En milieu tempéré, plus de 70% des espèces d’invertébré marin ont un cycle de vie complexe avec une phase de dispersion larvaire dans le plancton (Thorson 1950). Au cours des dernières décennies, l’étude de la dynamique des communautés marines benthiques a traité plus particulièrement des processus écologiques qui affectent les stocks larvaires plutôt que les adultes (« supply-side ecology », Lewin 1986) en considérant que la disponibilité larvaire est le facteur limitant du recrutement (« recruitment limitation », Hughes 1990). Hughes (2000) précisera que les facteurs influençant la reproduction seraient tout aussi importants puisqu’ils agissent indirectement sur la production larvaire. Pendant la phase de dispersion larvaire, tout facteur endo- et/ou exogène susceptible de ralentir le cycle de développement larvaire entraîne indirectement la réduction du nombre de survivants en rallongeant le temps de résidence dans le pelagos (Widdows 1991). Les larves sont alors exposées à plusieurs risques relatifs à la vie pélagique, qui pourraient expliquer des taux de mortalité proches de 90% au cours de l’ontogénie (Morgan 1995a, Pedersen et al. 2008). Globalement, le succès de recrutement dépend des facteurs qui régulent la dynamique d’une population, de la production de la larve jusqu’à la vie adulte. Ceci crée une ambigüité dans la définition du recrutement, dont le patron temporel varie en fonction de l’espèce étudiée (Watson & Barnes 2004) : à quel moment du cycle de vie peuton parler de recrue ? Définir le recrutement comme le nombre d’individus présents à un temps t de la vie benthique permet de satisfaire tout expérimentateur, mais une attention particulière doit être portée aux échelles spatio-temporelles utilisées pour étudier ce processus chez une espèce en particulier (Caley et al. 1996). Dans ce sens, l’analyse séquentielle du recrutement semble adéquate pour évaluer l’importance relative des mécanismes impliqués en distinguant, par exemple, les phases de fixation et post-fixation.
LE RECRUTEMENT DES ESPÈCES BENTHIQUES
Pour les espèces benthiques, la fin de la vie pélagique est marquée par l’étape de fixation-métamorphose, durant laquelle les risques de mortalité sont également très élevés (Thorson 1966). Le taux de fixation larvaire est considéré comme le facteur déterminant pour le succès du recrutement et donc pour la structure des communautés (Gaines & Roughgarden 1985). Selon Rodriguez (1993), la fixation commence dès que les larves initient un comportement de recherche d’un substrat adéquat et s’achève quand la métamorphose est déclenchée. Cet auteur distingue alors deux grandes phases dans la fixation : le comportement de prospection d’habitat et l’initiation de la métamorphose. En réponse à l’absence ou à la présence de signaux chimiques et/ou physiq ues de l’habitat prospecté, les larves se laissent transporter vers un autre habitat ou se métamorphosent et passent à une vie benthique (Crisp 1974, Pawlik 1992). A ce stade, il est important de définir la métamorphose car ce concept très généraliste s’applique à une grande diversité d’espèces vivantes mais ne correspond pas pour autant aux mêmes transformations morphologiques et/ou physiologiques (Bishop et al. 2006b). Dans la présente étude, la métamorphose est définie comme la transformation d’une larve compétente en une postlarve :
i) La compétence est acquise au cours du dernier stade de la vie larvaire : les larves compétentes sont donc plus âgées que les pré-compétentes et s’en distinguent par leur capacité à assurer leur fixation et leur métamorphose (Carriker 1961, Day & McEdwards 1984). L’acquisition de la compétence se traduit par l’apparition de nouvelles structures anatomiques et l’adoption d’un comportement de prospection. Les larves compétentes répondent à une hiérarchie de signaux sensitifs qui leur permettent d’apprécier la qualité de l’habitat de fixation (Kingsford et al. 2002), qui est caractérisé par son biotope et sa biocénose. La sélection par les larves est principalement influencée par la disponibilité relative des habitats ainsi que par le temps alloué à la recherche d’un habitat de qualité (Toonen & Tyre 2007). Les larves compétentes ont la capacité de retarder leur métamorphose lorsque les conditions rencontrées ne sont pas favorables, de se disperser à nouveau et finalement de prospecter de nouveaux habitats (voir la revue de Pechenik 1990). Cette capacité à étendre la phase pélagique est variable selon les espèces, les facteurs environnementaux et les conditions physiologiques. De plus, un certain déterminisme génétique intervient dans la sensibilité aux signaux inducteurs de la fixation (Botello & Krug 2006). Bishop et al. (2006a) proposent de regrouper en trois grandes hypothèses les différents comportements larvaires et issues potentielles en l’absence de signaux favorisant la métamorphose: i) la rétention variable, ii) la larve désespérée et iii) la mort avant le déshonneur. Ces auteurs utilisent le terme ‘rétention’ uniquement pour désigner la capacité à conserver les attributs larvaires en retardant la métamorphose; aucune notion de limitation spatiale n’est alors considérée .
ii) La métamorphose en post-larve est marquée par de profondes modifications morphologiques, anatomiques, physiologiques et comportementales, qui sont en adéquation avec une vie sur le fond. La post-larve constitue le premier stade benthique et se distingue du juvénile (jeune adulte sexuellement immature) par des traits anatomiques et comportementaux caractéristiques (p. ex. Bayne 1964a, Erlandsson et al. 2008). En réalité, la phase de métamorphose peut être progressive, avec une durée variable d’une espèce à l’autre. Par exemple, le polychète Pectinaria koreni initie sa métamorphose dans la colonne d’eau et acquiert les caractéristiques morphologiques propices à la vie benthique seulement quinze jours après sa fixation (Lambert et al. 1996).
Une fois métamorphosés en post-larves, les individus ont la capacité de se disperser à nouveau et il est désormais admis qu’un tel phénomène pourrait avoir plus d’influence que la prédation sur la dynamique des populations (Norkko et al. 2001). Classiquement décrite chez les mollusques bivalves (p. ex. Cummings et al. 1993, Garcia-Esquivel & Bricelj 1993, Olivier et al. 1996, de Montaudouin 1997, Wang & Xu 1997), la dispersion au sein de la couche suprabenthique a été observée aussi pour d’autres embranchements d’invertébrés benthiques tels que les arthropodes, les échinodermes et les annélides (p. ex. Olivier et al. 1996, Olivier & Retière 1998, Palma et al. 1998, Mercier et al. 2000, Moksnes et al. 2003). Ce processus de dispersion post-larvaire induit souvent plusieurs migrations secondaires d’une aire de nurserie vers une aire adulte (Beukema & de Vlas 1989). Également observée chez les adultes à plus petite échelle spatiale, cette capacité de dispersion lors de la vie benthique contribue à la plasticité des communautés (Günther 1992) en réponse à des évènements stressants, tels que la prédation, la compétition inter- et intra-spécifique ou les perturbations physico-chimiques.
Par conséquent, le succès de recrutement est fortement dépendant de la durée de dispersion larvaire, mais aussi du temps consacré à la recherche d’un habitat de qualité (Keough & Downes 1982, Sponaugle et al. 2002). Il est intéressant de noter que la dispersion et la prospection sont des comportements typiques des larves compétentes, qui se retrouvent aussi chez les post-larves. Ainsi, tout facteur exo- et endogène influençant les stades péri-métamorphiques est susceptible d’affecter le succès de recrutement d’une espèce.
Il y a soixante ans, Gunnar Thorson (1950) établit le paradigme que la phase planctonique comporte beaucoup plus de risques que la phase benthique et stipule que la variabilité spatio-temporelle des populations adultes est fortement reliée au bon déroulement de la vie pélagique. Néanmoins, l’évaluation de la mortalité planctonique en milieu naturel relevant du défi, il n’existe pas vraiment de données pour attester de la véracité de cette croyance (Morgan 1995a, Morgan 2001). A cet égard, suffisamment d’études démontrent que les processus post-fixation jouent un rôle significatif dans la régulation des populations et l’organisation des communautés (Gosselin & Qian 1996, 1997, Hunt & Scheibling 1997, Bownes & McQuaid 2009) pour conclure que la disponibilité larvaire n’est pas le facteur prééminent expliquant le succès de recrutement (revue de Olafsson et al. 1994).
Précisant que la mortalité post-fixation est très souvent sous-estimée, Gosselin et Qian (1997) validèrent son impact au cours des 4 mois succédant la fixation et confirmèrent qu’en tant qu’agent de pression démographique, elle influence fortement l’âge de maturité sexuelle, surtout chez les invertébrés benthiques à maturation rapide (< 45 jours). De surcroît, il est primordial de considérer le développement larvaire et post-larvaire comme un continuum plutôt qu’une succession d’étapes distinctes puisqu’un évènement stressant de la vie larvaire (tel que le retard de métamorphose) peut avoir des conséquences ultérieures, au cours de la vie post-métamorphique (Pechenik & Cerulli 1991, Pechenik et al. 1993, Pechenik et al. 1998, Qian & Pechenik 1998, Marshall et al. 2003). Pechenik (2006) parle alors « d’effet latent » pour décrire tout phénomène originaire de la phase larvaire qui ne s’exprime que chez les post-larves ou les adultes.
LES GRANDES THEORIES DU RECRUTEMENT
L’ensemble des hypothèses émises quant au déterminisme du recrutement d’espèces possédant une phase larvaire est issu des travaux pionniers de Johan Hjort (1869-1948). Cet océanographe norvégien fut le premier à se pencher sur les mécanismes contrôlant le recrutement des espèces de l’icthyofaune. Dans sa théorie de la « période critique », cet auteur part du postulat, qu’outre la prédation, les larves deviennent vulnérables à la famine lors du passage de l’endo- à l’exotrophie. Il suppose que le succès du recrutement est déterminé par la présence de proies lors de la première alimentation (Hjort 1914). Dans sa théorie du « transport », Hjort relie le succès du recrutement aux mécanismes de dispersion/rétention larvaire dans un système hydrographique. Dans la version originale de l’hypothèse, Hjort (1926) énonce qu’une advection des larves de poissons démersaux audessus des grands fonds entraîne une mortalité massive lors de la métamorphose. Cet auteur part alors du postulat que plus les larves grossissent rapidement lors de cette période de vulnérabilité intense, meilleur sera le recrutement. Considérant que la rétention/dispersion à l’intérieur ou vers une zone hydrographique favorable constitue un pré-requis pour une croissance larvaire optimale, Hjort souligne l’importance des conditions trophiques et de la variabilité des courants océaniques pour le recrutement des larves de poissons.
Un demi siècle plus tard, Harden-Jones (1968) remet à jour la théorie du « transport » et précise que les stratégies de reproduction permettent d’associer la dispersion larvaire à des systèmes hydrographiques annuellement récurrents, qui conduisent les larves dans des zones où la production de proies est favorisée. Lorsque ces patrons récurrents sont perturbés, les larves risquent d’être entraînées vers des régions où la production biologique est inadéquate. Quelques années plus tard, David Cushing (1972) élabore une version temporelle de cette dernière théorie en émettant l’hypothèse du « match/mismatch », qui assume que le succès de recrutement repose sur les variations interannuelles dans le synchronisme entre le cycle de production de la ressource trophique et celui des consommateurs.
Rapidement, cette première version fut mise à jour, en intégrant le fait que des conditions sous-optimales de nutrition n’entraînent pas nécessairement la mort par inanition (Cushing & Harris 1973, Anderson 1988, Cushing 1990, Cushing & Horwood 1994). La théorie du « match/mismatch » a été confirmée à différents niveaux trophiques et à diverses échelles spatiales. Cette hypothèse a été le plus souvent appliquée pour expliquer la relation entre l’ichtyofaune et le zooplancton (Fortier & Gagne 1990, Gotceitas et al. 1996, Johnson 2000, Beaugrand et al. 2003), mais elle fut aussi validée chez les invertébrés marins (Bos et al. 2006a, Ouellet et al. 2007). Au sein d’un réseau trophique, un tel phénomène est susceptible d’affecter les différents échelons de l’écosystème (Durant et al. 2005, Durant et al. 2006, Malzahn et al. 2007) et les facteurs environnementaux, comme le climat, influencent la phénologie de la faune marine et donc le synchronisme entre les cycles de production (Edwards & Richardson 2004, Durant et al. 2007, Yang & Rudolf 2010).
A la même période, Reuben Lasker énonce la théorie de «l’Océan stable» (1975, 1978) dans laquelle il soutient que l’agrégation des proies facilite la nutrition des larves en réduisant l’effort de quête alimentaire. Dans ce cas, les conditions hydrodynamiques constituent le facteur déterminant la nutrition et la survie larvaire. En perturbant la structure spatiale des proies, un brassage vertical (dû au vent par exemple) réduirait l’efficacité d’alimentation des larves. Néanmoins, un minimum de mélange est essentiel à l’upwelling des nutriments nécessaires au soutien de la production primaire. L’alternance de stabilité et de mélange vertical au cours de la saison de reproduction d’une espèce apparaît donc optimale pour la nutrition et la survie. Ce phénomène est d’ailleurs démontré à l’échelle spatiale avec le concept d’ergocline de Legendre & Demers (1985). Peu de temps après, Rothschild & Osborn (1988) suggèrent que c’est la force du mélange qui est discriminante, car un mélange vertical facilite également la nutrition en augmentant la probabilité de rencontre entre les larves et leurs proies.
A l’encontre des hypothèses trophiques, Iles & Sinclair (1982) proposent l’hypothèse de la « rétention larvaire », qui stipule que l’exportation des larves hors de leur ‘territoire’ constitue une perte sèche pour les populations indigènes. Sinclair (1988) précise cette théorie et suggère que la force d’une classe d’âge dépend essentiellement du nombre de larves retenues dans les limites du système hydrographique et non de processus trophiques. Il propose ainsi l’hypothèse du « member/vagrant » qui serait applicable pour l’ensemble des espèces et des systèmes hydrographiques. A cet égard, la synthèse des nombreuses données acquises sur la balane Semibalanus balanoides atteste de la validité des hypothèses de transport à l’échelle régionale (revue de Gaines & Bertness 1992).
L’ensemble des grandes hypothèses relatives au recrutement sont issues des recherches menées au cours du siècle dernier, par le Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM, ou ICES en anglais) sur les grandes pêcheries de hareng. L’historique des interprétations émises quant à la régulation des populations reflète la robustesse des paradigmes scientifiques, suggérant alors que les avancées en science du recrutement marin reposent d’avantage sur la résistance scientifique aux nouvelles idées telle qu’énoncée par Kuhn que sur la réfutabilité scientifique proposée par Popper (Sinclair 2009).
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 MATCH/MISMATCH ENTRE LE STOCK LARVAIRE DE MYTILUS EDULIS ET LA QUALITE DU SESTON : EFFET SUR LE RECRUTEMENT
1.1 RESUME
1.2 MATCH/MISMATCH BETWEEN THE MYTILUS EDULIS LARVAL SUPPLY AND SESTON QUALITY: EFFECT ON RECRUITMENT
CHAPITRE 2 EFFET DE L’AGE DU BIOFILM SUR LA FIXATION DE MYTILUS EDULIS
2.1 RESUME
2.2 EFFECT OF THE BIOFILM AGE ON MYTILUS EDULIS SETTLEMENT
CHAPITRE 3 VARIATIONS SPATIO-TEMPORELLES DE LA FIXATION ET CONDITIONS PHYSIOLOGIQUES DES POST-LARVES DE MOULE
3.1 RESUME
3.2 SPATIO-TEMPORAL VARIATIONS IN SETTLEMENT AND PHYSIOLOGICAL CONDITIONS OF BLUE MUSSEL POST-LARVAE
CHAPITRE 4 CONCLUSION
CONCLUSION GÉNÉRALE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES