LE STADE SÉVÈRE DE LA DÉMENCE ALZHEIMER
De l’environnement-individu à l’individu singulier : les éléments constitutifs
A sa naissance, le nourrisson est un embryon d’être humain mais n’est pas encore un individu (Winnicott, 1958). En effet, le nouveau-né a un potentiel inné caractérisé par sa tendance à la croissance et au développement. Winnicott (1958) le considère comme le self central et authentique de l’Être ayant un rythme psychique personnel et un schéma corporel en devenir. Ainsi, l’enfant, à sa naissance, a une constitution, une tendance innée au développement, une motricité et une sensibilité (op.cit, 1958). Pour que ce potentiel inné devienne un sentiment continu d’exister (continuity of being), il doit être couplé aux soins environnementaux. C’est pourquoi, dans le stade le plus précoce de sa vie, le bébé connait une dépendance totale à son environnement. Elle est « si complète que penser un nouvel être humain individuel comme à une unité n’a pas de valeur.
A ce stade, l’unité est celle de l’installation environnement-individu » (op.cit, 1958, p.171). Progressivement, la dépendance absolue deviendra relative pour advenir à l’indépendance de l’enfant grâce aux acquisitions permises durant son développement (op.cit, 1958). La qualité de l’environnement est donc extrêmement importante. Aulagnier (1975, p.20) soulignait d’ailleurs que « le propre de l’être vivant est sa situation de rencontre continue avec le milieu physico-psychique qui l’entoure. »
De là, émerge le concept de la « bonne mère ordinaire », état très spécifique défini par une préoccupation maternelle primaire (Winnicott, 1958). La « mère suffisamment bonne » s’adapte aux besoins de son bébé et répond à son omnipotence. Cette période dans la vie de l’enfant, le stade de « maintien » (holding), lui permet d’acquérir ce sentiment de continuité d’existence. Ce dernier est traversé par des mécanismes d’incorporation, d’identification et d’introjection et, est marqué par l’auto-érotisme et le narcissisme primaire. Or, « la première organisation du Moi provient du vécu des menaces d’annihilation qui n’entraînent pas l’annihilation et dont on se remet à chaque fois » (op.cit, 1958, p.290). En effet, le nourrisson, dans les premiers moments de sa vie, est assailli par une angoisse de désintégration. Peu à peu, grâce à un « environnement qui maintient », il devient capable de revivre des états non intégrés. Ces expériences d’auto-guérison établissent peu à peu un état d’unité. D’un état de fusion complète à la mère, le bébé passe à un état de différenciation ; la mère est considérée comme une personne séparée et « non-moi. » A l’âge d’un an, la plupart des nourrissons a atteint l’état d’Individu. Ainsi, le Moi passe d’un état non intégré à une intégration structurée. Dès lors, la psyché et le soma se constituent. C’est, d’ailleurs, « à partir de l’élaboration imaginative du fonctionnement corporel que la psyché se forge » (Winnicott, 1958, p.73).
Nous nous sommes donc intéressées au corrélât résidant entre le corps et l’acquisition de l’individualité et de la subjectivation chez l’être humain. Grâce aux soins environnementaux et aux stimulations tactiles qui en résultent, l’infans va peu à peu acquérir le sentiment d’une peau enveloppante. Celle-ci, figuration du moi-peau (Anzieu, 1985), recouvre deux dimensions : le schéma corporel et l’image du corps (Dolto, 1984 ; Lacan cité par Dor, 1985). Ainsi, le Moi du bébé se sert de sa peau, durant son développement, pour se construire lui-même comme Moi par l’expérience de la surface de son corps (Anzieu, 1985). Le moi-peau assure neuf fonctions essentielles : la maintenance et la contenance du psychisme, une fonction de pare-excitation et d’individuation de soi, l’intersensorialité, une surface de soutien de l’excitation sexuelle et une recharge libidinale, la fonction d’autodestruction et enfin, l’inscription des traces sensorielles tactiles.
C’est donc par l’identification primaire au corps de la mère dans le fantasme d’une peau commune et par l’intériorisation de l’interface séparant son corps de celui de la mère que le moipeau du bébé émerge (Anzieu, 1985). L’image du corps, quant à elle, surgit grâce à une seconde identification : celle de l’enfant, qui vers 12 mois, est confronté au spectacle de son image dans le miroir et vient reconnaitre le reflet qui lui est renvoyé comme étant son image propre. Dès lors, « l’identification primordiale de l’enfant à cette image va promouvoir la structuration du ‘Je’ » (Dor, 1985, p.99), unifiant son corps morcelé en une totalité personnelle. L’image du corps est donc « propre à chacun : elle est liée au sujet et à son histoire » (Dolto, 1984, p.22). Cette dernière, synthèse de toutes nos expériences émotionnelles, s’incarne dans l’inconscient du sujet « avant même que l’individu en question soit capable de se désigner par le pronom personnel « Je », sache dire « Je » (op.cit, 1984, p.22).
LE STADE SÉVÈRE DE LA DÉMENCE ALZHEIMER
Le mot ‘démence’ a connu une réelle évolution conceptuelle. Initialement, ce terme, issu du mot latin dementia (de de- privatif et mens- esprit, intelligence) n’était pas spécifiquement rattaché au champ de la vieillesse mais plutôt à la folie en général. La maladie d’Alzheimer fut décrite pour la première fois en 1906 par Alzheimer. Mais il faudra attendre les travaux de Kraeplin dans les années 1910 pour la concevoir comme une démence présénile et ceux de Katzman, dans les années 1980, pour l’estimer comme représentant deux tiers des cas de démence sénile justifiée (Davous et al., 1999). Les origines de la démence de type Alzheimer et la compréhension des symptômes sont encore aujourd’hui sujets de recherche. Néanmoins, chacun s’accorde à dire que la progression des lésions cérébrales et des remaniements psychiques sont corollaires à l’évolution de la maladie. La sémiologie neuropsychologique lui distingue trois stades (Davous et al., 1999) : léger (I), modéré (II) et sévère (III). Le Gouès (2000), quant à lui, donne cinq états dans le processus de vieillissement : l’adulte vieillissant, l’adulte vieux, le vieillard, le vieillard malade et enfin le « psycholysé » (le dément). Dès lors, notre réflexion portera sur les derniers temps de la maladie d’Alzheimer : l’état démentiel profond et sévère.
Avant d’évoquer notre réflexion, il nous semble important de préciser dans quelle perspective nous comprenons et inscrivons notre démarche théorique. Ploton (2009) envisage le fonctionnement psychique sous quatre registres différents. Le premier est le registre psycho-biologique et concerne l’ensemble des régulations d’origine centrale relatives aux équilibres biologiques – régulations hormonales, défenses immunitaires, régulations génétiques, etc. Le second, l’appareil cognitif, est le lieu des compétences psychomotrices et des opérations mentales au sens intellectuel – langage, mémoire, praxie, gnosies, catégorisation, etc. Le registre psycho-dynamique est l’appareil psychique au sens freudien assurant la régulation entre vie psychique consciente et inconsciente, au moyen des opérations de défense du Moi. Enfin, l’appareil affectif concerne la question du plaisir émotionnel et corporel. Nous y ajoutons le registre social comprenant les éléments résultant de l’interaction interpersonnelle – le lien, les attitudes et les conduites, la communication. L’auteur compare ces registres à des couleurs primaires dont leur association permet d’obtenir une image polychrome.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE I : DE « L’ÊTRE AU MONDE » AU SUJET
1.1. Introduction
1.2. De l’environnement-individu à l’individu singulier : les éléments constitutifs
1.3. Résumé
PARTIE II : LE STADE SÉVÈRE DE LA DÉMENCE ALZHEIMER
1.1. Introduction
1.2. Les conceptions étiopathogéniques
1.3. « Je veux redevenir moi-même » (Witt, 2007, p.46) : Pertes et points de rupture
1.3.1. « Je suis ‘Madame rien du tout’ » (Witt, 2007, p.198) : la perte identitaire
1.3.2. « Je suis une idiote dans un lit. Voilà ce que je suis. » (Witt, 2007, p.204) : la perte cognitive
133. « Il manque quelque chose là-dedans. Et tu pointais l’index sur le front. » (Witt, 2007, p. 140) : La perte psychiqu
1.3.4. « Je suis un bout de viande qui tourne.» (Witt, 2007, p. 26) : la perte corporelle
1.3.5. « Ne m’abandonne pas » (Witt, 2007, p.50) : l’effet des pertes sur les liens intersubjectifs
1.4. Résumé
PARTIE III : PROBLÉMATISATION ET HYPOTHÈSES
PARTIE IV : AU CHEVET DU SUJET
1.1. Outils usités : Entre observation clinique et entretien clinique…
1.2. Présentation des Sujets rencontrés
1.3. Présentation de 7 vignettes cliniques
1.3.1. Le corps, narrateur du sujet
1.3.1.1. Mr Auguste, 90 ans, ancien artisan boulanger
1.3.1.2. Mr Marius, 85 ans, ancien militaire
1.3.1.3. Le corps, narrateur du Sujet : commentaire
1.3.2. Je, Te, dis Non !
1.3.2.1. Mme Victoria, 86 ans, ancienne secrétaire
1.3.2.2. Je, Te, dis Non : commentaire 133. Je c’est Nous ; le jeu c’est Je et Nous 1331. Mme Victoria, 86 ans, ancienne secrétaire
1.3.3.2. Le Je c’est Nous ; le jeu c’est Je et Nous : commentaire
1.3.4. Mme Louise, âgée de 82 ans, ancienne couturière
1.3.5. Mr Benoit, âgé de 84 ans, ancien artisan 136. Mme Victoria, 86 ans, ancienne secrétaire
1.3.7. Commentaire
DISCUSSION
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
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