Le système d’intermédiation de la céramique

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La céramique comme objet d’étude : de la chose au fait social

La question que jaillit de cette association de sens est la suivante : Comment est-elle passée de sa condition de témoin de l’histoire des cultures à un objet vitrine des champs artistiques ambivalents ?
Depuis la dernière décennie, le constat d’un intérêt inédit de la recherche universitaire pour la céramique au prisme multidisciplinaire : sociologie du travail, esthétique, sciences de l’information et de la communication29, est de plus en plus avéré. L’intérêt grandissant et récent pour un objet ambivalent fait écho aux changements structuraux des pratiques et des discours, alors qu’il s’opère un brouillage des frontières artistiques des milieux depuis longtemps méconnus du grand public et de la recherche scientifique. Pour certains d’entre nous, cet intérêt s’inscrit aussi dans le lien personnel et filial des chercheurs avec le domaine étudié30. Dans tous les cas, il semblerait bien que cette dynamique consistant à saisir l’objet par différentes méthodes et approches scientifiques s’agrège au projet artificateur et de patrimonialisation du monde de la céramique, à travers notamment la construction d’un corpus théorique visant à objectiver les singularités du monde de la céramique.
Afin de situer la recherche, nous nous sommes penchés sur le passage statuaire d’un objet encore à défricher vers celui d’un objet de recherche transversal. En effet, force est de constater que si le tournant est récent, un tour rapide par les divers catalogues et bibliothèques montre combien la céramique a été principalement l’objet d’études en histoire et d’une autre perspective scientifique exacte, de la recherche en chimie des matériaux et de l’industrie. En sciences humaines, la céramique a surtout intéressé les chercheurs en tant qu’instrument pour la recherche archéologique, anthropologique, en ce qu’elle est témoin de l’évolution des cultures et des peuples du monde, de leurs patrimoines culturels matériels et immatériels. La céramique a été pendant longtemps observée par son inscription dans la culture technique des groupes sociaux. Si elle permet de comprendre les gestes des anciens — des contextes rituels aux plus domestiques —, d’elle découle la possession d’un langage symbolique liée à la technique, la matière et le rapport entre les hommes et les objets. Concrètement, son caractère polysémique ne fait que renforcer la difficulté de saisir le début et la fin de l’objet (la céramique définie en tant qu’objet, œuvre, pratique et monde social). L’étude de la « culture matérielle » est abondante en sciences sociales, notamment dans le domaine de l’anthropologie des techniques à partir d’une réflexion sur l’invention, l’innovation, les technologies culturelles. Ladite approche a autant de conséquences théoriques sur l’ambivalence et l’instabilité de la locution. Comme l’a montré André Leroi-Gourhan dans ses écrits sur le geste et la parole, ils seraient les premiers signes de l’intelligence. C’est ainsi que l’activité de l’homo faber (celui qui fabrique) et de l’homo sapiens (celui qui pense) est liée aux cycles de progrès techniques, et c’est dans la création d’ensembles fonctionnels comme la céramique que s’affirment les processus des groupes. Sur ce point, la céramique constitue le territoire où sont visibles les caractères évolutifs des modalités techniques, fonctionnelles et esthétiques particulières à chaque collectivité humaine. Ce que André Leroi-Gourhain appelle l’« esthétique fonctionnelle », devient le signe des exigences et des jugements de valeur au sein d’un groupe (puisque pour une même fonction, les esthétiques des objets diffèrent). Plus ponctuellement, cette transition intègre aussi l’étude sociologique des mondes artistiques. Howard Becker s’était intéressé à la céramique comme un espace représentatif de l’ambiguïté des mondes de l’art et leur croisement avec les techniques artisanales. C’est au sein du chapitre IX de Les mondes de l’art » consacré à « l’art et l’artisanat », que l’auteur décrit les ambiguïtés et complexités de l’organisation de ces mondes et les différents types d’évolutions « quand l’artisanat devient de l’art ou quand l’art devient artisanat » : Une même activité, qui met en jeu les mêmes matériaux et le même savoir-faire de manière apparemment semblable, peut prendre l’une ou l’autre appellation (art ou artisanat). L’histoire de chaque forme d’art comporte des phases caractéristiques de mutations : une activité conçue et définie comme un artisanat par ses praticiens et par le public est redéfinie comme art, ou vice-versa. Dans le premier cas, les participants un monde de l’art font des emprunts à un monde de l’artisanat, ou se l’annexent complètement. Dans le second, un monde de l’art qui a déjà une longue histoire commence à présenter quelques traits caractéristiques des mondes de l’artisanat. […] L’analyse des relations complexes entre l’art et l’artisanat et des mécanismes de transformation de l’un et l’autre éclaire le fonctionnement des mondes de l’art31 » Au cœur même des instabilités de ces mondes, Becker désigne les connaissances, l’habileté manuelle, la discipline mentale, le savoir-faire et la fonction comme justifiant la logique de l’artisanat, à côté d’un autre critère esthétique qui est celui de la virtuosité. Mais, la distinction entre les artisans et les artisans d’art s’inscrit dans les modalités d’exercice de leur métier : les premiers tentent « de bien faire leur travail et de gagner leur vie correctement, et les artisans d’art (sont) plus ambitieux dans leur pratique et dans leur réflexion32 ». Selon Becker, un monde de l’art des « arts mineurs » s’organise autour des activités et possède presque les mêmes attributs des arts majeurs (expositions, récompenses, collectionneurs, enseignement…). Ainsi, pour illustrer ces partages, il utilise de nombreux exemples sur la céramique. Sur la virtuosité technique, lit-on par exemple : Un potier peut façonner des poteries aux parois sin fines que d’autres potiers seraient incapables de leur donner une forme régulière. Ou au contraire, il peut travailler au tour des quantités d’argile que d’autres seraient incapables de manipuler correctement. La virtuosité a des applications différentes selon les domaines, mais elle correspond toujours à une maîtrise exceptionnelle des techniques des matériaux33 »

De la tradition potière à l’émergence de la céramique d’art

Le monde de la céramique était organisé jusque dans les années 40 en régime de communauté, c’est-à-dire qu’il se trouvait régi par des logiques du monde du travail ouvrier. Flora Bajard livre dans sa thèse sur les céramistes d’art en France47, le portrait d’une activité salariale et d’un choix de métier s’inscrivant dans une logique de travail alimentaire comme tout autre métier où la force et les tâches routinières prédominaient sur le geste intellectuel. En effet, la production de tuiles, carreaux, carafes, et autres objets en terre cuite, était surtout l’affaire d’artisans ouvriers travaillant dans des manufactures, petites usines de céramique ainsi que dans des entreprises familiales. Ils appliquaient des gestes routiniers où le « faire » prédominait sur le « savoir ». C’est ainsi que la distinction entre le « geste de la main » et non le geste de l’esprit », s’est posé comme une première ligne de partage entre production et création. L’entreprise « potière » désigne, non seulement la production du « pot » en petites séries, mais une vaste production industrielle et semi-industrielle d’objets permettant de conserver, fabriquer et consommer les aliments ainsi que d’aménager l’espace de vie, avec aussi la production d’éléments architecturaux en terre cuite, comme les tuiles, lavabos, carreaux, entre autres. Ainsi, la poterie, ce « métier d’antan » désigne surtout à l’activité consacrée à la production d’objets essentiels du quotidien, notamment de l’espace domestique, dans la mesure où les systèmes réfrigérants de conservation des aliments étaient absents. Pour ce faire, le travail était fragmenté dans un but de rendement économique et reposait sur une forte parcellisation des tâches, la mécanisation du fait de la production en grandes quantités et la répétition des gestes manuels : « Le travail est […] parcellisé dans un objectif de rendement : “bouleux” préparant des boules d’argile prêtes à être posées sur le tour, tourneurs et/ou estampeurs, engobeurs, anseuses (poseuses d’anses), cuiseurs, en plus d’éventuelles manœuvres et ouvriers assurant le travail d’acheminement et de préparation des matériaux (bois, argile), puis de livraison de la marchandise48. » On est encore loin de « l’engagement vocationnel » propre à l’artiste et du lien symbolique avec la matière caractéristique des céramistes d’art. Il s’agit avant tout de l’exercice d’un métier manuel dicté par la structuration familiale et sociale de l’époque : « Ce n’est pas l’appel de la vocation qui oriente ces travailleurs de l’argile, mais bien les opportunités d’emploi offertes par le réseau social local et familial, ainsi que par la configuration économique des secteurs industriels et productifs de la région49 ». Il s’agissait d’une production paysanne et industrielle territorialisée en raison de la présence de matériaux favorables à la production céramique (de forêts pour l’approvisionnement du bois pour la cuisson). C’est ainsi que des territoires potiers se développent et se configurent autour de l’activité et la production de céramiques, comme c’est le cas de La Borne, de Roussillon ou de Limoges (avec la porcelaine).

La transition vers une reconnaissance artistique

La transition de la poterie à la céramique d’art s’annonce comme un basculement de taille dans la pratique. L’apparition de ce nouveau régime de valeurs s’opère sur une temporalité relativement longue, mais récente à la fois. Le régime de communauté où la logique de la rentabilité prime va basculer graduellement depuis la fin du XIX siècle et surtout dans les années 40 avec l’évolution du contexte économique et les évolutions techniques de la société. D’abord, comme le décrit Flora Bajard, il se produit une hémorragie de la main-d’œuvre masculine lors de la Première Guerre mondiale suivie par la disparition de nombreuses entreprises et manufactures après la Seconde Guerre mondiale. C’est dans ce contexte socio-politique, articulé à l’arrivée de systèmes de réfrigération, de nouveaux matériaux tels que l’aluminium, le plastique — pour la conservation des aliments —, que va se produire le déclin de l’activité potière. Ce phénomène est aussi en partie provoqué par l’apparition de nouveaux matériaux qui intègrent le quotidien domestique et décoratif des foyers populaires (mais aussi par leur toxicité pour la consommation d’aliments liée à la présence de plomb dans certains vernis60). Ces ruptures provoqueront une mutation des pratiques dans le métier ainsi qu’un basculement axiologique des contenus professionnels, et avec ceux-ci l’apparition de nouveaux groupes sociaux, dont les céramistes d’art. D’un point de vue global, Flora Bajard et Jean Girel s’accordent sur l’invention de la céramique d’art comme la conséquence du déclin de la poterie industrielle.
La céramique d’art apparaît en tant que telle au début du XXe siècle lorsqu’elle commence à se faire dans des ateliers individuels suite à la disparition des ateliers traditionnels vers la fin du XIXe siècle61. La production mécanisée, avec l’usage d’instruments industriels pour produire à bas prix, avait subi un « appauvrissement général de la qualité esthétique, dans une période où la facilité d’échanges, la curiosité du monde, la succession des expositions universelles, venait apporter à l’Europe des témoins de production céramique étrangères d’un haut niveau artistique62 ». Pour Jean Girel, il est aussi question de perception de la qualité esthétique laquelle participe de la construction du caractère artistique. Pour cela, il affirme que des collectionneurs, marchands, critiques, artistes, etc., développaient une admiration et une fascination pour « la beauté des céramiques de l’Orient, de l’Extrême-Orient, de l’Amérique précolombienne ou tout simplement des productions potières traditionnelles de nos régions, dans lesquelles ils ne voyaient pas un art mécanique, mais un art tout court63 ». Jules Ziegler et Théodore Deck, tous deux des figures emblématiques de la céramique française (fin du XIXe siècle), apparaissent comme les précurseurs de cette volonté de « créer » avec la céramique. Ces « artistes dans l’âme64 » s’emparent de la matière pour chercher l’innovation esthétique et technique. Si « faire de la céramique c’est résister », comme l’affirme Jean Girel c’est parce que la céramique était devenue, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un terrain de bataille pour résister aux avancées technologiques qui l’avaient chassée du quotidien, mais aussi face à la mort des ateliers artisanaux, petites usines de céramique, provoquée par l’industrialisation de la céramique. Ce phénomène a donc ouvert la voie de la céramique en tant qu’art, en dehors des soucis de production ou d’adaptation au marché.

L’aventure de l’artification de la céramique

L’artification est un néologisme issu de l’anglais proposé par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, depuis les années 2010, dans le but de désigner le passage du non-art à l’art. L’artification correspond à un ou plusieurs états résultant d’un ensemble de micro-transformations dans le statut des acteurs, objets, activités, etc., produisant des changements symboliques et matériels. L’artification, c’est la résultante de l’ensemble des opérations, pratiques et symboliques, organisationnelles et discursives, par lesquelles les acteurs s’accordent pour considérer un objet ou une activité comme de l’art. C’est un processus qui institutionnalise l’objet comme œuvre, la pratique comme art, les pratiquants comme artistes, les observateurs comme public, bref, qui tend à faire advenir un monde de l’art81 »
Elle se produit en fait par une sorte d’élévation sociale, une forme d’esthétisation, de professionnalisation, d’autonomisation, voire d’individualisation de la pratique, des objets et des pratiquants. Il s’agit d’un processus indexé selon l’action de plusieurs opérateurs pouvant s’exécuter sur de nombreux secteurs (artisanat, industrie, divertissement, sport, technique, science, vie quotidienne, etc.). L’artification va de pair avec les pratiques favorisant l’identification de ses acteurs, l’émergence des discours théoriques et une injonction à l’originalité. Globalement, ce concept s’inscrit dans la lignée d’une sociologie des réputations, domaine de recherche émergent, vaste et encore peu structuré82. Inspirées des travaux d’Alain Bowness sur les conditions d’accès progressif aux différents stades de reconnaissance selon quatre cercles83 : — les pairs, les critiques, les marchands et le public —, les auteures proposent d’observer le processus à partir de l’action de quatre segments d’acteurs. Dans le premier cercle se trouvent les producteurs eux-mêmes et leur profonde revendication d’appartenance à un monde de l’art. Cette revendication ne devient effective que grâce à l’intervention du second cercle qui permet la véritable construction du champ : les experts : marchands galeristes, éditeurs, amateurs (initiés et initiateurs). Ensuite, le troisième cercle correspond à l’action des critiques, conservateurs, commissaires, etc. (l’on retrouve également le rôle de l’État, ainsi que de la recherche universitaire). Enfin, le quatrième cercle concerne la consécration finale en tant qu’aboutissement du processus : la reconnaissance du grand public. Les paramètres sont donc nombreux et l’état même de l’artification dépend des conditions où agissent les opérateurs. Ainsi, les différents états de l’artification, du plus complet à l’impossible sont : (1) artification entière et durable comme des domaines sacralisés et jamais discutés comme la peinture, la sculpture, la littérature, la musique, la danse, etc. ; (2) artification demi-stabilisée, comme l’architecture et le design ; (3) artification partielle où seule une partie de la production peut prétendre à l’artification (ou seul un segment du public reconnaît le domaine comme étant partie prenante du monde de l’art) ; (4) artification en voie d’accomplissement (aussi appelée in-progress) relative aux cas n’ayant pas complètement terminé leur processus (ou étant encore méconnus du grand public) ; (5) artification impossible : caractérisés par un éloignement trop important des mondes de l’art pour pouvoir prétendre y appartenir. L’artification revêt un large panel de transformations à plusieurs échelles, dont on peut citer l’esthétisation, l’autonomisation (différentiation), l’internationalisation, l’authentification (signature), la raréfaction de la production, l’unicité, l’individualisation du travail (régime de singularité/travail vocationnel), etc. Les conséquences sur les objets sur lesquels l’artification agit précèdent le cadre de la légitimation, un état d’élévation dans la hiérarchie sociale, qui est sans doute indissociable au processus, mais dont les auteures tiennent fortement à faire le distinguo84.

Faire et sentir : une rhétorique du « feeling »

Penser l’expression artistique comme un langage est un procédé discursif récurrent chez de nombreux artistes de tous domaines. Un céramiste nous confiait que la céramique constituait pour lui sa langue maternelle et que cela ne l’empêchait ni de chercher à l’enrichir ni d’en apprendre d’autres langues. Parler de son activité comme on parle d’une langue vient doubler l’interprétation de la pratique en discours (voire en texte), puisque la langue peut être le moyen ou le support, si l’on reprend la théorie du texte de Roland Barthes. En effet, le texte est une pratique signifiante donc « un système signifiant différencié, tributaire d’une typologie des significations216 » que résulte de la rencontre du sujet et de la langue et « c’est la “fonction” du texte que de “théâtraliser” en quelque sorte ce travail217 ». À l’instar d’une analogie entre céramique et langue, celle-ci est fréquemment envisagée dans une comparaison avec d’autres disciplines comme la musique : « Faire de la céramique c’est comme faire de la musique ; c’est avant tout du “feeling218” ». Et c’est ainsi que la valeur de l’art est évaluée selon une analyse esthétique, c’est-à-dire la science de la connaissance sensible, telle qu’elle a été définie par son inventeur Baumgarten219. Selon la chercheuse Ken-Ichi Sasaki, aborder l’expérience artistique par l’esthétique revient à considérer la dimension autonome de l’expression artistique. La méthode d’observation de la faculté de sentir et la perception esthétique des rapports qu’entretiennent les hommes avec l’art passe par ce vaste champ sémantique qui est le « feeling ». Du verbe anglais « to feel » qui signifie sentir —, le feeling désigne plus qu’une simple qualité sensible, mais « quelque chose de spécial » et induit une différence entre la sensation (feeling) et la perception. Le feeling distingue deux traitements linguistiques : en anglais « feeling » et en allemand « fühlen » renvoient au tactile, tandis qu’en français « sentir » privilégie l’odorat et le goût sans cependant exclure le toucher. Le feeling se définit comme un pouvoir esthétique des objets qui attire, qui donne envie de s’y attarder et d’y réfléchir, comme une réponse immédiate et durable à des stimulis perceptifs (une « chose spéciale » intériorisée physiquement). Selon Ken-ici Sasaki, le feeling émane d’une certaine maturité des émotions. C’est-à-dire que les décisions et les expériences dictées par le « feeling », n’excluent pas l’exercice de la rationalisation. Et la considération de la fonction de l’appréciation par le feeling esthétique engendre des relations et des passions lesquelles ne retirent pas les émotions comme les raisons de l’attachement artistique, mais les dépassent par les subtilités rationnelles qu’elles comportent ; « L’émotion en tant que feeling ne nécessite aucune faculté spécifique pour être ressentie : chacun connaît l’amour et la haine, émotions universelles. En revanche, le feeling esthétique, reposant sur une faculté particulière, règne sur un monde de délicatesse et de nuances »220. À cet égard, l’usage du feeling pour décrire une caractéristique de la relation entre le céramiste et son activité explique le rapport sensible et les subjectivités sous-jacentes au choix du métier, de la pratique, d’une matière de faire plutôt qu’une autre. Aussi, nombre d’artistes rapprochent leur activité de celle des musiciens. Claude Champy par exemple, procède par analogie entre le jazz et la céramique : « Je ne sais jouer d’aucun instrument de musique, absolument aucun ; mais je rêve de jouer la terre et du feu aussi intensément que John Coltrane et Miles Davis jouaient et improvisaient au saxophone ténor et à la trompette221 ». Cette association suppose aussi que le génie de ces musiciens s’inscrit dans leur capacité à l’improvisation, mais que celle-ci requiert une connaissance considérable de l’instrument et une véritable maîtrise des règles pour pouvoir les déjouer. Dans ce cas de figure, le feeling provient d’un processus cognitif porté d’abord par l’intériorisation de l’expérience puis de son détournement. L’opération mentale de l’expérience esthétique décrite par Champy jaillit d’une interprétation du choix par le feeling « comme un sous-entendu de la perception et son pouvoir résident dans la flexibilité, l’aisance, l’étendue et la variété de ces manifestations émotionnelles 222 ». Ainsi, le recours au feeling chez les artistes céramistes s’objective à travers la communication de formes individuelles de la connaissance de la technique, incorporées à des émotions universelles. La difficulté de la communicabilité du feeling est soulevée par Ken-Ichi Sasaki par le fait que la mémoire des individus contienne des zones de différente intensité ou emphase, et que la plupart des êtres humains partagent un fond, des thèmes communs manifestés par un riche répertoire mental des choses. Pour Bernard Dejonghe, le choix de la terre comme sa matière de prédilection est comparé au choix d’un instrument chez le musicien. L’explication se trouve pour lui dans la prédisposition et le goût : « J’ai choisi de travailler avec la terre ou le verre, comme on choisi de travailler avec un instrument de musique particulier parce que ça sonorité vous plaît, ou parce qu’on a des dispositions particulières pour cela 223 ». Ce discours contemple le goût comme la première explication du choix de carrière, et renvoie à l’idée que « les goûts et les couleurs ne se discutent pas ». S’il s’agit là d’une question de feeling, il est aussi question de prédispositions qui rappellent la notion de compétence, voire de « talent ». La spécialisation n’est donc pas un frein à l’expérimentation avec d’autres instruments musicaux tout comme avec d’autres matériaux pour la création artistique. L’expérimentation est d’abord déterminée par l’approche aux connaissances des techniques, et complétée ensuite par l’approche sensible.

Le voyage céramique : rhétorique de l’hétérotopie

La réputation des céramistes, comme des artistes, concerne la dimension internationale, surtout en termes de la diffusion. Cependant, elle passe aussi par l’acquisition de savoirs spécifiques des cultures étrangères. Si, comme nous l’avons vu au premier chapitre la céramique est un monde ponctué par la connaissance et l’expertise technique, l’« étiquette » internationale apporte à la construction de la notoriété. L’intérêt pour la connaissance des procédés techniques et esthétiques d’autres pays (le céladon de Chine ou le raku224 pour le Japon par exemple) met en lumière les influences ayant le plus marqué le milieu. La céramique d’Extrême Orient, constitue en effet, l’un des grands piliers du système idéal de représentations de la céramique, que ce soit sur les savoirs professionnels, sur le traitement social de la discipline ou sur la considération du créateur. Ces passerelles ont été renforcées par des figures emblématiques telles que Bernard Leach. Il a été le premier à rapporter en Europe, par le biais de son ouvrage.
Le livre du potier », depuis l’extrême orient une vision de la céramique élevée dans la pyramide des arts. Comme le note Sabine Pasdelou, auteure de la thèse « La popularisation du japonisme dans la production céramique française entre 1861 et 1950 », le japonisme a eu un impact fondamental en occident : « Depuis une quarantaine d’années, les expositions ayant souligné l’impact esthétique et technique de l’art japonais sur l’art français sont nombreuses et témoignent de la richesse des travaux récents sur la question. Cet engouement tant médiatique que scientifique fut notamment relancé par l’importante exposition « Japonisme » de 1988 au Grand Palais225 ». La relation entre les modèles japonais et français s’illustre par la fascination pour la place que la céramique occupe au sein du quotidien des Japonais ainsi que par la considération sociale vouée au métier et à l’objet. L’exemple du Mingei, que nous avons abordé dans le chapitre précédent, en est particulièrement révélateur. Ce concept fondé par Soetsu Yanagi, célèbre écrivain et collectionneur japonais, connu pour avoir été l’initiateur et porte-parole des « arts populaires » au Japon, désignait la « beauté » des objets utiles et ordinaires. Il serait parvenu « à englober un mouvement original qui fut à la fois une relecture, une redécouverte de l’artisanat du passé et une promotion de la création contemporaine, l’un enrichissant l’autre226 ». Sa pensée occupe ainsi une place singulière dans le paysage artistique de la céramique française, même si la valorisation des arts populaires n’est pas totalement nouvelle en France et en Europe (on pense par exemple au mouvement entamé dans les années 30 par Georges Henri Rivière au Musée des Arts et Traditions populaires). Le Mingei a surtout été compris dans le milieu de la céramique à travers la valorisation des objets ordinaires, redonnant de la valeur à l’ustensilité de l’objet d’art. En accordant une « beauté fonctionnelle » aux objets du quotidien, ce projet concerne l’« esthétique fonctionnelle » et concède au bol » par exemple, l’argument pour asseoir son statut d’œuvre. La revendication du caractère artistique de l’utilitaire s’appuie fortement sur le modèle de la céramique au Japon, lequel est nourri par le Mingei (parmi d’autres courants de pensée philosophiques et spirituels). Par conséquent, la céramique s’est fortement nourrie par divers apports culturels exogènes et s’est ainsi construite sous un imaginaire hétérotopique. En effet, le territoire hétérotopique dans le sens donné par Michel Foucault, qui inventait ce terme pour décrire un emplacement proche de l’utopie où se retrouvent des « espaces autres » localisables et présents dans toutes les cultures : L’hétérotopie a le pouvoir de rassembler en un seul lieu plusieurs espaces qui sont eux-mêmes incompatibles227 ». Ces derniers se retrouvent en hétérochronie, c’est à dire en rupture avec le temps et l’espace traditionnel. La céramique constitue donc le capital spatial abritant les céramistes et les pratiques du monde. Il s’agit d’un espace de partage dans lequel se mettent en scène les valeurs, mais aussi des normes, des pratiques, des techniques, etc., d’ailleurs. Le sentiment d’appartenance à une culture artistique mondiale s’étend ainsi au-delà du territoire géographique et héberge un imaginaire où la céramique agit en langage partagé. Ce langage est compris par les membres du groupe professionnel, malgré l’éloignement géographique et culturel. Cela est possible à travers le patrimoine commun qu’il faut préserver à partir d’une lecture « esthético-technique » des pratiques (mais aussi des valeurs). En dehors de cette image, la reconnaissance de la communauté céramique mondiale en tant qu’unité se cristallise à travers de réseaux de communication, de représentation et de solidarité entre les groupes professionnels tels que l’Académie Internationale de la Céramique (AIC), le Conseil international de revues de céramique (ICMEA), à une échelle plus réduite l’Association de marchés de céramique en Europe (AMCE), entre autres. D’une part, l’observation de ces espaces sociaux d’interaction entre céramistes dans divers endroits du monde corrobore l’hypothèse qu’il existe un sentiment d’appartenance à une communauté céramique réaffirmée par l’énonciation d’une identité collective. L’affirmation de l’intérêt des artistes pour la pratique au cœur d’autres cultures passe par une tradition artistique élargie ayant pour but de confronter les regards228. Arnauld de l’Épine soutient à propos de l’exposition « 8 artistes et la terre » que pour certains d’entre les artistes, il s’agissait de projets professionnels avec un fort caractère d’altérité. Dans l’extrait qui suit, il formule le besoin d’éloignement de la société mainstream : « Nombreux artistes ont voyagé dans le but premier de fuir un monde qu’ils réprouvaient en espérant retrouver le “paradis perdu” (réf. Gauguin) ; beaucoup moins nombreux ont été ceux qui se sont déplacés en cherchant véritablement de s’intéresser à des peuples dont la culture et les modes de vie avaient été en grande partie détruits par l’“apport occidental”. Or ces artistes font partie de ceux qui ont la curiosité d’aller à la rencontre des praticiens d’autres cultures et, pour certains d’entre eux, d’aller jusqu’à se confronter avec leur savoir-faire afin d’élargir leur propre champ d’expériences229 ». La tradition du voyage avec pour fil conducteur la céramique — tout comme l’attirance des mondes non occidentaux par de nombreux artistes de tout horizon — s’est constituée en socle de la renommée pour certains artistes.

Exploiter le potentiel « contemporain » de la matière

Les relations qu’entretiennent les artistes avec le matériau montrent différents aspects du combat contre la considération marginale de la céramique dans l’art. L’artiste belge Johan Creten incarne bien ce phénomène d’engagement artistique. L’usage d’un langage assimilé à l’univers de l’art contemporain — la démarche, le concept et l’idée
— occupe une place prépondérante, et s’articule à la prévalence d’un vocabulaire lié au métier manuel, l’objet, la matière. La transdisciplinarité dans son travail (nombre de ses œuvres sont réalisées en bronze et d’autres matériaux), l’usage « libre » et expérimental de certaines techniques (comme la technique du pastillage qui date du XVIII siècle dans ses sculptures), le travail de collaboration avec des artisans-techniciens lors de ses nombreuses résidences artistiques244 et sa reconnaissance au sein du marché de l’art contemporain, n’empêchent pas l’identification de ses attaches avec le monde de la céramique. Au contraire, sa prédilection revendiquée pour la matière et la culture céramique cristallise son combat contre les hiérarchies artistiques et les échelles de la légitimité. C’est ainsi que le choix de la terre relève pour Johan Creten, d’une expérience singulière et de l’expression d’un lien intime tissé naturellement avec les propriétés spécifiques de la matière : « Lorsque j’ai touché la terre, j’ai immédiatement senti qu’il y avait une place à prendre. Une place dans l’art, mais aussi une place dans la création (…) Elle permet d’amener de la couleur, des textures, des transparences et surtout une peau qui est très différente de toutes les peaux apportées par d’autres matériaux245 ». Ses propos soulignent non seulement le rapport de l’artiste avec la matière, mais également les tensions entre le monde de la céramique et l’art contemporain : « J’ai d’abord commencé à faire des choses que j’incluais dans mes peintures et rapidement, je me suis heurté à une réalité : un artiste qui touche la terre, c’est très tabou dans le milieu de l’art contemporain. Dans les années 80, on vous rangeait de côté, “ça ne se faisait pas246” ». Johan Creten est, à l’image de ses paroles, décrit comme un artiste à contre-courant pour s’être intéressé à une pratique délaissée par l’art contemporain. Selon lui, le travail avec une matière perçue comme « sale et humide » se heurte à des interdits et des préjugés qu’il choisit d’explorer à travers son œuvre dans le but de contribuer à leur dépassement. Sa démarche relève à la fois d’un engagement artistique et à la fois politique. Par son adhésion aux valeurs de la culture céramique — dimension matérielle et technique, travail manuel (il maîtrise toutes les phases de  réalisation de ses pièces), modèle de l’atelier — Creten dénonce la non-reconnaissance de la céramique par la scène artistique contemporaine : « Dans l’art contemporain […] on accorde plus d’importance à l’intellect qu’aux mains. Tous les artistes conceptuels et minimalistes qui utilisent leur cerveau sont de toute évidence meilleurs, plus intelligents et plus raffinés que le pauvre type qui ose vraiment toucher les matériaux avec ses mains247 ». Et cette considération compte à l’heure d’aborder le social et politique à travers le prisme de l’art : « Il est exaltant de pouvoir utiliser ce médium Image. Johan Creten, Odore di femina, pour parler de l’homosexualité, du racisme, des Cité de la céramique, Sèvres. (cl. Gérard interdits sociaux ou de la montée de l’extrême Jonca) droite248 ». En effet, les discours contenus dans ses œuvres sont teintés d’un engagement artistique multiple, mobilisant des rhétoriques spécifiques de l’art contemporain, portées par les propriétés esthétiques, le concept, l’expérience artistique, le sensible, etc., mais pour lesquelles le choix de la matière n’est pas anodin.
La création céramique au carrefour de l’art contemporain se lit aussi à travers le prisme de la déhiérachisation des disciplines, de la déspécialisation, mais également de l’anonymisation de la matière. David Cushway, un artiste du Pays de Gales dont l’œuvre (vidéos, installations et performances) parle des différentes conceptions de l’objet céramique, révélait son désaccord face à la distinction entre céramique et art contemporain : « Je ne suis pas sûr de ce que tu me demandes ici. Tu penses la céramique et l’art contemporain séparément ? La céramique a été longtemps coupable de mener une mentalité sur “nous” et sur “eux”. Dans ma pratique artistique, j’ai rencontré des résistances à mon travail que par la “fraternité de la céramique” […]. Nous sommes comme le dit Glenn Adamson dans une ère post-industrielle, post-disciplinaire et post-atelier, où les hiérarchies n’existent plus en termes de matériaux et de pratiques249 ». L’étonnement de l’artiste face à la nature de la question se lit comme une posture de résistance face aux hiérarchisations. Il semble pour lui invraisemblable de faire la distinction entre céramique contemporaine et art contemporain. Avec cette posture, il conteste un clivage qui est pour lui déjà dépassé. Son refus de la hiérarchie disciplinaire s’appuie sur les travaux de Glenn Adamson, auteur de l’ouvrage « Penser au-delà de l’artisanat », dont la thèse consistait justement considérer un nouvel ordre dans la création, libre des catégorisations et où l’interaction entre l’idée, la main, l’outil et le matériau constituent le foyer de la créativité. Cependant, le témoignage de Cushway exprime aussi la double tension (voire la contradiction) que l’on retrouve fréquemment dans le secteur : d’un coté la négation des hiérarchies, et de l’autre, les marques effectives des clivages et catégorisations encore visibles dans le milieu. En effet, lorsque Cushway déclare qu’il a rencontré des résistances à son travail par la « fraternité » céramique, il suggère que la problématique serait la conséquence d’une automarginalisation des céramistes. Par ailleurs, lorsqu’il explique les raisons qui l’ont conduit à adopter la céramique comme médium, il met en avant le processus d’apprentissage articulé au caractère traditionnel » de la pratique : « Je ne sais pas comment c’est l’école en Équateur, mais ici on fait une année préparatoire où on va tout essayer ; mode, peinture, sculpture, dessin, etc. Ce que je peux dire c’est que la céramique me convenait bien, et en venant d’un milieu au bagage profondément traditionnel, j’ai senti que je voulais quelque chose de l’ordre de l’apprentissage, acquérir des compétences sur les processus. Quelques années plus tard, j’ai réalisé que j’avais échangé une tradition pour une autre, puisque mon père et mon grand-père ont travaillé dans le métal, mais les disciplines étaient liées par le processus transformateur du feu250 ». Avoir choisi la céramique implique un choix de spécialisation, de transmission de savoirs et de compétences, à l’issue d’un apprentissage pluridisciplinaire. Emprunter la voie de la céramique fonctionne comme le signe d’une contestation des hiérarchies artistiques et s’accompagne de la conviction que l’intégration de disciplines auparavant considérées comme artisanales est aujourd’hui effective dans l’art contemporain.

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE : Ethnographie de la céramique : construire une culture de métier et d’art
Chapitre I : Construire les valeurs artistiques et patrimoniales
Chapitre II : L’art de la céramique contemporaine : ponts et frontières
Chapitre III : Céramique d’art contemporain : l’éloge d’une céramique libre
DEUXIÈME PARTIE : Le système d’intermédiation de la céramique
Chapitre I : Les espaces de la publicisation de la céramique
Chapitre II : Marchés de la céramique vs marchés de l’art
TROISIÈME PARTIE : Médiations et céramophilie : représentations d’une passion engagée
Chapitre I : Médiations de la céramique
Chapitre II : Collectionneurs, amateurs : enquête au coeur de la céramophilie
CONCLUSION GÉNÉRALE
Bibliographie

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