Le soufisme de l’extinction
En 529, l’Empereur romain Justinien ferma l’école philosophique d’Athènes. En effet, son souci était de maintenir l’unité religieuse du christianisme qu’il venait d’être converti. Pour Justinien, il fallait se départir de toute pensée païenne qui n’épouse pas la doctrine religieuse chrétienne. Ainsi, la philosophie quitta sa terre natale et trouve refuge dans d’autres lieux. Cette guerre menée contre la philosophie va l’obliger à quitter Athènes pour se réfugier vers d’autres lieux. C’est en Asie plus précisément au Proche Orient qu’elle s’installe. C’est dans ces conditions qu’elle rencontre la religion islamique.
Si dans le christianisme on note un souci de fermeture et de repli sur soi, contrairement à l’Islam on remarque un esprit d’ouverture et d’accueil de la différence. Cet esprit d’ouverture s’est plus manifesté avec le règne d’Al Ma‘mun. En effet, celui-ci a joué un rôle important avec l’ouverture d’une maison qui favorisait et facilitait l’apprentissage de la philosophie. Cette volonté d’accueillir cette sagesse grecque s’est ainsi manifestée par l’ouverture d’une maison de traduction de toutes les formes de savoir qui venaient d’entrer dans le registre de cette discipline. C’est dans ce climat que la maison de la sagesse appelée « bayt al hikma » fut créée en 832. Le professeur Diagne nous le rend en ces termes :
« Au nom d’Al Ma’mun est associé la Maison de la Sagesse (bayt al hikma), un institut qu’il créa en l’an 832, à Bagdad, la capitale des Abbassides, pour y domicilier les savants chargés de traduire en arabe les différentes sciences grecques- mathématiques d’Euclide et d’Archimède, la logique et physique d’Aristote, etc. : bref la philosophie et les savoirs qu’elle englobe. » .
C’est cela qui conduit les penseurs musulmans qu’on appelle les hellénisants à avoir comme maître à penser les Platon, Aristote, Plotin etc. L’influence de la philosophie grecque a été d’une importance capitale d’une part, mais d’autre part, elle a obscurci la conception des musulmans du Coran. Sur ce point, Platon est le penseur le plus influent dans le monde islamique. Avec la pensée platonicienne, le monde sensible ne représente pas beaucoup d’intérêt car il est trompeur parce que soumis au devenir. Une telle idée a été reprise par la pensée soufie. En effet, on note chez les soufis, un désintéressement total vis-à-vis de ce monde ainsi que de ses biens. Pour eux, la perfection humaine trouve toutes ses sources dans l’abandon des matériels de ce monde. La spiritualité est contraire à l’activité productrice et trouve toute sa force dans la contemplation.
Cependant, en diagnostiquant l’évolution du monde musulman, surtout dans le champ de la production scientifique, Mohammad Iqbal situe le retard de l’Islam dans le désintéressement des musulmans dans le domaine de la science. Pour lui, les premiers penseurs musulmans ont trahi l’esprit du Coran en l’inscrivant uniquement dans le domaine métaphysique. Il insiste sur l’importance que le Coran accorde à la science en l’opposant à la pensée grecque en ces termes :
« Socrate concentrait son attention sur le seul monde de l’humain. Pour lui, la seule étude qui convînt à l’homme était celle de l’homme, et non celle des plantes, des insectes et des étoiles. Combien différent est l’esprit du Coran, qui voit dans l’humble abeille un réceptacle de l’inspiration divine et s’adresse constamment au lecteur pour lui faire remarquer le mouvement perpétuel des vents, l’alternance de la nuit et du jour, les nuages, le ciel étoilés et les planètes naviguant dans l’espace infini ! » .
Cet esprit empirique du Coran a été occulté par les penseurs musulmans. Dès lors, il faut se réconcilier avec l’esprit véritable du Coran en y ayant une approche à la fois physique et métaphysique. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre le souci du philosophe indien qui apparaît dans le titre de son ouvrage Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam. Selon Iqbal en effet, c’est l’adoption de la pensée platonicienne qui se traduit par une sagesse de la contemplation et du mépris du sensible qui a favorisé le retard du monde musulman. Il faut, cependant, se mettre sur nos gardes pour ses théories toxiques.
Pour faire ressortir cette idée, nous nous proposons en premier lieu, dans cette partie, de faire une étude sur la pensée platonicienne et plus particulièrement sur sa théorie de la connaissance. Apres cela, il s’agira de montrer comment le monde islamique s’est approprié la sagesse grecque pour construire à son tour une sagesse où la vie est méditation de la mort. En deuxième lieu, il s’agira de porter notre réflexion sur la critique iqbalienne selon laquelle l’esprit du Coran est différent de celui grec .
L’INFLUENCE PLATONICIENNE
Il faut distinguer pour Platon le monde des apparences sensibles, changeant, insaisissable en perpétuel devenir, et, l’au -delà, invisible, le monde intelligible, celui des Idées éternelles et immuables, qui serait le lieu du Vrai en soi. Ce monde des Idées est celui où se situent les archétypes, les modèles, c’est le monde du Bien où l’être par excellence d’où procèdent toutes choses ; quant au monde sensible, voué à la finitude, il ne doit sa réalité qu’à sa participation au monde intelligible dont il est la copie, la dégradation ontologique : l’imitation ne peut avoir le même degré d’être que le modèle.
En distinguant la réalité telle qu’elle nous apparaît de ce qu’elle est en vérité, en postulant que tout ce qui existe dans le monde quotidien sous la modalité du paraître est fait par l’imitation du monde intelligible, de l’Etre en soi, Platon prétend s’attaquer aux connaissances fondées sur la sensation et l’empirisme ; et oppose la stabilité du véritable savoir aux changements de l’opinion : l’homme n’est pas la mesure de toute chose comme le prétend le sophiste Protagoras puisqu’une telle mesure ne peut se trouver que dans le monde transcendant des Idées.
L’idée, qui est objet de la pensée, sert de modèle idéal pour connaître et agir sur le monde sensible. Ainsi, ce lit en bois qu’on perçoit a été fabriqué par un artisan à partir d’un certain modèle idéal de lit qui, lui, existe indépendamment de toute matière, cette forme intelligible ou idée de lit, parfait et immuable, ne peut se confondre ni avec les autres idées ou archétypes, c’est-à-dire modèles idéaux qui possèdent chacun leur propre définition et essence, ni avec leur réalisation concrète dans le monde sensible comme objet qui en sont nécessairement les copies imparfaites, soumises au temps et à la dégradation.
Il existe donc des formes intelligibles auxquelles les réalités sensibles participent, qu’elles soient naturelles ou artificielles, mais qu’il y a aussi, pour Platon, des idées de réalités plus abstraites, comme les mathématiques, les figures géométriques et, surtout, l’idée qui est au sommet du monde intelligible et qu’il faut chercher à contempler, l’idée du Beau en soi. Car, pour Platon, la condition première de l’humanité, c’est l’ignorance dont il faut se départir impérativement : produit de notre éducation et de nos habitudes, elle nous rend prisonniers des apparences. Dans l’allégorie de la caverne, Platon décrit cette situation de non savoir dans laquelle nous nous trouvons à travers la parole de Socrate en ces termes:
« Ils nous ressemblent, répondit-je ; et d’abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face. Et comment? Observe-t-il, sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ? Et comment pour les objets qui défilent n’en est-il pas de même ? Sans contredit. Si donc ils pouvaient s’entretenir ensemble ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour des objets réels les ombres qu’ils verraient ? Il y a nécessité. Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l’un des porteurs parlait, croirait-il entendre autre chose que l’ombre qui passait devant eux ? Non, par Zeus, dit-il. Assurément, repris je, de tels hommes n’attribueront de réalité qu’aux ombres des objets fabriquées. C’est de toute nécessité. » .
LA CRITIQUE IQBALIENNE
La terre de l’Islam, oublieux de son passé de gloire, se trouve plongée dans une sorte de somnolence, dans un désespoir morne, fait de lassitude et d’abdication. L’Europe, par contre, en cette fin du XIXe siècle, est à l’apogée de ses succès et tout semble aller pour le mieux dans un monde où l’optimisme est à l’ordre du jour. En effet avec la science et la technique, l’homme a un pouvoir sur la nature. On assiste en Europe à une civilisation extraordinaire alors qu’en terre d’Islam c’est un déclin de la production intellectuelle, marqué par une pensée stagnante alimentée par une imitation servile d’un âge d’or. Mohammed Iqbal rend compte de cette situation en ces termes :
« Durant les longues périodes de notre stagnation intellectuelle, l’Europe a médité sur les grands problèmes qui intéressaient les philosophes et les savants de l’Islam.».
Pour trouver l’origine d’une telle situation, Mohammed Iqbal arrive vite à la conclusion que la décadence de l’Islam est due en partie à l’importation d’idées platoniciennes et néoplatoniciennes qui sape la vitalité de ses adeptes. C’est avec Platon et son maître Socrate que commence le mouvement d’invasion hors du monde, la réclusion des ermites dans les monastères. Ce qui amène le poète philosophe à penser que les premiers théologiens de l’Islam ont été trop influencés par la pensée grecque au point de perdre l’esprit du Coran qui est concret. En effet, pour les penseurs grecs, il fallait concentrer toute l’attention sur le monde de l’homme. Pour l’école platonicienne, la seule étude qui convienne à l’homme était celle de l’homme et non celle des plates, des insectes et des étoiles.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE :LE SOUFISME DE L’EXTINCTION
CHAPITRE PREMIER : L’influence platonicienne
CHAPITRE DEUXIEME : La critique iqbalienne
CHAPITRE TROISIEME : Une nouvelle approche de la realite
DEUXIEME PARTIE :LE SOUFISME DE L’AFFIRMATION
CHAPITRE PREMIER : L’affirmation de l’égo
CHAPITRE DEUXIEME : La liberte de l’ego
CHAPITRE TROISIEME : Temps et Destinee
TROISIEME PARTIE :L’INSAAN AL-KAAMIL
CHAPITRE PREMIER : L’immortalite de l’ego
CHAPITRE DEUXIEME : L’insaan-al-kaamil
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE