Le mode impératif constitue l’objet de ce travail . Nous voudrions d’abord montrer ici comment il peut en effet se constituer en objet d’étude linguistique. Pour cela, nous comparerons la façon dont quelques traditions linguistiques bien identifiées mais assez différentes ont traité, à titre particulier, cette question de l’impératif. La linguistique pragmatique, telle que l’illustre par exemple C. Kerbrat-Orecchioni , est essentiellement une sociologie du langage. L’« interaction verbale » constitue son objet propre, de la même façon que, plus généralement, l’interaction constitue l’objet propre de la sociologie qui l’inspire. Dans ce cadre épistémologique, si l’impératif apparaît, ce n’est pas tant comme tel que comme forme particulière d’injonction. L’injonction est en effet elle-même un type particulier d’interaction verbale. L’un des mérites de l’approche pragmatique est précisément de recenser la diversité des formes, linguistiques ou non, qui peuvent relever d’un même acte. L’injonction peut ainsi se réaliser en geste ou en parole, en interjection ou en phrase articulée, et, dans ce dernier cas, sous les modes les plus divers : infinitif, subjonctif, indicatif, impératif. Pragmaticien avant la lettre, Charles Bally notait déjà, à propos de l’injonction : la compréhension ne souffre pas de la carence sans cesse accrue de l’expression explicite ; l’expression devient même plus claire et plus incisive à mesure que les mots font défaut. Ce point de vue onomasiologique, qui part d’une signification pour recenser les formes par lesquelles elle sera traduite, peut aisément s’appliquer à un état particulier de la langue. Soit par exemple l’occurrence suivante d’ancien français, tirée de notre corpus : Reis XIX, 4, Tut issi Jonathas al rei de David parlad, si li dist : « Ne pecchier pas, bel sire, en tun serf David, kar vers tei il n’ad mesfait, mais bones sunt ses ovres é a tei honurables é prophitables. E menbre tei cume il se mist en peril quant od le geant se cumbatid é par le dun Deu venquid.».
Jonathan conserve continûment la même attitude face au roi. En termes de linguistique pragmatique, ses paroles relèvent toutes de la même interaction verbale. Les deux éléments surlignés correspondent donc indistinctement à des conseils (injonction faible), malgré la différence formelle entre l’un et l’autre. La tradition philologique, volontiers empirique, a souvent adopté cette approche onomasiologique. Ainsi, la thèse que David Englaender consacra, au siècle dernier, à l’impératif en ancien français , s’intéresse-t-elle tout au long d’une bonne partie à « l’infinitif jussif », assimilé à l’impératif sur la base de cette communauté de signification. Ratifiant implicitement cette manière de voir, la plupart des grammaires qui traitent de l’ancienne langue mentionnent elles aussi cet emploi de l’infinitif au chapitre de l’impératif.
Ce type d’approche n’est résolument pas le nôtre. Nous nous situons d’emblée hors d’une problématique pragmatique, qui selon nous n’atteindrait pas spécifiquement l’objet dont nous entendons rendre compte. C’est bien d’abord le signifiant impératif qui nous intéresse, et non l’injonction. Nous écartons par conséquent aussi délibérément du champ de notre étude le cas de l’infinitif jussif de l’ancien français veut certes pas négliger ces phénomènes, mais sa démarche est justement inverse: excluant donc les équivalents sémantiques, pour s’interroger ensuite sur les effets de sens, d’ailleurs divers, du signifiant considéré. De notre point de vue, l’étude détaillée des emplois injonctifs de l’infinitif relèverait bien plutôt d’une enquête plus générale sur le mode infinitif en français . Nous ne percevons pas directement d’unité linguistique dans une signification, mais nous poserons au contraire la question inverse : que signifie la relative unité du signifiant impératif ?
BASES VERBALES PROPRES À L’IMPÉRATIF
L’impératif latin partageait avec l’indicatif, outre la base lexicale, la voyelle modale prédésinentielle. L’évolution phonétique logique devait donc conduire en français, du fait de la perte des désinences propres de l’impératif latin, à une synapse entre les paradigmes d’impératif et d’indicatif. Cette synapse a très généralement eu lieu : dans la grande majorité des cas, seule l’absence de -s final de la P2 à l’impératif distingue formellement les deux paradigmes dès l’ancien français ; les bases sont, elles, tout à fait identiques. Certains verbes toutefois présentent en ancien français ou présenteront plus tard une base impérative non strictement conforme à l’évolution phonétique. Ces verbes particuliers répondent tous aux caractères suivants : d’une part, ils n’ont, pas plus que les autres, développé une base originale, qui aurait remotivé lexicalement l’opposition institution/prédication ; d’autre part, la base qu’ils ont adoptée est empruntée au mode subjonctif. Deux faits de nature systématique paraissent donc remarquables dans le passage du verbe impératif latin au verbe impératif français : d’une part la perte d’une opposition formelle systématique entre l’impératif (la modalité d’institution) et les modes de prédication ; d’autre part l’apparition d’une opposition non plus morphématique, mais radicale, entre des bases dont la morphologie résulte de la simple évolution phonétique, et des bases dont la morphologie est empruntée au mode subjonctif. L’opposition radicale française ne remplace pas l’ancienne opposition morphématique. Elle est d’une nature tout à fait différente, puisqu’elle intervient à l’intérieur même du bloc impératif. C’est elle qu’il nous reviendra d’interpréter, après analyse détaillée des faits. L’étude de ces bases formellement subjonctives, que nous proposerons ici, relève bien du cadre général de l’analyse morphologique du verbe impératif. Cependant, la morphologie en l’occurrence ne saurait s’en tenir à un simple recensement de ces formes, sans qu’on tente d’expliquer pourquoi, à un moment de l’histoire, la langue les a substituées, pour certains verbes, et non d’autres, aux formes génétiques attendues. La tradition guillaumienne, sur ce point, se contente en général d’évoquer le caractère « puissanciel » des verbes en question. Cette caractérisation sémantique est certes correcte d’un point de vue général : toutes les bases verbales concernées sont en effet situées en deçà d’un certain seuil, que Gustave Guillaume appelle « la ligne d’actualité impérative ». Cependant, l’inverse n’est pas nécessairement vrai : il existe probablement en français des verbes « puissanciels » pour lesquels la langue n’a pas emprunté sa morphologie impérative au subjonctif. C’est qu’en fait le critère sémantique retenu pour la délimitation du seuil n’est pas assez précis, et ne peut par conséquent fonder une explication suffisante de l’emprunt au subjonctif.
Il nous paraît nécessaire en l’espèce d’affiner la caractérisation de ces bases à morphologie subjonctive par la prise en compte, non seulement des effets analogiques précis qui ont pu déterminer historiquement la substitution paradigmatique, mais aussi de l’entourage syntagmatique de ces verbes. Plutôt que dans le sémantisme de ces bases, la cause de l’apparition d’une morphologie subjonctive de l’impératif est sans doute à rechercher dans certaines constructions privilégiées propres à la conjugaison de ces verbes à l’impératif, dans le passage du latin au français. En prenant en compte ces constructions, nous sortons certes du strict plan de la morphologie radicale, mais précisément pour mieux en rendre compte. L’approche analytique, légitime, n’est tenable que jusqu’à un certain point. Dans le cas de l’impératif, dont on a souvent contesté la personnalité sémiologique, nous voulons précisément montrer que l’identité morphologique est dans certains cas reliée de façon originale en diachronie à une forte identité syntagmatique. Sur ce point, qui engage des choix théoriques, nous devons préciser qu’à nos yeux, cette prise en compte des signifiants syntagmatiques ne constitue en rien un argument qui établirait que l’impératif n’est qu’un « mode de discours ». Si nous élargissons, de la morphologie à la syntaxe, notre niveau d’analyse, nous ne quittons pas le plan de la langue, d’emblée systématique comme on verra. La distinction disciplinaire entre morphologie et syntaxe nous paraît d’ailleurs assez peu pertinente dans ce cas, et c’est sans doute à propos des bases impératives que l’idée de morphosyntaxe se révèle particulièrement nécessaire et concrète.
La substitution radicale et précoce, antérieure aux premières attestations écrites en français, d’une base formellement subjonctive à la base impérative génétique a dû se produire pour trois verbes, qui, au XIIe siècle, présentent à l’impératif une morphologie quasi exclusivement subjonctive : soies, aies < *ayyas, saches < sapias. Ces bases impératives à morphologie exclusivement subjonctive apparaissent dans la langue comme l’indice historique d’une continuité fonctionnelle entre les modalités d’institution (de laquelle relève le mode impératif) et de prédication (de laquelle relèvent notamment les modes indicatif et subjonctif). La façon dont la langue traduit cette continuité dans la chaîne syntagmatique, à travers ces bases, va nous permettre de les identifier. La continuité peut en effet être exprimée par la langue comme une identité pure et simple : la langue situe ainsi a priori les bases optatives soi- et ai- en deçà de la conception d’une distinction entre institution et prédication. Elle peut aussi se reconnaître à travers la distinction et l’extériorité mêmes posées syntagmatiquement par la langue entre institution et prédication : la base sachne relève quant à elle en rien de la prédication, mais ne saurait apparaître syntaxiquement que liée, par la construction qu’elle engage, à une prédication.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNERALE
I MORPHOLOGIE ANALYTIQUE DU VERBE IMPERATIF
INTRODUCTION
1. BASES VERBALES PROPRES A L’IMPERATIF
2. OPPOSITIONS MORPHEMATIQUES PROPRES AUX FORMES FAIBLES D’IMPERATIF : ETUDE MORPHOLOGIQUE ET SEMANTIQUE
3. MARQUAGE MORPHEMATIQUE DES FORMES FORTES D’IMPERATIF : ETUDE DIACHRONIQUE
CONCLUSION
II ETUDE LEXICO-SEMANTIQUE DU VERBE IMPERATIF ISOLE
INTRODUCTION
1. ECHELLE THEMATIQUE DES VERBES IMPERATIFS ISOLES
2. DEFINITION ET FORMALISATION INDICIELLE DE RELATIONS D’HYPONYMIE ET DE VICARIANCE IMPERATIVE A PARTIR DE L’ECHELLE THEMATIQUE
3. VERBES IMPERATIFS ISOLES DONT LA SIGNIFICATION ABOLIT UN OU DEUX SEUILS THEMATIQUES
4. INDICE 0 DE PROCES : EMPLOIS INTERJECTIFS DU VERBE IMPERATIF ISOLE
CONCLUSION
III SYNTAXE ANALYTIQUE DU SYNTAGME VERBAL IMPERATIF ISOLE 301
INTRODUCTION
1. SVI ISOLES ENCLITIQUES
2. EVOLUTION DIACHRONIQUE DE CONTRAINTES SUSCEPTIBLES D’ENTRAINER LA SYNTAXE PROCLITIQUE DANS LE SVI ISOLE
3. INCIDENCE SPECIFIQUE DE CERTAINS ADVERBES CONJOINTS AU VERBE IMPERATIF
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
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