Le système agraire et la fertilité, une vision agronomique
L’étude des productions agricoles et des moyens mis en œuvre par les populations rurales à partir des sources archéologiques (Guilaine [éd.], 1991), peut être menée en mobilisant le concept de système agraire.
Le système agraire est un « outil intellectuel » qui résume les caractéristiques de l’agriculture pratiquée dans un espace donné et à un moment de l’Histoire et qui permet de saisir son organisation et son fonctionnement, dans un processus continuel de transformation historique (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 41 et 46). Le concept intègre les aspects techniques employés par les groupes humains pour agir sur un milieu écologique afin d’en tirer des productions et ainsi répondre à leur organisation économique (Sebillotte, 1992, p. 118, note 1). Il peut être décomposé en différentes cellules théoriques (jardin, champ, prairie, forêt, troupeau, bâtiments d’exploitation…), dans lesquelles différentes pratiques techniques sont réalisées (défrichage, labour, alimentation du bétail, rotations culturales…).
Deux modèles sont souvent employés pour décrire les systèmes agraires et caractériser l’organisation sociale du travail (Boserup, 1965 ; Morrison, 1994 ; Halstead, 1995 ; Bogaard, 2004). Une agriculture intensive est décrite comme un système de production où une importante quantité de travail est investie par unité de surface exploitée. Les sols sont labourés en profondeur (à la houe ou à la bêche), régulièrement désherbés et entretenus avec des quantités élevées de fertilisants. La place de l’élevage dans ce système est importante, par sa participation à fournir les matières fertilisantes. Cette agriculture est traditionnellement pratiquée par la cellule familiale qui mise sur de hauts rendements. À l’opposé, le système extensif diminue la quantité de travail par unité de surface. Les moindres rendements sont compensés par l’augmentation des surfaces cultivées, qui sont préparées grâce au recours à la traction animale pour travailler le sol superficiellement à l’araire. Les désherbages et la fertilisation sont moins fréquents. Le besoin en main-d’œuvre pour la préparation des champs est plus faible, ce qui permet la diversification des activités (artisanat, commerce) et la stratification sociale. À cause de la taille des surfaces, le moment des moissons nécessite une main-d’œuvre temporairement plus importante. Ces cadres théoriques extrêmes doivent être nuancés, par toute une variété de pratiques. Ces concepts doivent plutôt être mobilisés pour analyser les agricultures dans des processus de transformation historique d’intensificationextensification.
Parmi les paramètres qui permettent la stabilité du système agraire et son développement, la fertilité des sols « correspond à une préoccupation de tous les temps » (Sebillotte, 1993, p. 128). La fertilité d’un écosystème peut se définir comme « sa capacité à produire de la biomasse végétale » et est très liée à la notion de rendements (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 22). Elle est en partie caractérisée par la disponibilité de minéraux (nutriments) contenus dans le sol, dont la teneur est primairement conditionnée par le climat, la roche mère et l’activité microbiologique (qui fixe l’azote atmosphérique) et évolue en fonction des pertes essentiellement par lessivage. Le lessivage peut être contré par le stockage des nutriments dans la biomasse végétale vivante (dans le cas des friches et des boisements). Lorsqu’un sol est cultivé, la fertilité devient une « variable historique » (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 55) qui peut diminuer si les pertes en nutriments accélèrent (avec l’exportation des récoltes, la mise à nu des sols et l’augmentation de l’érosion) ou augmenter si les agriculteurs apportent suffisamment de matière organique. Le bilan des apports et pertes de nutriments détermine en partie la trajectoire des rendements, que les pratiques culturales cherchent à maitriser.
La fertilité est un concept opérationnel qui sert à évaluer les variations de la production agricole (Sebillotte, 1993, p. 128) en comparant des régions par leurs rendements (Sebillotte, 1992, p. 123). Toutefois, le rendement d’un champ est tributaire de la dynamique du territoire exploité : il dépend en partie de la fertilité chimique du sol, qui est elle-même déterminée par les possibilités d’amélioration par « transfert d’éléments fertilisants », limitées par les moyens techniques choisis et l’organisation sociale des agriculteurs (Sigaut, 1992, p. 397). Par exemple, un sol riche chimiquement, pouvant être qualifié de fertile du point de vue des agronomes et des sciences du sol, peut ne pas être jugé fertile par les agriculteurs s’il est difficile à travailler. Des sols plus pauvres peuvent être préférés et être ainsi considérés plus fertiles par les agriculteurs s’ils se travaillent facilement (Cheverry et al., 1995, p. 250). C’est ainsi que Columelle et d’autres auteurs antiques conçoivent leur classement des sols (Petit et al., 2018, p. 42). Les rendements sont aussi limités par d’autres paramètres que la fertilité, par exemple, la concurrence des « mauvaises herbes » (la flore adventice), le développement racinaire ralenti dans un sol compact, le manque ou l’excès d’eau… Les agriculteurs peuvent palier ces inconvénients par un travail conséquent de préparation du sol : décompactage par le labour ou l’arairage, désherbage par sarclage, irrigation ou drainage par l’aménagement de réseau fossoyé, épierrage. La qualité chimique du sol peut aussi être améliorée par l’apport de matière fertilisante, souvent désignée sous les termes d’engrais et d’amendements, qui optimisent la production de biomasse végétale. L’existence de moyens techniques pour corriger le milieu et leurs performances dépend du contexte historique, qui fixe les potentialités agricoles : «dans la pratique, l’agriculteur pour des raisons économiques et (ou) d’organisation du travail, ne corrige pas suffisamment le milieu » (Sebillotte, 1993, p. 131). L’amélioration des rendements se confronte ainsi aux contraintes de fonctionnement des exploitations (Sebillotte, 1992, p. 120).
Les agronomes donnent des sens stricts aux mots engrais et amendements. L’engrais est une matière minérale ou organique qui fournit des minéraux nutritifs aux plantes (voire des hormones de croissance). Les amendements sont des matières minérales et organiques incorporées au sol afin d’améliorer ses propriétés physiques et chimiques (acidité, rétention d’eau, structure) (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 57). Cependant, ces termes segmentent une réalité moins tranchée : par exemple, l’apport de matière organique pour délivrer des nutriments peut corriger la structure d’un sol en améliorant sa cohésion et en permettant une meilleure rétention d’eau. La diminution de l’acidité d’un sol, par l’apport de matière calcique (chaulage, marnage) ou potassique (cendres), a pour rôle de limiter la biodisponibilité de métaux potentiellement toxiques pour la plante (aluminium) et favorise le développement de microorganismes qui minéralisent les nutriments exploités par les végétaux.
L’apport de matières fertilisantes se fait en exploitant la matière organique d’une autre partie du territoire (qui se retrouve appauvrie par ce fait), ce que les agronomes qualifient de « transfert de fertilité » (Sigaut, 1992, p. 398). Les transferts de fertilités sont historiquement pratiqués de deux façons (Sigaut, 1992, p. 398) : par une agriculture itinérante où les champs sont déplacés sur des espaces permettant d’exploiter la matière organique accumulée depuis des dizaines d’années (essartage, écobuage) (Menbrivès et al., 2019, p. 124‑126), ou bien par l’apport de matières fertilisantes (excréments, fumier, végétaux…) sur des champs fixés. Dans le sens commun, la jachère, en tant que friche herbeuse installée entre deux cultures successives, est souvent considérée comme servant à renouveler la fertilité des sols, au même titre qu’une friche longue. Cependant, ce rôle intervient non pas par l’existence même de la jachère, mais par le travail qui lui est appliqué : apport de fumier, parcage mobile et labour pour enfouir les épandages, décompacter le sol et détruire la végétation concurrente (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 234 ; Morlon et Sigaut, 2008). Le renouvèlement de la fertilité par un transfert vertical opéré par les végétaux qui puisent des nutriments profondément dans le sol se réalise surtout sur le long terme, avec le développement de végétaux pérennes, dans le cadre d’une agriculture itinérante.
Les surfaces cultivées ne peuvent occuper qu’une part réduite du territoire nécessaire pour garantir une stabilité du système agropastoral (Sigaut, 1992, p. 399). « De véritables oppositions » sont ainsi conçues entre les zones appauvries et les zones enrichies (Sebillotte, 1992, p. 120). Ces espaces peuvent se rapporter aux notions antiques d’« ager », les terres cultivées, et de « saltus », l’espace périphérique parcouru par le bétail (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 218) . Les espaces incultes, d’où sont tirées les matières organiques fertilisantes, sont composés de multiples milieux : friches, pâturages, landes, boisements, entretien des chemins et fossés… (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 58). Si la part des surfaces cultivées est importante dans le territoire exploité, le transfert de fertilité est dilué et ne peut être que faible. Dans un système intensif qui réduit l’emprise des surfaces cultivées (ou qui possède un saltus étendu), l’apport de fertilisants peut être plus concentré, sous réserve d’un investissement conséquent dans le travail (transport). Le recours aux animaux domestiques comme intermédiaires du transfert de fertilité est la pratique la mieux documentée et la plus pratiquée avant l’apparition d’engrais minéraux de synthèse. Les agriculteurs doivent articuler les besoins de nourrissage des animaux et les besoins de fertilisation des champs pour exploiter aux mieux les espaces et permettre la collecte des déjections. Nous pouvons distinguer quatre manières de gérer l’alimentation du bétail, qui ont chacune leurs conséquences sur l’organisation des tâches de fertilisation des sols.
i) Si le bétail demeure uniquement sur le saltus pour pâturer, les déjections sont difficilement récupérables pour les champs. Ces matières rapidement minéralisées profitent plutôt à la flore des pâturages.
ii) Si le bétail est mis à pâturer sur les jachères, en se nourrissant des éteules (chaumes subsistant après la moisson) et de la repousse des végétaux adventices entre deux labours, les animaux assimilent une part des nutriments et peu d’entre eux sont restitués au sol, causant un appauvrissement progressif de leur fertilité.
iii) Des allers-retours entre l’ager et le saltus sont donc nécessaires et peuvent se concrétiser par plusieurs déplacements quotidiens du troupeau entre les temps d’alimentation et ceux de repos sur les jachères où les animaux peuvent déféquer. Cette pratique de fertilisation est nommée « parcage (mobile) ». Le transfert de fertilité est forcément imparfait, car une part non négligeable des éléments nutritifs est perdue entre le saltus et l’ager, par la quantité de nutriments assimilée par les animaux et les quelques déjections dispersées dans les espaces de pâturage et les chemins durant le déplacement du troupeau. Une petite partie des végétaux consommés sur la jachère durant le repos est aussi renvoyée vers le saltus (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 234). Cette technique demande d’organiser le travail autour du gardiennage et du déplacement des troupeaux, en mobilisant de la main-d’œuvre spécialisée sur ces seules tâches.
iv) Si les agriculteurs développent la production de fourrage, via des prairies de fauche (artificielles) ou par la récolte de végétaux issus du saltus, et le servent au bétail parqué sur la jachère ou placé en stabulation à proximité de l’habitat (dans un enclos ou une étable), le transfert de fertilité est plus efficace. En effet, la majorité des déjections peut alors être récupérée mêlée à de la litière, sous forme de fumier (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 262‑263). Le fumier peut être facilement stocké et utilisé au moment le plus convenable pour le calendrier des agriculteurs. Cette technique d’élevage nécessite le développement de solutions de transports de grandes quantités de matières, pour l’affourragement et le déplacement du fumier de l’habitat vers les champs.
D’autres matières peuvent être exploitées pour assurer le transfert de fertilité, comme les végétaux récoltés sur le saltus ou durant l’entretien des chemins, des fossés et des haies, puis compostées et épandues. Les cendres des foyers et les excréments humains issus des latrines sont aussi employés. Les amendements minéraux nécessitent des moyens de transport importants et devaient être relativement limités avant la mécanisation de l’agriculture (Mazoyer et Roudart, 1997, p. 356).
La gestion de la fertilité par les agriculteurs est un processus dynamique. Les rendements sont affectés par l’état du sol après les cultures précédentes et les effets positifs ou négatifs se cumulent dans le temps (Sebillotte, 1992, p. 120). La fertilité n’est donc pas un paramètre absolu et dépend de la fonction que les agriculteurs attribuent à un milieu (en choisissant telle ou telle culture) et des moyens humains et techniques qu’ils y investissent (Sebillotte, 1993, p. 130).
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Table des matières
Introduction
Le système agraire et la fertilité, une vision agronomique
L’économie agraire du second âge du Fer et de la période romaine
L’occupation du territoire
Les productions agricoles
Notre contribution à l’étude de la gestion de la fertilité par les agriculteurs gaulois
Chapitre 1 : État de l’art, la question historique de la fertilisation
1.1. La gestion de la fertilité des sols dans les sources littéraires
1.2. Les indices intrasites de la production de fumier
1.3. La localisation des épandages de fumier grâce au mobilier hors site
1.4. Les régimes de cultures par l’écologie des flores adventices
1.5. Le nouvel apport des analyses isotopiques
Chapitre 2 : La fertilisation abordée par la biogéochimie
2.1. Variations de la composition isotopique en azote du sol et des plantes et mise en évidence de la gestion de la fertilité des sols
2.2. Identification d’une valeur seuil de δ15N discriminant l’usage de fertilisation organique
2.2.1. Études expérimentales et observationnelles des effets de la fertilisation en céréaliculture
2.2.2. Utilisation du collagène osseux de cerf comme référence pour la flore sous influence non anthropique
2.2.2.1. Reconstitution des chaines alimentaires passées
2.2.2.2. Comportement alimentaire des cerfs modernes
2.3. Discrimination isotopique du carbone et conditions environnementales de croissance des céréales
2.4. Fertilisation aux algues et enrichissement des céréales en arsenic
2.5. Préservation des signaux isotopiques et élémentaires dans les vestiges archéologiques et critères de contrôle qualité des mesures
2.5.1. La teneur relative en azote et carbone et le rapport atomique C/N pour s’assurer de l’intégrité du collagène osseux
2.5.2. Effet de la carbonisation et des traitements chimiques sur les céréales archéologiques
2.5.3. Pistes de recherche sur la diagénèse de l’arsenic dans les plantes
2.5.3.1. Contamination des grains en éléments traces métalliques par le ruissellement
2.5.3.2. Localisation de l’arsenic dans les grains
Chapitre 3 : Corpus
3.1. Division du territoire d’étude en zones géographiques
3.2. Corpus archéologique
3.2.1. Céréales
3.2.2. Cerf
3.3. Corpus expérimental
3.3.1. Culture d’épeautre et pâturage de l’archéosite « Coriobona, village gaulois » à Esse (Charente)
3.3.2. Cultures d’orge vêtue fertilisées aux algues de la station agronomique du Orkney
College UHI (archipel des Orcades, Écosse)
Chapitre 4 : Méthodes
4.1. Analyse isotopique des céréales archéologiques
4.2. Extraction et analyse isotopique du collagène osseux de cerf archéologiques
4.3. Analyses isotopiques des céréales expérimentales pour l’étude du pâturage
4.4. Analyses des céréales expérimentales pour l’étude de la fertilisation aux algues
4.4.1. Pré-traitement des grains
4.4.2. Digestion des grains et analyses élémentaires par Q-ICP-MS
4.4.3. Analyse élémentaire et isotopique par EA-IRMS
4.4.4. Imagerie MEB et cartographie par NanoSIMS
4.5. Analyses statistiques
4.5.1. Analyses statistiques des valeurs isotopiques de l’azote et du carbone
4.5.2. Analyses des cartographies élémentaires NanoSIMS
4.6. Logiciels utilisés
Chapitre 5 : Résultats
5.1. Céréales archéologiques : résultats des analyses isotopiques
5.1.1. Massif armoricain
5.1.2. Plaine de Caen
5.1.3. Normandie
5.1.4. Beauce
5.1.5. Centre du Bassin parisien
5.1.6. Picardie
5.1.7. Champagne crayeuse
5.1.8. Lorraine
5.1.9. Vosges
5.2. Collagène osseux de cerf : résultats des analyses isotopiques
5.3. Expérimentation de pâturage : résultats des analyses isotopiques de l’épeautre de Coriobona
5.4. Fertilisation aux algues : résultats de l’analyse des grains d’orge expérimentaux d’Écosse
5.4.1. Analyses élémentaires par Q-ICP-MS et EA-IRMS
5.4.1.1. Influence du compost d’algues sur la composition des grains d’orge vêtue
5.4.1.2. Effet de la carbonisation sur la composition des grains
5.4.2. Cartographies élémentaires par MEB et NanoSIMS
Conclusion