Le spectacle de la frontière
Etats des recherches sur la migration comme construction discursive
Des auteurs comme Pierluigi Musarò et Paolo Parmiggiani (2017), en concentrant leur recherche sur l’Italie, ont découvert que la façon dont les médias présentent divers événements liés aux migrations à un impact non seulement sur la perception du public concernant les migrants mais également sur les politiques mises en place. De plus, de nombreuses recherches se sont penchées sur la représentation médiatique de différents types de migrants comme par exemple, les réfugiés, les requérants d’asile ou encore les migrants considérés comme irréguliers. Un certain nombre de ces recherches ont pu constater que les médias avaient tendance à représenter ces groupes soit en tant que victime, soit en tant que menace (Milioni et Syridou, 2015 ; Van Gorp, 2005). Dans la prolongation de ces recherches, Heidrun Friese (2017 ; 2018), par exemple, appelle à considérer une troisième modalité de représentation, nommément celle du héro. Le fait que les médias aient tendance à représenter principalement les migrants sous une conception binaire avec à un extrême le migrant menaçant et à l’autre le migrant comme victime, semble faire écho au fait que pour des nombreux auteurs (Aas et Gundhus, 2014 ; Andersson, 2017 ; Walters, 2011 ; Williams, 2016), deux rationalités, la rationalité sécuritaire et la p. 21 rationalité humanitaire, semblent caractériser les discours et les pratiques du contrôle aux frontières. En effet, ces recherches, qui soulignent le fait qu’il serait possible de distinguer deux discours omniprésents lorsqu’il est question du contrôle aux frontières, nous laissent penser que ces deux discours sont également ceux qu’il est possible de distinguer dans les médias. D’un côté, le discours dit sécuritaire fait référence au fait que, pour reprendre les mots de Didier Bigo la migration « […] is increasingly interpreted as a security problem » (2002, p. 63). Cette réalité se construit au travers de la mise en avant, entre autres d’un point de vue discursif, de certains types de flux migratoires comme représentant des menaces pour un objet référent pouvant être divers. Il peut, par exemple, s’agir de l’économie, du bien-être social ou encore de la stabilité politique. Cette menace favorise alors la mise en avant de méthodes exceptionnelles pour y faire face. Cette vision correspond au concept de securitization conceptualisé par des auteurs tels que Barry Buzan, Ola Waever et Japp de Wilde (1998). En effet, dans cette conception, le fait de tisser un lien entre la migration et la sécurité, favorise la mise en place de mesures exceptionnelles comme par exemple, des mesures de surveillance et de contrôle (Bigo, 2002, p. 63-64). Ce discours sécuritaire correspond donc à un « […] particular social and political construction of migration in which, for complex reasons, migration is represented as a “threat” » (Walters, 2010, p. 218). De l’autre, le discours humanitaire, s’articule autour du fait que, comme le suppose Jef Huysmans, le cadrage « […] [of] refuge as a humanitarian question […] allows for compassion or for relating to the refugee as a rights holder […] » (2006, p. xiii). Ce discours, qui peut être déployé par une multiplicité d’acteurs (Hasian, 2016), favorise la distinction entre ceux qui sont vu comme innocents et ceux qui sont supposés coupables ce qui a pour conséquence la création d’une hiérarchie où certaines vies valent plus que d’autres (Ticktin, 2016, p. 258-262). Dans cette vision, ceux identifiés comme innocents correspondent à des individus considérés comme de réels réfugiés « […] fleeing real, and well-founded fears of persecution » (Ticktin, 2016, p. 259). Cela s’oppose donc, par exemple, aux migrants économiques qui sont plutôt vus comme « […] wily, trying to lie their way into the welfare and other benefits found in Europe and to undermine European security as well as European values » (Ticktin, 2016, p. 259) ou encore aux passeurs. Ce discours humanitaire repose donc sur la mise en avant de la compassion et des sentiments moraux comme moteur encadrant certaines pratiques et représentations (Fassin, 2018, p. 7). Malgré l’apparente p. 22 contradiction entre le discours sécuritaire et le discours humanitaire, de nombreux auteurs soulignent que ces deux formes de discours sont fortement liées (Aas et Gundhus, 2015 ; Andersson, 2017 ; Fassin, 2018 ; Aradau, 2004 ; Walters, 2011 ; Williams, 2016). En effet, le discours humanitaire peut, par exemple, parfois servir de justification pour le déploiement de mesures sécuritaires additionnelles (Andersson, 2017 ; Williams, 2016). Plus précisément, selon P. Musarò, « […] “the militaryhumanitarian border spectacle”, intended as an emotional and physical setting in which fears and insecurities can be used for both progressive and regressive purposes » (2017, p. 60). Cette supposition, selon laquelle la mise en avant de la peur et d’un sentiment d’insécurité peut servir des objectifs progressifs mais également régressifs, nous devrons la garder à l’esprit lorsqu’il sera question de développer notre analyse finale
CADRE THEORIQUE
Maintenant que nous avons établi la question de recherche qui allait guider ce travail et que nous sommes brièvement revenu sur le contexte propre à Melilla, nous allons présenter les différents repères théoriques sur lesquels nous allons nous reposer au moment de l’analyse. Le premier apport qui nous sera utile afin de mieux appréhender le rôle des médias s’articulera autour de la notion de spectacle de la frontière développé par Nicholas De Genova (2002 ; 2012 ; 2015), anthropologue social et spécialiste des questions relatives aux migrations, aux frontières mais également aux questions liées à la citoyenneté et à la racialisation. Ensuite, nous commencerons par aborder la conception du spectacle politique développée par Murray Edelman (1988 ; 1991). Afin de compléter l’un des aspects mis en évidence par M. Edelman, c’est-à-dire le rôle joué par la désignation d’un ennemi, nous présenterons également le concept relatif au couple ami – ennemi développé par Carl Schmitt (1932/2007). Finalement, le dernier repère théorique, le mélodrame comme modalité de représentation, s’articule autour de la théorie développée par Elisabeth Anker (2005), chercheuse au sein de domaines tels que la théorie politique, les cultural studies ou encore les media studies. Cette dernière voit dans le mélodrame un mode de diffusion omniprésent qui se retrouve tant dans les discours politiques que dans l’action politique et qui permet de structurer une identité (Anker, 2015, p. 25). 4.1. Le spectacle de la frontière Avant de présenter ce que N. De Genova (2002 ; 2012 ; 2015) sous-entend par spectacle de la frontière, il convient de faire un léger détour par la thèse de l’auteur lorsqu’il est question de l’illégalité supposée de certains migrants. En effet, ce dernier soutient que malgré que la légalité ou l’illégalité de certains migrants puisse nous sembler être un fait naturel, les choses sont bien plus complexes puisque « Migrant “illegality” is produced as an effect of the law, but it is also sustained as an effect of a discursive formation » (De Genova, 2002, p. 431). Cette situation favorise alors le besoin de dénaturaliser le statut de migrant illégal en questionnant non seulement la façon dont la figure est construite mais également, les présupposés sur lesquels repose cette même figure (De Genova, 2002, p. 431 – 432). p. 24 Pour l’auteur, le spectacle de la frontière se caractérise donc par un spectacle qui prend place à la frontière et, où la mise en application de la loi ainsi que la figure du migrant illégal est rendue spectaculairement visible (De Genova, 2012, p. 492). Plus particulièrement, ce spectacle qui prend racine sur un ensemble de discours et d’images, « […] sets a scene that appears to be all about “exclusion”, where allegedly “unwanted” or “undesirable” – and in any case, “unqualified” or “ineligible” – migrants must be stopped, kept out, and turned around » (De Genova, 2015). Parallèlement à cette scène d’exclusion, l’auteur distingue ce qu’il nomme l’obscène qui accompagne dans l’ombre le spectacle de la frontière. Ce deuxième espace, l’obscène, correspond à un espace au sein duquel une forme d’inclusion subalterne de certains migrants prend place (De Genova, 2015). Cette inclusion de second ordre favorise le fait que les individus qui réussissent à éviter l’appréhension se voient affublés du statut d’illégal. Ce statut a pour conséquence d’inscrire ces derniers dans une situation où ils sont non seulement légalement vulnérables mais aussi où le risque de renvoi hors des frontières de l’Etat est constant (De Genova, 2015). En somme, avec sa conceptualisation du spectacle de la frontière, N. De Genova (2002 ; 2012 ; 2015) nous suggère de réfléchir à la façon dont le migrant est illégalisé, c’est-à-dire comment certaines mesures ainsi qu’un ensemble de discours sur ces mêmes mesures construisent l’illégalité de certains migrants. De plus, au travers de sa division entre la scène et l’obscène, l’auteur nous invite à nous questionner sur la façon dont ce spectacle de la frontière s’inscrit dans une politique de la différence qui repose bien souvent sur une forme de racialisation de cette même différence (De Genova, 2012, 499 – 500). Plus largement, cet apport, selon l’auteur, devrait nous aider à dénaturaliser des catégories que nous pourrions considérer comme naturelles tout en nous offrant des pistes d’analyses afin de mieux comprendre le rôle joué par les différents discours lorsqu’il est question des migrants irréguliers à la frontière de Melilla.
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Table des matières
1. INTRODUCTION
2. . QUESTION DE RECHERCHE
3. 3. CONTEXTE
4. 3.1. Melilla
5. 3.1.1. Une histoire ancienne : du XVe siècle à l’indépendance marocaine
6. 3.1.2. Le pendant moderne de l’histoire : l’entrée de l’Espagne dans la communauté européenne
7. 3.1.3 Aujourd’hui : quels accords entre l’Espagne, l’Europe et le Maroc ?
8. 3.2. La frontière à Melilla
9. 3.3. La migration au travers du Sahara
10. 3.4. Etats des recherches sur la migration comme construction discursive
11. 4. CADRE THEORIQUE
12. 4.1. Le spectacle de la frontière
13. 4.2. Le discours comme spectacle politique
14. 4.2.1. Le régime informationel
15. 4.3. Le couple ami – ennemi selon Carl Schmitt
16. 4.4. Le mélodrame comme modalité de mise en scène
17. 5. METHODOLOGIE
18. 5.1. L’apport du constructionnisme social
19. 5.2. L’apport de la Grounded Theory
20. 5.3. The Three-Dimensional model de Norman Fairclough
21. 5.3.1. Discours, le communicative event, l’order of discourse et l’hégémonie
22. 5.3.2. L’analyse textuelle
23. 5.3.3. La pratique discursive
24. 5.3.4. La pratique sociale
25. 5.4. Framing theory
26. 5.5. Les données.
27. 5.6. Limites
28. p. 5 6. ANALYSE DES DONNEES
29. 6.1. Framing theory
30. 53 6.2. Le Three-dimensional model : analyse textuelle
31. 6.2.1. Les discours relatifs à l’archétype de la victime
32. Analyse textuelle de l’article d’Ana Carbajosa (2014c
33. Analyse textuelle de l’article de Marién Kadner (2014)
34. Analyse textuelle de l’article de J. Jiménez Gálvez (2014c
35. Un discours teinté de compassio
36. 6.2.2. Les discours relatifs à l’archétype de l’envahisseur
37. L’analyse textuelle de l’article de Toñi Ramos (2014a
38. L’analyse textuelle de l’article de Toñi Ramos (2014b
39. L’analyse textuelle de l’article de Jesús Duva (2014c
40. Des discours aux aspects sécuritaires
41. 6.2.3. Le discours relatif à l’archétype du survivant
42. L’analyse textuelle de l’article de Luis Gómez (2014
43. Un discours teinté de bienveillance
44. 6.3 Focale sur la pratique sociale
45. 6.3.1. L’order of discourse au sein d’El País
46. 6.3.2. La matrice sociale du discours
47. 7. SYNTHESE DES RESULTATS
48. 8. CONCLUSION.
49. 9. OUVERTURE
50. 10. BIBLIOGRAPHIE
51. 10.1 Sources primaires.
52. ANNEXES
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