Le Télémaque travesti, lieu d’une nouvelle poétique du roman ?

Marivaux, Fénelon et Homère dans la Querelle des Anciens et des Modernes

Dès la seconde période du XVIIe siècle et jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle eut lieu, en France, un important débat sur la suprématie de la culture littéraire de l’Antiquité sur la littérature plus récente dite «moderne». Cette discussion sur l’excellence comparée des auteurs du siècle d’Auguste et du siècle de Louis XIV prit le nom que nous connaissons de Querelle des Anciens et des Modernes. Après avoir examiné en 1653 la place que doit tenir dans les œuvres le merveilleux chrétien, puis s’être interrogé en 1676 sur la domination expressive de la langue française sur le latin et le grec, les tenants de ce conflit envisagent en 1687 le problème du style, de l’écriture. Perrault se signale ainsi comme partisan des Modernes dans Le Siècle de Louis Le Grand dans lequel il fait l’éloge du siècle de Louis XIV. Il s’oppose à Boileau à propos de la prédominance esthétique des écrivains de l’époque sur les auteurs antiques. Imitateur d’Horace dans des poèmes satiriques et moraux, Boileau avait publié, en tant que chef du parti favorable aux Anciens, L’art Poétique en 1674 puis Le Lutrin jusqu’en 1683 dans lesquels il contribuait à fixer l’idéal littéraire du classicisme.
La polémique enfla en 1688 lorsque Perrault publia le Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et la Science où il compare, dans un dialogue fictif, les réalisations des deux partis. Si ce troisième débat prit officiellement fin en 1694 grâce à l’entremise d’Antoine Arnauld, il ne faisait qu’annoncer le principal affrontement de la Querelle en 1707, celui de la traduction et de l’inspiration des œuvres d’Homère. Tandis que les Anciens se tournent vers les textes de l’Antiquité pour s’en nourrir et en tirer des modèles, les Modernes, eux, souhaitent s’appuyer sur les progrès de la science et les pouvoirs créateurs de l’esprit.

La transformation de la diégèse

Si les portraits des héros sont transformés, c’est tout le cadre de l’action que Marivaux modifie de manière dégradante. Ainsi, les discours témoignent de l’appartenance à un milieu campagnard voire vulgaire et les nobles actions des personnages deviennent des péripéties dérisoires et futiles.

Les discours

Tout au long du XVIIIe siècle, l’imitation stylistique des auteurs modernes gagne du terrain. Le Télémaque travesti, comme le précise Gérard Genette, est ainsi plus qu’un travestissement burlesque et, en transformant à la fois le texte et le style, s’approche de la parodie mixte. En effet, Le Télémaque travesti propose « une tout autre élocution», concernant tant les discours des personnages que le vocabulaire employé. Si Marivaux se libère des contraintes de la versification et écrit son Télémaque en prose, il transforme profondément ce qui se rattache au discours de ses personnages. Le genre du Télémaque travesti se rapproche alors également du pastiche satirique puisque Marivaux tente d’imiter l’écriture de Fénelon tout en la transformant de manière dégradante. Dans son Histoire du Pastiche, Paul Aron définit le genre comme « l’imitation des qualités ou des défauts propres à un auteur ou à un ensemble d’écrits. Il faut, pour cela, repérer le ton ou le style de l’auteur puis le transposer dans un texte nouveau. »

Les nobles actions

Si Marivaux conserve des Aventures de Télémaque la division en livres, l’auteur transforme chaque épisode de l’épopée, « à la fois son contenu fondamental et son mouvement, […] son invention et sa disposition. » Frédéric Deloffre note que « la transposition des aventures se fait dans le même esprit [que les portraits et les discours] et le résultat est souvent amusant. » L’intrigue est en effet identique puisque les deux protagonistes Brideron et Phocion calquent toutes leurs actions sur ce qu’ils peuvent lire dans les Aventures de Télémaque, mais chaque épisode est transposé au niveau ‘inférieur’, dans un milieu campagnard. Les lieux luxueux et prestigieux de l’Antiquité sont remplacés par une géographie moins imaginaire : la campagne française du XVIIIe siècle. Les péripéties et les naufrages présents chez Fénelon se retrouvent dans le même ordre chez Marivaux mais à un degré moins spectaculaire ou moins périlleux. Le départ des deux protagonistes est moins une quête du père que la volonté de se conformer à une œuvre qui leur a plu.
Ainsi, dès le Livre Premier, la différence se perçoit dans la description des ‘exploits’ de Brideron père, supposé être l’équivalent d’Ulysse. Tandis que Télémaque décrit son père comme un illustre chef de guerre, Brideron fils le caractérise en fonction de la réputation qu’il acquît dans sa commune lors de situations assez originales.

Entre masque et réalité : un décalage constant

Qu’il s’agisse de Brideron ou de son guide Phocion, Le Télémaque travesti met en scène deux personnages qui s’investissent fortement dans leurs actions. Leur manie est de vivre les mêmes aventures que leurs modèles. Ces personnages voient alors le monde différemment de ce qu’il est et pensent y trouver des ressemblances avec leur livre de référence. Henri Coulet exprime ainsi leur vision du monde : « la réalité […] prend forme de spectacle sous les yeux du personnage par l’effet de son idée fixe. » En effet, si nous avons vu que Brideron prend les personnages qu’il rencontre pour ceux de Fénelon en les nommant de manière identique, c’est l’univers tout entier qui se transforme à ses yeux. Cependant, les deux protagonistes, « au regard des Aventures de Télémaque, […] semble[nt] échoué[s] dans un monde en miniature. » En effet, la France du XVIIIe siècle n’a pas le faste du décor antique et les personnages qui pensent évoluer dans un monde similaire, sont continuellement rejetés dans la réalité.
Phocion voudrait ainsi que le manoir d’Oménée, présenté au Livre Neuvième, tienne lieu de Royaume tel celui d’Idoménée chez Fénelon : « Après que les Gentilshommes furent partis, Phocion songea donc à régler la Maison d’Oménée. Cet endroit fut jadis un des plus beaux Rôles de Mentor, puisqu’il mit l’ordre dans tout le Royaume du Roi Idoménée. Le Royaume aujourd’hui se trouve réduit au simple Château d’un Gentilhomme : Prêtons-nous à cette diminution, & à la manière inférieure dont Phocion va en agir avec Oménée. »
Les actions des deux personnages sont donc constamment confrontées à la réalité de leur situation qui n’est pas identique à celle de Télémaque et Mentor. Mais, « comble d’ironie, Brideron et Phocion ne perçoivent pas l’absurdité de leur entreprise et font comme si Les Aventures de Télémaque et la répétition qu’ils en bricolent étaient à même échelle. »

La culture classique

L’Odyssée d’Homère et Les Aventures de Télémaque de Fénelon ont comme dessein, pour Marivaux, de «susciter des doubles.» En effet, ces auteurs souhaitent former leurs lecteurs dans deux compétences particulières : l’une morale, en leur présentant un héros dont la conduite est l’exemple délirant d’une lecture ; l’autre littéraire, en proposant une œuvre modèle devant inspirer les générations futures. Or, pour l’auteur moderne qu’est Marivaux, ces « doubles » ne sont issus et ne peuvent persister que dans un espace réduit et clos, celui de la classe, car ils ne prennent pas en compte les divers changements ou évolutions de leur époque. Dans Le Télémaque travesti, Marivaux s’attaque ainsi avec discrétion mais efficacité à la culture classique, celle dispensée par les Anciens qui prennent comme modèle les œuvres de l’Antiquité.
L’univers scolaire est évoqué à plusieurs reprises dans Le Télémaque travesti. Marivaux ne critique pas directement la méthode d’enseignement des Anciens mais se contente, dans un premier temps, d’exposer des scènes où il fait référence à l’institution scolaire. Ainsi, Pymion, présenté au Livre Second comme un seigneur paranoïaque craignant à tout moment d’être tué, se rêve professeur : « Si j’étois un Régent de Philosophie. » Marivaux se montre très ironique en présentant une personne qui n’a pas confiance en l’homme, qui ne semble pas sereine et qui aurait souhaité être philosophe. Marivaux joue de surcroît sur un double sens du mot puisque, outre l’acception première du penseur qui s’adonne à l’étude de l’être, le ‘philosophe’ au XVIIIe désignait les Modernes, partisans des idées nouvelles et de la libre pensée.

Le Télémaque travesti, roman baroque ou roman classique ?

Si Marivaux a bien écrit Le Télémaque travesti vers 1715-1716 comme l’affirment plusieurs critiques, la composition de ce travestissement burlesque ne s’ancre plus temporellement ni dans la période baroque –première moitié du XVIIe siècle-, ni dans la période classique qui s’achève tout juste. Ainsi, l’auteur ne semble pas choisir les procédés d’écriture du roman d’une période ou d’une autre et mêle consciemment baroque et classicisme.
D’un point de vue formel, le roman de Marivaux est long et s’attache en ce sens au baroque qui exigeait un poème étendu. Marivaux essaie en effet ‘de sauver ce qui le charme dans le grand romanesque baroque, en filtrant et en épurant ce romanesque par la parodie, pour échapper au ridicule de l’outrance et de l’illusion de soi. » Si Marivaux reprend certaines caractéristiques ou certains procédés d’écriture du roman baroque, il en use en les travestissant, ce qui contribue à brouiller la frontière roman baroque/roman classique. Ainsi, le roman baroque -également nommé roman héroïque- met en scène les hauts faits de personnages illustres. Or, les protagonistes du Télémaque travesti ne sont pas des personnages de grande lignée ou de haut rang et leurs actions sont loin d’être prestigieuses, bien au contraire. Comme nous l’avons vu, Brideron et Phocion souhaitent se conduire tels Télémaque et Mentor et pensent y parvenir, mais ils ne sont que des personnages ‘inconnus’, ordinaires, dont les actions ne sont extravagantes qu’à cause de leur folie non commune. En ce sens, ils se rapprochent du roman classique qui relate « les actions particulières de personnes privées et considérées dans un état privé. » La frontière facilement intelligible pour les lecteurs du XVIIIe siècle semble supprimée par Marivaux qui emprunte des caractéristiques à chacun des types de roman. Le lecteur est obligé de nuancer son avis, de mettre en parallèle des éléments qui correspondent au baroque d’un côté et ceux qui correspondent au classicisme de l’autre.

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Table des matières

PARTIE 1 – LE TRAVESTISSEMENT MARIVAUDIEN 
CHAPITRE 1 – UN HEROÏSME DEPASSE ? 
A. Marivaux, Fénelon et Homère dans la Querelle des Anciens et des Modernes
B. Le héros antique au XVIIIe siècle
CHAPITRE 2 – LES PORTRAITS HEROÏQUES
A. Les descriptions physiques
B. Les descriptions morales
CHAPITRE 3 – LA TRANSFORMATION DE LA DIEGESE
A. Les discours
B. Les nobles actions
PARTIE 2 – UNE REFLEXION SUR LA LECTURE 
CHAPITRE 4 – UN DELIRE DE LECTURE 
A. Une analogie consciente
B. Entre masque et réalité : un décalage constant
CHAPITRE 5 – LE ROLE DU NARRATEUR
A. Les intrusions du narrateur
B. Narrateur-lecteur : une connivence amusée
CHAPITRE 6 – LE LECTEUR ET SON LIVRE 
A. Un détachement nécessaire
B. Une réflexion sur l’imagination
PARTIE 3 – LE TELEMAQUE TRAVESTI, LIEU D’UNE NOUVELLE POETIQUE DU ROMAN ?
CHAPITRE 7 – UNE CRITIQUE DES ANCIENS 
A. La culture classique
B. Les contraintes de l’imitation
CHAPITRE 8 – DE LA VRAISEMBLANCE AU REALISME 
A. Vraisemblance et vérité
B. Un récit réaliste
CHAPITRE 9 – VERS UNE NOUVELLE POETIQUE DU ROMAN
A. Le Télémaque travesti, roman baroque ou roman classique ?
B. De l’archaïsme à la modernité : Le Télémaque travesti, laboratoire d’une nouveau style

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