Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’homme, qui était jusque-là considéré comme la plus belle œuvre de tous les temps, voyait son « monde s’effondre[r] » . Il est déchiré et partagé entre animalité et humanité. Le vingtième siècle est en effet marqué par les guerres qui ont amené beaucoup de mutations aux plans religieux social et idéologique. Ces changements deviennent alors une affaire préoccupante pour beaucoup de penseurs et inspirent bon nombre d’écrivains à faire de leurs œuvres le reflet de cette guerre. Maurice Nadeau a bien compris lorsqu’il dit: « Le romancier crée un univers qui constitue l’équivalent exact, lisible et significatif du monde qui l’entoure » .
Mais, une sensation de dégout anime certains écrivains de la première guerre, parce que les croyances morales philosophiques, et métaphysique qui représentaient la dure conquête et patientes des meilleurs esprits de tous les siècles avaient été consumées dans les conséquences des grandes guerres. Ils se retrouvent plus dans les horreurs de ces derniers et l’insensibilité de l’existence humaine incarnant effectivement désespoir et incertitude. Immanuel wallerstein dira en ce sens qu’ : « il n’y a aujourd’hui pas plus de raison pour l’optimisme que pour le pessimisme [et que] tout reste possible, tout demeure incertain » .Ainsi, cette incertitude que l’homme a héritée de cette guerre, imbibée de sang, de labeur, de larmes et de la sueur, bref de toutes les formes du liquide, va le pousser à se replier et à s’isoler afin de méditer sur le vrai sens de la vie. Ce faisant, l’écriture littéraire, à partir de ce moment, montre de plus en plus le désir de vouloir saper tous les fondements du roman traditionnel. Elle remet en question les règles aristotéliciennes et par conséquent, «L’écriture classique (cesse) d’être universelle et que les écritures modernes sont nés» . Un renouveau esthétique qui commence à refléter le vécu de l’homme en abordant des thèmes nouveau qui, jusque-là, étaient banalisés dans la littérature tels que le liquide, l’isolement… Ainsi des écrivains contemporains, à l’instar d’André Gide et Ken bugul, respectivement Dans la Symphonie pastorale et De l’autre côté du regard s’identifient à cette forme d’écriture nouvelles en abordant ces thèmes.
Dans La symphonie pastorale, le pasteur profite de l’isolement occasionné par « la neige qui n’a pas cessé de tomber » pour raconter comment il a recueilli Gertrude et dans quelle mesure cette dernière a été l’objet de destruction du tissu familial de ce dernier. Parallèlement à Gide, ne voix féminine et africaine s’émancipe afin de montrer l’universalité de la littérature en traitant avec justesse des thèmes identiques à ceux de Gide dans La symphonie pastorale. Ken Bugul qui a longtemps refusé une appartenance à une littérature africaine et francophone corrobore, cet état de fait dans ses ouvrages autobiographiques. Dans la dynamique d’une mise en scène de sa vie dans De l’autre côté du Regard , elle tente de nous montrer l’itinéraire de la narratrice, Marie, qui, abandonnée par sa mère sur le quai d’une gare, raconte comment elle est reléguée à l’arrière-plan à la faveur de sa nièce. Après la mort de sa maman, elle essaye de rétablir le dialogue avec le personnage principal par l’eau de la pluie pour combler cette solitude longtemps vécue. Cette coïncidence thématique nous donne envie de porter notre réflexion sur le thème ci-après :« Le symbolisme du liquide et l’isolement dans La symphonie pastorale d’André Gide et De l’autre côté du regard de Ken Bugul ».
Le sujet se trouve être justifié a priori par cette disparité saisonnière : hivers (neige), et hivernage (saison des pluies) qui renvoie à un même champ lexical : le liquide, présent dans les deux œuvres et qui est concomitamment lié à l’état d’âme des personnages, symbolisé par les larmes, permet une meilleur compréhension des préoccupations de l’homme dans sa société, sous les séquelles de la guerre. Ceci pourrait expliquer « les perspectives existentielles » de Gide qui, à travers son personnage, montre, de manière métaphorique, les dérives de l’homme, dans son œuvre car « après la catastrophe de la guerre mondiale, la symphonie pastorale ne pouvait qu’apporter une déception générale » . Cette déception, désolation, désillusion que l’homme a, au sortir de ces guerres, semble être représentée par les larmes qui parcourent la symphonie. Ce qui conduit d’ailleurs à l’isolement. Toujours dans cette perspective, Ken Bugul, plonge son lecteur dans un contexte qui diffère, certes, sur le plan géographique mais identique au plan thématique.
LE LIQUIDE SOURCE D’ISOLEMENT
Au XXème siècle, la problématique du liquide semble intéresser la littérature contemporaine. De ce fait, la fluidité thématique liée à l’élément liquide, qui a emporté cette vague d’écrivains, n’a pas laissé au passage les deux auteurs du corpus. Dans La symphonie pastorale d’André Gide comme dans De l’autre côté du regard, nous remarquons une certaine submersion de cet élément liquide qui, du reste, est intimement lié à l’acte d’écriture des personnages esseulés. Il ne serait ainsi pas aisé de persévérer dans une logique de clarification sans prêter notre attention sur la définition de certains concepts du sujet, en occurrence le « liquide ». Et pour Le Petit Robert, liquide est issue du Latin « liquidus » et signifie « Qui coule ou tend à couler ». En d’autres termes, l’eau, la pluie, la neige, les larmes, la sueur, bref tout ce qui coule ou est susceptible de couler renvoie à la notion du liquide. Ce foisonnement d’éléments, lié pour les uns à l’Homme, et pour les autres, aux lois et phénomènes de la nature participe à la matérialisation de l’eau. Celle-ci, en étroite relation avec l’acte d’écriture, occasionne principalement l’isolement des personnages. Dès la Genèse de La symphonie pastorale, nous observons que Gide, à travers le pasteur, déclenche les possibilités d’une écriture intime, dont la neige est le principal motif. C’est pourquoi, dès l’incipit de son journal, le pasteur décline son projet « d’écrire tout ce qui concerne la formation et le développement » de Gertrude.
La neige qui n’a pas cessé de tomber depuis trois jours, bloque les routes. […]. Je profiterai des loisirs que me vaut cette claustration forcée, pour revenir en arrière et raconter comment je fus amené à m’occuper de Gertrude.
L’expression des sentiments personnels de l’héroïne, Marie, dans De l’autre côté du Regard, causée par l’abandon de la maman, constitue pour l’auteur un moment pour s’atteler à une écriture de soi, source de détresse et de désolation. Si, dans La symphonie pastorale, le pasteur, d’emblée, insiste sur la formation de Gertrude, dans le roman de Ken Bugul, se dessine, dès le début, une volonté manifeste de garder jalousement son héritage culturel. Cet héritage est caractérisé par une chanson au début de l’œuvre qui rappelle la manière spécifique de la femme sénégalaise, qui berce son enfant qui pleure. En effet, depuis son enfance, Marie souffre d’un manque d’affection maternelle. Aussi, l’abandon d’un enfant qui n’a que cinq ans par sa mère, est le point de départ de l’isolement qui, à coup sûr, offre les motivations d’une mise en scène de soi. C’est à partir d’une perspective de distanciation, marquée par une non adhésion à la décision de la mère, que couleront les premières gouttes de liquide symbolisées pars ces larmes.
Du Je l’aspergeais sable que je prenais à pleine mains.
Ma mère me demandait d’arrêter.
Je pleurais.
J’avais la morve qui coulait.
J’étais à moitié nue.
Il faisait chaud et j’avais chaud.
J’étais recouverte de sueur et de sable.
AVENEMENT DU MERVEILLEUX
Le merveilleux est souvent perçu comme un effet littéraire provoquant chez le lecteur une impression mêlée de surprise et d’admiration. La rhétorique classique a, à son tour, limité le merveilleux à l’intervention du surnaturel dans un récit et le décrivait comme un ensemble de procédés qui conduit celui-ci vers son côté émouvant. La notion du merveilleux était ainsi attribuée au genre littéraire appelé épopée. C’est surtout dans un récit épique ou dramatique qu’il trouve son emploi, soit l’écrivain l’emprunte aux valeurs, aux croyances religieuses ou à la magie, soit il l’invente grâce à sa puissance d’inspiration et d’imagination. Le merveilleux dans l’étude de notre corpus affiche les ambitions créatives des deux auteurs suivant les schémas narratifs des œuvres. Il débute le projet littéraire de Gide et de Ken Bugul, en mettant en relief les éléments aquatiques, marquant l’isolement dans toutes ses formes. De ce constat sur les deux œuvres de notre corpus, s’opère l’avènement du merveilleux, qui est pourtant manifeste et donne lieu à une véritable création artistique née de l’invention de Ken Bugul. Il apparait, d’ores et déjà, que les deux auteurs de notre corpus préfigurent une appropriation de la notion du merveilleux, qui était, jadis, le propre de la littérature orale, soit en faisant recours aux Écritures religieuses, comme le fait Gide, soit en passant par la création magique de l’écrivain et donc à l’invention, à l’image de Ken Bugul.
L’imagination
Le plus souvent, on définit l’imagination comme cette capacité à produire des images ou à les former. Une telle définition mérite d’être relativisée, car elle marque la distinction fondamentale entre l’imagination reproductrice et l’imagination créatrice. Elle ne reproduit pas les images émanant de la perception, l’imagination créatrice nous délivre de ces derniers, tout en produisant de nouvelles images. L’imagination est, nous dit Gaston Bachelard, la faculté « de déformer les images fournies par la perception. » Imaginer est donc un acte de liberté qui consiste à se détacher d’une image présente, à la transformer ou modifier, afin d’en inventer une autre qui fera l’objet d’une création nouvelle. Le journal de Gide comme L’autobiographie de Ken Bugul, est le ruissellement d’une histoire réelle en matière littéraire. Ici, la part de la narration va mélanger les passages réels et les passages imaginaires auxquelles se greffera l’imagination des deux auteurs.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : le liquide source d’isolement
CHAPITRE I : Avènement du merveilleux
I-1 : l’imagination
I-2 : la réalité fantasmée
CHAPITRE II : drame psychologique et émotif
II-1 : aliénation du sujet
II-2 : la désocialisation
DEUXIEME PARTIE : poétisation du roman
CHAPITRE III : une nouvelle esthétique romanesque
III-1 : une hybridité générique
III-2 : bouleversement du récit
CHAPITRE IV : reconfiguration de l’espace-temps
IV-1 : fugacité de l’environnement
IV-2 : temps à réinventer
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE