Le système de dispersion des sédiments de l’Amazone

Le système de dispersion des sédiments de l’Amazone

Les apports de sédiments fluviaux massifs et riches en particules fines de l’Amazone ont initié la formation d’une proéminente plaine deltaïque au niveau des embouchures du fleuve (Anthony et al., 2014a). Par ailleurs, une importante part des sédiments piégés au sein du plateau continental contribue à la constitution d’un delta sous-marin (Figure 4). Le delta subaérien de l’Amazone est le plus vaste au monde avec une surface de 465 000 km² (Coleman et Huh, 2004), grâce aux apports fluviaux et le régime tidal aux embouchures (Figure 1). Face aux embouchures de l’Amazone, des flux denses et très chargés en vase, dits hyperpycnaux, forment un bouchon vaseux sur le plateau continental à partir duquel des courants gravitaires sont générés sur le fond (Figure 4) (Anthony et al., 2014a). Dans le même temps, les courants de surfaces générés par les vents et les houles poussent la partie supérieure du bouchon vaseux vers la côte. Les apports sédimentaires du fleuve donnent lieu à une concentration et un piégeage rapide et durable de vases fluides sur le plateau continental. Ce processus est associé aux interactions entre eaux douces et salées, et au caractère non-confiné du front estuarien (Geyer et al., 2004).

L’essentiel des vases est concentré au sein du bouchon vaseux de l’Amazone et contribue à la croissance du delta sous-marin du fleuve (Allison et al., 1995 ; Nittrouer et al., 1996). Les masses de sédiments échappant à cette rétention donnent lieu à la formation des bancs de vase transitant sur les côtes des Guyanes (Figure 4). Les processus hydrodynamiques reliant le bouchon vaseux amazonien et la ceinture de banc de vase sont encore méconnus. Augustinus (1978) et Wells et Coleman (1978) ont estimés que seuls 10 à 15 % de la charge sédimentaire annuelle exportée par l’Amazone alimentent la ceinture de bancs de vase. Ces estimations méritent cependant d’être vérifiées par des études plus détaillées (Anthony et al., 2014a). Des courants portant vers le Nord-Ouest entraînent le panache turbide amazonien le long d’une étroite bande côtière de janvier à avril (Molleri et al., 2010), ceci étant favorisé par les forts débits solides (51% de la charge annuelle de l’Amazone sur cette période selon Martinez et al. (2009)) et l’intense agitation côtière saisonnière. Selon Allison et al. (1995), les bancs de vase commencent à se former au niveau du cap Cassiporé, où 150 x 106 t de sédiments (soit les 15 à 20 % du débit solide de l’Amazone cités plus haut) peuvent être stockés annuellement.

Le volume de chaque banc de vase peut contenir l’équivalent de plusieurs fois le débit solide annuel de l’Amazone. Plus de 19 bancs de vase, espacés de 15 à 25 km, migrent constamment le long de la C-A-O à des taux de 0,5 à 4,5 km/an (Gensac, 2012) (Figure 5). En se basant sur ces taux de migration, le transit d’un banc de vase formé au niveau du cap Cassiporé jusqu’au delta de l’Orénoque devrait être entre 400 et 1000 ans. Ces bancs mesurent individuellement 10 à 60 km de long, atteignent une largeur d’environ 20 à 30 km, mais leur épaisseur dépasse rarement les 5 m (Anthony et al., 2010).

La partie aval d’un banc est constituée de vases peu indurées, recouvertes d’une couche de 20 à 40 cm de vases fluides (Figure 5). Cet ensemble ne dépasse pas la profondeur moyenne des basses eaux, et est donc cantonné au plateau continental interne. Ce n’est qu’à l’occasion d’une surélévation du plan d’eau jouxtant le rivage, induite par les forçages hydrodynamiques que sont les houles, la marée et le vent, que de la vase fluide atteint la partie supérieure de l’estran, permettant ainsi la progression du rivage vers le large. Ces dépôts de vase fluide se consolident par dessiccation, permettant l’installation et le développement d’Avicennia germinans et de Lagunculari aracemosa, deux espèces pionnières et halophiles, mais Avicennia germinans demeurant prédominante, notamment à l’âge adulte (Fromard et al., 2004; Proisy et al., 2009). Avec l’avancement du banc, la progression du littoral se poursuit, selon la même dynamique, à la différence que la vase sous-jacente à la vase fluide se consolide peu à peu, perdant sa capacité à atténuer l’énergie des vagues (Augustinus, 2004). Enfin, lorsque l’arrière-banc se présente, l’érosion littorale reprend, et les vagues déblaient partiellement les dépôts vaseux précédemment accumulés.

La manière dont les bancs de vase apparaissent dans la zone du cap Cassiporé est une question encore aujourd’hui non résolue. La périodicité des bancs semble résider dans le couplage des fluctuations atmosphériques et océaniques entre le forçage et la relaxation saisonnière du courant du Nord Brésil guidé par le régime d’alizé (Eisma et al., 1991 ; Allison et al., 2000 ; Augustinus, 2004). Les travaux plus récents de Walcker et al. (2015) ont toutefois démontré un lien très fort entre le régime des houles, l’Oscillation Atlantique Nord (NAO) et la dynamique des bancs de vase.

Une fois formés, les bancs de vase se déplacent le long de la côte sous l’influence d’un processus continu de recyclage de la masse de sédiments par les houles. Cette migration est assurée par la dissipation de l’énergie des vagues, et les courants générés par les vagues et les vents de surface. Gratiot et al. (2007) ont montré un lien entre l’augmentation de la vitesse de déplacement des bancs et l’énergie des vagues. La corrélation entre la combinaison hauteur significative des vagues (Hs) – période (T), notée Hs3.T-2, et les taux de migration des bancs est cependant faible du fait de la contribution d’autres forçages influençant la migration des bancs, tels que l’incidence saisonnière des vagues, l’action des vents de surface, et celle des avancées rocheuses, encore mal estimées. Par ailleurs, les fleuves côtiers peuvent influer fortement sur le rythme de migration des bancs (Gardel et Gratiot, 2004 ; 2005; Anthony et al., 2013). Certes, la continuité de la ceinture de bancs de vase entre l’Amapá et l’Orénoque montre que les estuaires et les jets fluviaux ne conduisent pas à une liquéfaction et à une désintégration de ces bancs. Cependant, les fleuves semblent modifier la taille et la forme des bancs, et altèrent leurs taux de migration. La sédimentation sableuse de ces fleuves est discutée plus loin. Les bancs ont induit une déflexion vers le Nord-Ouest des embouchures des petits cours d’eau.

Au regard de la taille de chaque banc de vase, les processus de migration côtière n’impliquent pas un mouvement de masse, mais plutôt une remobilisation constante du stock sédimentaire par transport des vases par les vagues incidentes depuis l’arrière d’un banc de vase, en érosion, vers l’avant, en accrétion (Figure 5). Au sein du prisme d’accrétion et sur le bord interne du banc, les dépôts vaseux créent une suture dynamique avec le substrat vaseux intertidal (voire localement avec les cordons de sables). Il s’agit du processus majeur d’accrétion sur la C-A-O. La zone d’érosion en arrière du banc, qui constitue, ou constituera, la future zone inter-bancs, affiche généralement un développement dense de forêts de mangrove formées au sein de la structure interne du banc, et héritées de la colonisation massive et rapide du banc par ces palétuviers (Proisy et al., 2009). Les espaces inter-bancs sont relativement déficients en vases, empêchant l’atténuation des houles du large, et sont caractérisés par une avant-côte à la pente concave, étroite et un substrat vaseux consolidé. Le trait de côte se compose de dépôts de vase et de sols consolidés, pouvant être flanqués d’un chenier, et bordés de forêts de mangrove. Ces côtes peuvent être rapidement érodées, et les cheniers débordés par les vagues et roulés vers l’arrière-côte (Gratiot et al., 2007). L’érosion des zones inter-bancs est principalement guidée par le fort régime de houles d’alizés provenant de l’Est au NordEst (décembre à avril), mais aussi par les régimes épisodiques multidirectionnels de houles tout au long de l’année. L’érosion de ces espaces libère d’importantes quantités de vases à la côte qui sont gardées en suspension et transportées par les courants côtiers. Le principal processus d’érosion de ces substrats vaseux est la fracturation des roches en galets de vase et leur transport. La forme plane de ces côtes inter-bancs montre parfois des formes rythmiques d’érosion induisant des caps et des baies. Les processus hydromorpho sédimentaires à l’origine de ce phénomène ne sont pas clairement établis. Une hypothèse émise serait que les différents stades de croissance de la mangrove induisent  des variations de consolidation du substrat vaseux permettant la formation de caps plus résistants à l’érosion et de fonds de baie plus tendres.

Au fur et à mesure que les bancs de vase migrent le long de la C-A-O, ils perdent une partie de leur stock sédimentaire au profit de la progradation de la côte. L’érosion des espaces inter-bancs libère d’importants volumes de sédiments qui réintègrent par la suite le banc. Cette érosion étant variable spatialement, elle entraîne des fluctuations dans le budget sédimentaire des bancs, qui, de plus, peut varier suivant des oscillations océaniques comme celle associées aux événements El Niño ou le cycle nodal de 18,6 ans de la marée (Gratiot et al., 2008), et comme l’ont aussi démontré Walcker et al. (2015), les cycles du NAO.

La mobilité des bancs de vase est donc un processus extrêmement dynamique impliquant le recyclage des vases, la progradation et l’érosion côtière, et la formation et la destruction de forêts de mangrove (Figure 5). Les dépôts côtiers préservés de l’érosion inter-bancs par l’arrivée d’un autre banc de vase représentent la progradation côtière générée par chaque entité transitant. Les côtes de Cayenne et de Kourou ne sont pas affectées par un contexte progradant. Ces côtes sont caractérisées par des plages de baie (un des objets de cette thèse). Les dépôts vaseux dans ces secteurs sont lessivés et ne sont en place que le temps du transit. Les secteurs côtiers adjacents aux estuaires des grands fleuves drainant le bouclier des Guyanes affichent eux aussi des comportements spécifiques par rapport aux passages des bancs, marqués notamment par des formations sableuses adjacentes à ces estuaires.

Les mécanismes cycliques banc et inter-bancs et la variabilité de la position du trait de côte associée, sont des phénomènes continus pour les premiers et se situant à des échelles de temps intermédiaires (plusieurs années) pour les seconds. Sur une échelle de temps plus longue (cycle décennal où pluri-décennal), le comportement de la côte intègre spatialement d’autres variabilités hétérogènes, avec des secteurs affichant de longues période de stabilité, d’érosion et d’accrétion. Ces phénomènes se traduisent par la succession de plusieurs phases banc et inter-bancs. Plaziat et Augustinus (2004) ont identifié les changements côtiers à des échelles multi décennales sur la côte de Guyane à partir de données historiques et de cartes anciennes. L’un des plus fins exemples de ces cycles est le secteur côtier au niveau de l’estuaire de la Mana à l’Est du fleuve Maroni, qui, après une importante phase de progradation en forme de cap vaseux du 18ème au 19ème siècle, culmine en une phase d’érosion active après les années 1950’ (Plaziat et Augustinus, 2004). Dans le cas de cette côte, les phases de bancs successives n’ont pas généré d’avancée de la côte suffisante pour créer des conditions de progradation pérennes, à contrario des phases d’inter-bancs successives qui, elles, ont entretenu un recul durable du trait de côte. Les fluctuations multi décennales du trait de côte ont aussi été observées par Fromard et al. (2004) à partir de l’analyse d’images satellites et des écosystèmes de mangrove. Les raisons de ces évolutions à long terme ne sont pas encore clairement établies mais elles pourraient impliquer le jeu de paramètres locaux dans les interactions entre les vagues et les bancs de vase qui induisent des réajustements du budget sédimentaire côtier.

Le delta du Mékong

Si les dynamiques hydro-morpho-sédimentaires de la C-A-O sont peu impactées par l’Homme, il en va tout autrement du delta du Mékong qui, lui, connaît depuis notamment la fin des années 1990’ des modifications très importantes d’origine anthropique qui en font aujourd’hui un delta à forte vulnérabilité, d’après la synthèse de Syvitski et al. (2009). Dans le cas spécifique du Mékong nous nous sommes intéressés à l’édifice deltaïque lui-même en nous focalisant sur le bilan sédimentaire des chenaux sur une décennie et l’impact de ses fluctuations sur le littoral.

Le Mékong prend sa source dans la province chinoise du Yunnan, sur la marge orientale du plateau du Tibet. Le fleuve traverse six pays (Chine, Thaïlande, Birmanie, Laos, Cambodge et Vietnam) sur 4 500 km (Figure 6), et se jette au sud de la Mer de Chine. La tectonique active du plateau du Tibet et le très large bassin versant qu’il draine (environ 832 000 km²) placent le Mékong au 10ème rang mondial pour le débit liquide annuel (environ 470×109 m³) (Milliman et Syvitski, 1992; Gupta et al., 2002; Syvtski et al., 2005).

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Table des matières

Partie I Introduction
Chapitre 1 : Introduction générale
1 Le delta de l’Amazone, la côte des Guyanes et le système régional de dispersion des sédiments de l’Amazone
1.1 Contexte
1.2 Le système de dispersion des sédiments de l’Amazone
2 Le delta du Mékong
3 Problématiques de la thèse
4 Plan de la thèse
Chapitre 2 : Présentation et état des connaissances sur les sites d’étude
1 Les plages de sables en Guyane : notions générales, la plage de baie de Montjoly et les cheniers de l’Ouest guyanais
1.1 Les corps sableux de la C-A-O
1.2 La plage de Montjoly
Phase dite de transition inter-bancs→ banc : approche d’un banc de vase par l’Est de la plage
Phase dite de banc : envasement de la baie et fixation des morphologies de plage.
Phase dite de transition banc → inter-bancs : départ du banc de vase, nettoyage de la baie et libération progressive des sédiments
Phase dite d’inter-bancs : plage exposées aux houles et retour de l’hydrodynamisme normal
1.3 Le polder rizicole de Mana et les côtes à cheniers de l’ouest guyanais
2 Le système fluvial deltaïque du Mékong
Partie II Méthodologie
Chapitre 1 : Choix des protocoles
Chapitre 2 : Morphodynamique littorale à moyen terme : apport de l’interprétation d’images aériennes et satellitaires
1 Base de données géospatiales
2 Géoréférencement, rectification et géodésie
3 Digitalisation du trait de côte
4 Analyse diachronique de la variation du trait de côte
Chapitre 3 : Suivi morphométrique à très haute résolution (THR) de la plage de Montjoly : apport novateur de la photogrammétrie aéroportée
1 Introduction à la méthode
2 Protocole de chantier
2.1 Segment vol
2.2 Segment sol
3 Protocole de traitement
3.1 Constitution des modèles THR de la plage à l’aide du logiciel Photoscan d’Agisoft
3.2 Validation des modèles à l’aide des relevés de terrain
4 Suivi morphométrique : comparaison des MNS sous SIG
4.1 Nettoyage du sursol
4.2 Bilan sédimentaire : différentiel entre modèles
Chapitre 4 : Suivi topo-bathymétrique d’un site d’étude
1…… Relevés topographiques au GPS RTK et constitution de modèles numériques de terrain (MNT)
1.1 Principes généraux du positionnement à l’aide d’un système GPS
1.2 Instrumentation utilisée
1.3 Géodésie
1.4 Protocoles de déploiement, de levé et de post-traitement
1.4.1 Déploiement de l’instrument et post-traitement des données topométriques
1.4.2 Levé topométrique : modes d’acquisition et objectifs expérimentaux
1.5 Réalisation de MNT sous SIG
2 Cartographie de la bathymétrie des baies de Cayenne
2.1 Principe des levés bathymétriques à l’aide de GPS RTK
2.2 Préparation de l’expérience et acquisition des données
2.2.1 Grille d’échantillonnage
2.2.2 Etat de mer
2.2.3 Instrumentation et vecteur
2.3 Post-traitement des données
Chapitre 5 : Mesures hydrodynamiques côtières
1 Mesure des conditions d’agitation
1.1 Instrumentation
1.2 Déploiement
1.3 Analyse des mesures
2 Données issues de modèles
Chapitre 6 : Modélisation de l’action des houles en contexte d’envasement : utilisation dans la baie de Montjoly
1 Le modèle REF/DIF
2 Données d’entrées et résultats attendus
Chapitre 7 : Comparaison bathymétrique des chenaux du Mékong et du Bassac
1 Base de données géospatiales
2 Caractérisation de la géométrie des chenaux du Mékong et du Bassac
2.1 Construction des images bathymétriques
2.2 Acquisition de la ligne de talweg
2.3 Classification morphologique du fond et calcul des gains/pertes de volumes
2.4 Calcul des paramètres hydrauliques
Partie III Conclusion

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