique de l’art . En revanche, lorsqu’il s’agit d’études faites par les artistes eux-mêmes, la plupart du temps la recherche s’élabore à partir d’une expérience circonscrite dans le temps lors d’un stage et qui, de par son caractère ponctuel, limite forcément la vision. En ce qui concerne les ouvrages publiés, plusieurs présentent une mosaïque d’expériences, mais aucune approche spécifique ne s’y trouve examinée en profondeur. Aussi, dans la plupart des cas, l’accent est-il davantage mis sur les enjeux sociopolitiques que sur les méthodes. De plus, les paradoxes et difficultés liés à la pratique sont tenus sous silence. À l’inverse, certains ouvrages proposent des modèles prêts à utiliser, relevant plus de la recette ou de la technique que de la réflexion. L’ensemble de ces constatations sur l’état de la documentation révèle un manque important de références et d’appuis empiriques et théoriques portant sur la question.

Jalons historiques

Comme nous le verrons dans les prochains chapitres, le théâtre communautaire se façonne à partir des expériences vécues, des préoccupations et des désirs émanant des citoyens. Les créations s’ancrent dans le présent, imaginent le futur en tenant compte du passé. Populaire et engagé, en filiation avec un passé glorieux, le théâtre communautaire contemporain est pourtant relativement méconnu au Québec. Potentiellement subversif, il est relégué dans la marge. Il me semblerait donc inopportun d’entrer dans le vif du sujet en focalisant directement sur ma pratique, sans, au préalable, élargir le propos et poser un regard sur le passé. Je propose donc une revue historique du théâtre à caractère sociopolitique qui inclut, comme nous allons le voir, le théâtre politique, prolétarien, engagé, d’intervention, d’exception ainsi que le théâtre-action et le théâtre communautaire. Je ne prétends toutefois pas faire un travail d’historienne. Je souhaite seulement souligner quelques éléments qui permettront d’appréhender ma pratique avec la distance nécessaire.

Ce bref parcours historique trace un portrait du théâtre politique et prolétarien des années 1920 à 1960, ainsi que du théâtre engagé des années 1960 à 1980, en axant sur le changement de perspective du théâtre québécois au cours de ces deux décennies. Je poursuivrai avec le théâtre d’intervention, en introduisant le théâtre d’exception et le théâtre communautaire apparu dans les années 1990-2000.

Du théâtre d’intervention au théâtre communautaire : repères terminologiques

Un peu comme pour les jalons historiques, il m’apparaît difficile de focaliser directement sur le théâtre communautaire. J’emprunte donc un deuxième détour pour mieux arriver à destination, en soulignant les dérives d’une surenchère terminologique.

J’ai choisi de baptiser ma pratique « théâtre communautaire ». D’autres praticiens la désignent autrement. Par exemple, mes deux confrères belge et malien qui ont une pratique assez similaire nomment leur pratique « théâtre-action » en Belgique et « théâtre d’intervention » au Mali. Voilà déjà trois exemples qui témoignent de la variété de termes utilisés pour signifier à peu près la même chose. Dans les divers milieux où se pratique cet « autre théâtre », on peut constater une surenchère terminologique : théâtre d’intervention, théâtre-action, théâtre communautaire, en lutte, théâtre de l’opprimé, d’animation, de sensibilisation, utile, de commande, de conscientisation, en mouvement, en résistance, théâtre d’exception, citoyen, théâtreforum, invisible, législatif, théâtre-récit, documentaire, Koteba et de débat. La liste est longue et pourtant non exhaustive.

Face à cette multitude de termes, les réactions des praticiens divergent. Certains ne s’en soucient guère : « Théâtre communautaire, théâtre d’intervention, théâtre pour le développement, tout ça, c’est la même chose, c’est un théâtre populaire fait par le peuple», lance Aguibou Dembele, lors d’une des nombreuses entrevues que j’ai réalisées avec lui dans le cadre de cette recherche. D’autres mettent également en doute le bien-fondé et la nécessité de ces qualifications. Lors d’un séjour au Québec, César Escuza Norero, artiste péruvien et directeur artistique du Vichama Teatro , m’adressait la question suivante : « Teatro de intervención ? Por qué no decir simplemente teatro ? » Dans son Essai sur les ombres collectives, Jean Duvignaud y répondrait peut-être ainsi : Le théâtre est un art enraciné, le plus engagé de tous les arts dans la trame vivante de l’expérience collective, le plus sensible aux convulsions qui déchirent une vie sociale, en permanent état de révolution, aux difficiles démarches d’une liberté qui tantôt chemine, à moitié étouffée sous les contraintes et les obstacles insurmontables et tantôt explose en imprévisibles sursauts. Le théâtre est une manifestation sociale. (Duvignaud, 1965 : 11)
Hadi El Gamal (2004 : 37), quant à lui, s’insurge contre les catégorisations réductrices : Le champ est large et les frontières floues. Il y a lieu d’ailleurs de s’insurger contre les catégorisations réductrices qu’imposent le plus souvent les pouvoirs publics et les médias : théâtre adulte, théâtre jeune public, théâtre-action, arts forains, musique, danse, etc. bien rangées dans de petits tiroirs étanches, les différentes formes de création artistique finissent par manquer d’air. Au lieu de s’épanouir transversalement et de s’enrichir l’une de l’autre, elles finissent par se figer pour ressembler à l’étiquette qu’on leur colle. 

Hadi El Gamal, artiste engagé en Belgique, César Escuza Norero, praticien engagé dans la communauté de Villa El Salvador, et Jean Duvignaud, prolifique sociologue du théâtre, ont tous trois raison : le théâtre est par essence engagé et enraciné. Pourtant, des milliers de praticiens de par le monde semblent éprouver le besoin d’apposer un qualificatif pour préciser leur pratique. Que la profusion des termes apparaisse justifiée ou non, il n’en reste pas moins qu’elle existe et qu’elle est largement utilisée. Il est donc nécessaire d’opérer un certain débroussaillage, en sachant qu’il serait trop long, sinon inutile, dans le cadre de cette thèse, de définir toutes les pratiques. Pour y voir clair sans pour autant m’engager dans une pléthore de détails, je tenterai un classement sommaire par catégorie. Aussi, dans les pages qui suivent, j’emploierai une attention très particulière aux quelques termes qui me concernent plus directement : théâtre d’intervention, théâtre-action, théâtre pour le développement et, bien sûr, théâtre communautaire.

Au travers des multiples lectures et rencontres, j’ai pu reconnaître certains rapprochements et constater que l’usage des dénominations est souvent lié aux contextes géographiques ou territoriaux. Ainsi, le théâtre pour le développement se retrouve principalement dans certains pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, alors que le théâtre de sensibilisation se retrouve principalement en Afrique, le théâtre utile vient spécifiquement du Mali, le théâtre de conscientisation se retrouve en Inde et en Amérique latine, le théâtre en mouvement et le théâtre citoyen en France, le théâtre en résistance et le théâtre-action en Belgique, en Amérique latine et au Canada, et enfin le théâtre communautaire en Amérique latine et au Québec. Le théâtre d’intervention est un terme générique utilisé surtout en France, au Mali et au Québec.

CONCLUSION

Pour conclure cette thèse, les éléments suivants seront repris : les objectifs, ainsi que la question générale de recherche, les motivations de départ et la contribution souhaitée par rapport aux lacunes identifiées, la méthodologie utilisée, les données qui composent le contenu, les résultats pressentis et imprévus, l’originalité, les limites de la recherche et les nouvelles pistes d’investigation.

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Table des matières

INTRODUCTION 
CHAPITRE I ÉTAT DE LA QUESTION
1.1 Introduction
1.2 Jalons historiques
1.2.1 1920-1960 : Le théâtre politique et prolétarien
1.2.2 1960-1980 : Le théâtre engagé
1.2.3 L’après 1980 : Le théâtre d’intervention, d’exception et communautaire
1.3 Du théâtre d’intervention au théâtre communautaire : repères terminologiques
1.3.1 Le théâtre d’intervention
1.3.2 Le théâtre pour le développement
1.3.3 Le théâtre-action
1.3.4 Le théâtre communautaire
1.3.5 Ma définition
1.4 Regard sur la documentation
1.4.1 Le théâtre engagé
1.4.2 Le théâtre d’intervention
1.4.3 Le théâtre-action et théâtre communautaire
2 CHAPITRE II MÉTHODOLOGIE
2.1 La recherche qualitative
2.2 Posture heuristique
2.3 La circularité et l’importance du temps
2.4 Le bricolage
2.5 Mes ancrages méthodologiques
2.5.1 L’analyse des pratiques et la pratique réflexive
2.5.2 L’écriture du récit de pratique en mode autobiographique
2.5.3 La procédure d’écriture
2.5.4 Mes étapes de rédaction des récits
2.5.5 Posture et contenu du récit
2.5.6 L’intégration de la pratique d’autres praticiens ou la centration progressive
2.5.7 Méthode de récolte de données : observation participante et interviews à réponses libres
2.5.8 L’analyse de mes récits et des témoignages
2.6 Conclusion
3 CHAPITRE III CARACTÉRISTIQUES ET PRINCIPES DIRECTEURS
3.1 Introduction
3.2 L’émergence de la pratique en forme d’entonnoir
3.2.1 Sur (intervention individuelle 1974-1981)
3.2.2 Sur – Pour (théâtre-forum 1986-1991)
3.2.3 Avec le public (recherche sur le 4e mur 1991-1995)
3.2.4 Avec le public (clown 1995-2016)
3.2.5 Sur – Pour (théâtre de commande 1995-2012)
3.2.6 Avec chacun (animation d’ateliers 1990-1997)
3.2.7 Avec le groupe (théâtre en lien avec la communauté 1995-2003)
3.2.8 Avec le groupe (enseignement 2004-2013)
3.2.9 Avec moi (récit de pratique 2005-2016)
3.2.10 Par – Avec (théâtre communautaire 2000 – 2016)
3.3 Le contexte qui a permis l’implantation de ma pratique au début des années 2000
3.4 La congruence entre les caractéristiques de la pratique, mes motivations et mes convictions
3.5 Les rencontres cruciales avec les pairs
3.6 L’alchimie des rencontres avec les participants
3.7 La posture vis-à-vis des participants
3.7.1 Vers une posture complexe
3.7.2 Quand mes points de repère tombent en éclats
3.7.3 L’invitation à l’action
3.7.4 Le pouvoir partagé
3.7.5 Règles de fonctionnement
3.7.6 Le collectivisme
3.7.7 Transparence et vulnérabilité
3.8 La posture vis-à-vis des organismes partenaires
3.8.1 La précarité et la dépendance financière
3.8.2 L’instrumentation de l’art et la participation manipulée des co-créateurs
3.8.3 Quand le sujet devient objet
3.8.4 La participation
3.8.5 La pratique artistique : une nécessité personnelle
3.8.6 Les conditions d’épanouissement du théâtre communautaire
3.9 La dénomination et la fonction
3.10 Les thématiques
3.10.1 Les thèmes abordés tout le long de mon cheminement
3.10.2 Lien avec les réalités sociales
3.10.3 Thèmes choisis et développés par les participants
3.10.4 Liberté d’expression et de réception
3.10.5 Parler un langage commun
3.10.6 Le thème déclencheur
3.10.7 La progression et le choix du thème déclencheur
3.10.8 Du je au nous
3.10.9 Frein à la réflexion critique
3.11 L’esthétique
3.11.1 La place accordée à la forme
3.11.2 Jonction entre la forme et le contexte mouvant
3.11.3 Mes sources d’inspiration
3.12 Les étapes de création (exemplification)
3.12.1 Les prémisses de l’action
3.12.2 La présentation du projet intergénérationnel et multidisciplinaire
3.12.3 La période d’acclimatation et d’apprivoisement
3.12.4 Le développement de la créativité par la création de personnages
3.12.5 Le développement de la responsabilisation et la quête d’autonomisation
3.12.6 Le temps des semailles
3.12.7 L’apparition lente de la thématique
3.12.8 Le montage (ma posture à l’étapde du montage)
3.12.9 Les ateliers publics
3.12.10 La moisson et les huit techniques d’écriture
3.12.11 La multidisciplinarité
3.12.12 L’approche communautaire
3.12.13 La quête d’autonomisation (suite et fin)
3.12.14 L’intermède estival
3.12.15 Les derniers moments
3.12.16 Mise en sens et mise en scène
3.12.17 La responsabilisation et le partage des tâches
3.12.18 Le dernier regard sur la thématique et sur le rebondissement du projet
3.13 Les critères de réussite
3.13.1 Attraction produite
3.13.2 Qualité du processus de création collective
3.14 De ma pratique à la présentation de la pratique
3.14.1 Les douze principes directeurs
3.14.2 Cadre de réflexion en mode interrogatif
CONCLUSION

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