Le temps et l’espace du récit de témoignage
En reconstruisant leur vécu au moyen du récit, les témoins cherchent à donner du sens et une certaine cohérence aux expériences hétérogènes qu’ ils ont subies. Par l’ articulation narrative du vécu traumatique, ils trouvent « des lignes de sens unificatrices » qui permettent de replacer ces événements dans l’unité de leur vie. Le récit aide ainsi à faire face aux inquiétudes, aux soucis: « En un sens, il ne raconte que le souci » .
Afin d’ affronter le vécu traumatique et de le transformer en écriture, le témoin doit entamer un processus rétrospectif et prospectif d’articulation narrative. TI doit d’abord prendre ses distances par rapport à soi-même et se rendre « conscien[t] des alternances, vicissitudes et contradictions de [sa] ligne de vié7 ». Dans cet examen de soi, le témoin met au jour sa propre intimité. Il franchit le seuil de sa compréhension et cherche à trouver des paroles pour décrire et raconter ce qui reste d’ inconnaissable et d’ incompréhensible dans l’ expérience traumatique qu’ il a vécue. Ce faisant, le témoin crée un nouvel espace dans lequel il s’engage à surmonter la hantise et à trouver les moyens pour rendre son vécu intelligible et partageable avec ses lecteurs. La lecture du récit nous permet d’accéder à cet espace, que nous qualifierons d’ intime, par opposition, d’un côté, à l’espace privé et secret du trauma et, de l’autre, à l’espace hautement codifié et impersonnel de la vie publique.
Nous considérons que la puissance d’un récit testimonial se trouve précisément dans la capacité du témoin de construire cet espace intime avec le lecteur. Or, l’espace intime du témoignage est profondément corrélé à sa dimension temporelle. Avec Ricoeur, nous croyons que « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative» et que, « en retour[,] le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’ expérience temporelle48 ». Ainsi, on n’ accède à l’ espace intime du récit testimonial que par le monde temporel que celui-ci déploie.
Dans la foulée d’autres écritures du moi, les récits testimoniaux « jouent invariablement du temps qui passe et se constituent sur la distance douloureuse qui existe toujours de soi à soi ».
La dimension temporelle du récit testimonial conjugue le passé, le présent et le futur du témoin autour de l’expérience traumatique vécue. Les souvenirs doivent se décanter, s’amortir, afin de devenir le matériel d’un récit intelligible et partageable. Le passé de l’ expérience traumatique, dont il ne reste que des traces dans la mémoire et dans le corps du témoin, s’est figé dans l’écriture. Le « récit déjà fait […] dev[ient] la mémoire même50 »du témoin. Dorénavant, les souvenirs ne seront tissés qu’à partir de la trame déployée dans le récit testimonial.
Le témoignage en Amérique latine: des origines à son institutionnalisation
En plus des liens existant entre notre corpus, les témoignages de la Shoah et le contexte de réception caractéristique de cette ère du témoin, ces récits testimoniaux s’ inscrivent aussi dans une longue tradition latino-américaine, dont les origines remontent aux chroniques de la conquête et de la colonisation espagnoles. Ces chroniques, écrites par des soldats, des conquérants, des colonisateurs et des religieux, avaient pour mission d’ informer par écrit les instances officielles d’Espagne sur tout ce qu’ ils avaient vu et/ou entendu et dont ils avaient été des témoins directs ou indirects. Ces discours historiographiques de l’époque se présentaient donc comme des narrations « vraies » de faits ayant réellement eu lieu et s’adressaient à un récepteur (supérieur hiérarchique représentant la Couronne) qu ‘ il fallait à la fois informer et convaincre du bien-fondé de leurs actions.
Évidemment, ces cronicas de lndias n’ étaient pas écrites par des hommes de lettres, mais « leur structure narrative les rendaient efficaces du point de vue bureaucratique, artistique et rhétorique ». Quelques-unes d’ entre elles, comme la Brevisima relaci6n de la destruicion de las lndias du frère Bartolomé de las Casas et les Cartas de relacion d’Heman Cortés, sont lues aujourd ‘hui comme des documents historiques et littéraires d’une grande valeur, dans lesquels s’ entremêlent l’ expérimentation narrative, le souci de fidélité à la réalité et le désir de la rendre intelligible pour les autres.
Jara et Vidal considèrent que le témoignage latino-américain doit aussi beaucoup à la littérature épique classique et à la littérature picaresque, dont El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha54 de Miguel de Cervantes Saavedra et La vida de Lazarillo de Tormes y de sus fortunas y adversidades55 restent aujourd ‘ hui les ouvrages les plus connus en langue espagnole. Néanmoins, le témoignage latino-américain, tel que nous le connaissons aujourd ‘ hui, n’ apparaît que « vers la fin des années soixante, en parallèle au boom littéraire56 et en opposition au « nouveau roman »57 ». Plusieurs facteurs vont favoriser le surgissement des récits de témoignage en Amérique latine: l’ intérêt grandissant pour les récits ethnographiques, l’impact de la Révolution cubaine, la réception favorable du point de vue politique et littéraire des écrits d’Ernesto Che Guevara et d’autres guérilleros, ainsi que l’émergence de «plusieurs identités sociales [qui] remetta[ient] en question certains schémas occidentaux de compréhension et de domination du monde58 ». Dans ce contexte, les récits de témoignage deviendront une forme d’ expression recherchée se nourrissant essentiellement d’éléments de la réalité environnante et dont l’objectif principal sera de faire connaître au grand jour la version occultée de l’histoire officielle, et ce, non pas à partir des archives ou annales traditionnellement consultées, mais bien à partir de sources « vivantes », en mesure de transmettre une histoire immédiate.
On considère aujourd’hui la Biografia de un cimarron de Miguel Barnet60 comme un récit« pionnier du genre dans la mesure où il reconstitue une histoire de vie à partir de la transcription d’un témoignage oral 61». En suivant ce modèle, des journalistes, des écrivains et des professionnels latino-américains en provenance des sciences sociales.
Intimité, corps et discours
Les témoignages de notre corpus nous racontent un épisode de l’ histoire colombienne et latino-américaine, tout en mettant de l’avant le vécu intime de ses protagonistes. Une piste de recherche s’ouvre ainsi à nous et nous permet de formuler une première hypothèse: ce qui permet de relier le récit testimonial, le corps, le soi et le monde, c’est l’ intime. Il importe alors de définir ce que nous entendons par intime.
Une certaine démesure apparaît déjà dans les origines superlatives du motintime, dont l’étymologie ne se trouve pas seulement dans l’intus, mais aussi dans l’ intimus, le plus intérieur, cette dimension profonde et imprévisible qui échappe à la perception et au vécu superficiels. Nous employons le mot intime pour parler des différents aspects de cette dimension profonde. Nous l’ utilisons, d’un côté, pour faire référence aux questions les plus secrètes de notre vie, aux sujets voilés par la pudeur et cachés aux yeux des autres, aux expériences incommunicables, aux traits singuliers de tous les êtres humains et aux objets qui leur appartiennent. Nous l’employons aussi pour parler de la vie spirituelle et des abîmes du moi, de la sexualité et des pratiques corporelles interdites au regard d’ autrui, de même que pour faire référence à la construction de la subjectivité et aux rapports profonds avec quelques personnes significatives.
Toutes ces facettes de l’ intimité sont liées entre elles par le biais du corps. C’est le corps qui assigne la frontière entre l’ intériorité et l’ extériorité, délimitant ainsi ce qui appartient à la dimension la plus cachée de l’ être humain. De fait, c’ est le corps et les sensations qu’ il éprouve qui nous permettent de séparer l’ intime, chargé de résonances affectives et psychologiques, de l’ interne, l’ intrinsèque, l’ intestin. C’ est le corps qui représente un lien transversal entre « la verticalité concentrée de l’ intériorité1 » et l’approfondissement vers les sources de l’ individualité, ainsi que son expansion dans « l’ horizontalité rayonnante des liens électifs2 ». C’est encore lui qui instaure une certaine dialectique de l’aveu dans les espaces et les contextes dits de l ‘intimité. C’est enfin au moyen du corps que se construisent et se dessinent les limites entre le soi et l’ autre, entre l’ espace privé et l’espace public, entre la vie intime et la vie sociale.
Les débordements de l’ intimité, au moyen du corps, obéissent la plupart du temps aux situations et aux contextes chargés de sens par la culture. Ces situations ritualisées permettent de se montrer, de se révéler à l’ autre, sans pour autant courir le risque de tomber dans l’exhibitionnisme ou l’ agression. C’ est le rôle, par exemple, des certaines techniques et pratiques en arts dans lesquelles le corps agit comme médiateur entre l’ artiste et son public3. Mais c’ est le cas aussi de certaines pratiques qui permettent de matérialiser le vécu en paroles, comme c’est l’ usage dans la confession religieuse, la psychothérapie ou l’écriture d’un journal intime.
Le privé et le public
Bien que le corps ait joué un rôle capital dans la civilisation gréco-latineIO , dans les périodes qui ont précédé la Renaissance, le lien entre corps et intimité demeure relativement faible. Règle générale, l’ intimité est « marginale dans la cité et exclue de la sphère du sérieux II », et les discours qui y font référence restent assez rares. Ce n’est qu ‘au XIIIe siècle, quand le privé et le public commencent à se délimiter réciproquement, que les liens entre le corps et l’ intimité se dessinent plus clairement.
Face à un État de plus en plus fort, les espaces privés (la chambre, la salle de bain, le confessionnal) s’ accroissent et« attestent une prise de conscience : c’est dans l’ intimitédu corps ou de l’âme que l’ individu trouve son ipséité, sa consistance, sa chaleur, en face d’un pouvoir froid ».
Cependant, le corps et l’ intimité ne sont pas encore des sujets dont on parle ou sur lesquels on écrit. Plusieurs événements de cette période auraient pu favoriser un développement du discours sur le corps et sur l’ intimité : le théocentrisme avait fait place à un anthropocentrisme humaniste, les controverses et guerres religieuses avaient réduit notablement l’ influence de l’Église catholique dans la vie quotidienne et, grâce aux grandes découvertes scientifiques, les horizons culturels se sont élargis.
Néanmoins, des conceptions stéréotypées et hiérarchisées de l’art et de la littérature empêchent la naissance d’un discours sur le corps et l’ intimité. De fait, ce n’est qu ‘au moyen du comique et du grotesque que le corps et l’ intimité accèdent au discours. Ce procédé est particulièrement remarquable dans le roman picaresque espagnol du XVIe siècle, dont La vie de Lazarillo de Tormes reste la référence incontournable, mais il est aussi manifeste dans des oeuvres françaises comme l’ Histoire de Gif Bias de Santillane, d’Alain René Lesage. Quoique le corps et l’ intimité soient abordés dans ces œuvres,
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Table des matières
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES FIGURES
INTRODUCTION
1. Le corps intime, le soi intime et le témoignage
2. Le cas des témoignages des otages politiques des F ARC-EP
3. Le corps intime et le soi intime dans les récits de témoignage d’ enlèvement
PREMIÈRE PARTIE
CONTEXTE DE PRODUCTION ET CONTEXTE D’ ANALySE
CHAPITRE 1
LE CONTEXTE COLOMBIEN
1. Le conflit armé colombien et les origines des F ARC-EP
2. Les FARC-EP et le recours aux enlèvements
3. Le groupe des canjeables
4. Les pourparlers de paix
CHAPITRE II
CORPUS DE RECHERCHE
1. Les ouvrages formant notre corpus
1.1. El trapecista de Fernando Aral! jo
1.2. Même le silence a une fin d’ Ingrid Betancourt
1.3 .jDesviaron el vuelo! Viacrucis de mi secuestro de Jorge Eduardo Géchem Turbay
1.4. Out of captivity : surviving 1967 days in the colombian jungle de Marc Gonsalves, Thomas Howes et Keith Stansell
1.5. El mundo al revés. Mas que sobrevivir al secuestro d’Alan Jara
1.6. Anos en silencio d’Oscar Tulio Lizcano
1.7. 7 anos secuestrado por las FARC de Luis Eladio Pérez
1.8. Mifuga hacia la libertad de John Pinchao
1.9. Cautiva de Clara Rojas
2. La langue, le temps et l’ écriture dans notre corpus de recherche
CHAPITRE III
LE RÉCIT TESTIMONIAL
1. Expérience extrême, trauma et témoignage
2. L’ère du témoin
3. Récits de témoignage, autobiographie et écritures du moi
3.1 Pacte référentiel et contrat de vérité des récits de témoignage
4. Le temps et l’ espace du récit de témoignage
5. Le témoignage en Amérique latine: des origines à son institutionnalisation
6. Les années 1980 et 1990
7. L’ intime et le témoignage en Colombie dans les années 2000
CHAPITREN
LE CORPS INTIME ET LE SOI INTIME
1. Intimité, corps et discours
2. Le privé et le public
2.1 La naissance du corps intime
3. Le corps intime et le soi à l’ ère des médias
4. Le soi intime
5. Les liens entre le corps intime et le soi intime: mêmeté, ipséité et narrativité
6. La survie et la permanence dans le temps
DEUXIÈME PARTIE
RÉPRÉSENTATIONS DU CORPS INTIME ENLEVÉ
CHAPITRE V
LE CORPS INTIME ENLEVÉ
1. Les marqueurs de l’enlèvement dans le corps dénudé
2. Les marqueurs de l’enlèvement dans le corps paré
3. Les marqueurs sanitaires du corps enlevé
4. L’intimité et la surintimité dans l’ espace de captivité
5. Entrer en intimité
6. La confession et le partage de l’ intimité
CHAPITRE VI
LA CONSTRUCTION DU SOI INTIME
1. Le corps intime et le soi intime: passé, présent et futur
2. Identité et synthèse temporelle
3. La crise d’ identité
4. La mêmeté en captivité
5. La quête du soi-même et la dignité
6. Le soi intime et le miroir des autres
CHAPITRE VII
LA CRISE EXISTENTIELLE DU SOL
1. Le soi intime et les objets
2. Le détachement
3. L’absence et le silence
4. Néant, crise existentielle et foi
5. La place de la lecture et l’ écriture
6. La transcendance
CHAPITRE VIII
LE SOI ET LA SURVIE
1. Le temps et le paradoxe de la survie
2. La permanence dans le temps: faire preuve de survie
3. La survie physique et la survie identitaire
4. La survie et l’ intimité
5. La survie collective
CHAPITRE IX
LA MÊMETÉ, L’IPSÉITÉ ET LA DIMENSION NARRATIVE
l. La survie, la mêmeté et l’ ipséité
2. Les promesses et les pactes comme garants de l’ identité
3. La dimension narrative et la constitution du soi
4. Le temps et la mise en intrigue
5. Le naturel, le surnaturel et la mise en intrigue d’un témoignage
CHAPITRE X
DISPOSITIFS DE LA MISE À DISTANCE
1. La distance pour raconter et se raconter
l.1 El trapecista de Fernando Araujo : le double narrateur
1.2 Même le silence a une fin d’Ingrid Betancourt: la triple distance
1.3 iDesviaron el vuelo ! Viacrucis de mi secuestro de Jorge Géchem : la distance avec le soi statutaire privé
1.4 Out of captivity .’ surviving 1967 days in the colombian jungle de Thomas Howes, Keith Stansell, Marc Gonsalves et Gary Brozek : le médiateur lettré et la distance identitaire
l.5 El mundo al revés. Mas que sobrevivir al secuestro d’Alan Jara : l’humour pour mettre de distance avec sa propre souffrance
1.6 Anos en silencio d’Oscar Tulio Lizcano
la distance avec la logique de la guerre
1.7 7 anos secuestrado por las F ARC de Luis Eladio Pérez : la distance avec le processus d’ écriture et avec la rhétorique du récit écrit
1.8 Mi fuga hacia la libertad de John Pinchao et Cautiva de Clara Rojas: l’ insaisissable médiateur lettré
CONCLUSION
1. La distance, le corps intime, le soi intime et la puissance d’un témoignage
2. La question de la distance
3. La reconstruction du soi intime et de l’ identité nationale
BIBLIOGRAPHIE
1. Corpus analysé
2. Corpus théorique
3. Corpus littéraire
4. Sources médiatiques
5. Sites Web
6. Corpus complémentaire
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