L’étude de L’Avaleur de sable (1993), premier roman de Stéphane Bourguignon, vise à illustrer l’un des aspects du «retour au récit» en littérature québécoise contemporaine. En s’écartant délibérément des procédés les plus couramment utilisés par les auteurs dits littéraires, soit la fragmentation du récit, l’éclatement de l’histoire ou la problématisation de l’autorité narrative, l’écriture de Stéphane Bourguignon semble revendiquer une posture singulière, où le récit linéaire, sans détour temporel, pem1et de mieux rendre compte du quotidien que tous les artifices de l’ esthétisation. Cette façon de faire rappelle à certains égards celle des auteurs réalistes du XIXe siècle, qui visaient à raconter une histoire qui soit le plus réaliste, le plus vraisemblable possible. À ce propos, Ian Watt écrit que «[cJe qui est ressenti souvent comme l’absence de forme du roman, comparé, disons, à la tragédie ou à l’ode, vient probablement de ceci: la pauvreté des conventions formelles du roman serait le prix qu’il doit payer pour son réalisme. » (Watt, 1982 : 17) L’indéniable prétention de réalisme, chez Bourguignon, lui vaut une celiaine reconnaissance critique, et semble rejoindre les attentes d’un lectorat féru d’histoires concrètes qui se passent ici et qui mettent en scène des personnages de la vie courante. D’ailleurs, le récit s’ouvre sur ces mots: « C’est vrai », ce qui met en place la volonté de rendre justice à la réalité. L’objectif de cette étude est de vérifier dans quelle mesure le «retour au récit », dans le roman de Bourguignon, propose une ré-interprétation du réalisme, et ce, à partir de la question du langage utilisé dans l’œuvre.
Une vie sans artifice
L’A valeur de sable raconte le quotidien de Julien, personnage et narrateur, sur une période d’environ un an et demi. Le récit au «je» relate les différentes rencontres de Julien au fur et à mesure qu’elles se produisent. Le roman commence alors qu ‘il est en deuil d ‘une femme, Florence, et se poursuit avec la rencontre de nouveaux amis qui lui redonnent tranquillement goût à la vie. L’Avaleur de sable, bien qu’il ne soit pas présenté sous cette forme, donne l’impression d’un journal quotidien, en raison de la narration au «je» et de l’évolution lente de l’histoire, lenteur engendrée par la description d’un quotidien banal. Julien habite un appartement de Montréal avec son ami Pierrot. Tous deux chômeurs, ils vivent au jour le jour, sans se chercher d’emploi. Leur cohabitation semble leur plaire, jusqu’au jour où ils rencontrent Sonia, dont Pierrot devient amoureux. Après quelques semaines à peine de fréquentation, Pierrot emménage chez Sonia, laissant Julien seul. Ce dernier, n ‘ayant pas vraiment d’autres amis et les circonstances voulant qu’il perde ses prestations d’assurance emploi en même temps, déprime. C’est à ce moment qu ‘il fera la rencontre de Pépé, un vieil homme qui tient un kiosque dans un marché extérieur et qui l’engage à travailler pour lui à la vente de fruits et de légumes. C’est à cet endroit qu’il fera la rencontre d’Annie dont il devient amoureux. Bien que dans les premiers temps leur relation soit difficile, ils deviennent bientôt inséparables. Annie fera la rencontre de Pierrot et Sonia, dont elle se fera vite complice pour en faire voir de toutes les couleurs à son amoureux. S’enchaînent ainsi séparations, réconciliations, maternité, bonheur et tristesse. Personnage emblématique de la génération X, Julien est désabusé de la vie, de la société, et c’est ce qu ‘il tente de faire comprendre à son narrataire tout au long du roman. Ce même personnage reviendra dans le deuxième roman de Stéphane Bourguignon, Le principe du Geyser (1996). L’histoire se déroule quelques années plus tard, alors que Julien et Annie ont un jeune garçon ensemble. La plupart des personnages de L’Avaleur de sable seront présents dans la suite, mals l’action est davantage centrée sur Julien, toujours narrateur. En effet, ce dernier, parti seul en vacances, devra lutter contre la tentation d’aller rejoindre sa séduisante voisine de chalet.
D’entrée de jeu, L’Avaleur de sable semble obéir à un schéma simple: le temps du roman est linéaire, suivant le cours des évènements, sans manipulation temporelle. Pas de sauts dans le futur, pas de retours en arrière, tout évolue sans ambiguïté. La syntaxe du récit induit, à elle seule, l’effet de lisibilité recherché. Les phrases reflètent plus souvent qu’autrement le discours oral, ou encore le discours du diariste ou discours intérieur. La narration au «je» peut porter à confusion et laisser croire à une forme d’autofiction, mais il n’en est rien, le «je» représentant Julien étant fictif, créé pour véhiculer un discours. Bien que la forme du roman ne reprenne pas les marqueurs génériques du journal de bord ou du journal intime, comme par exemple les dates en début de paragraphes, le narrateur, Julien, parle un peu comme il le ferait dans un journal intime, en s’y confiant, s’y posant des questions, y trouvant des réponses. Par exemple, après que son nouvel employeur lui a avoué qu’il n’était pas en position de demander quoi que ce soit à Julien, ce dernier enchaîne sur le mode narratif: Effectivement, certains jours, je pars d’ici avec vingt dollars en poche alors que le lendemain je peux en tirer soixante. Seulement, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le goût de donner le maximum pour cet homme. Ça fait des années que je n’ai pas croisé quelqu’un qui ne sent pas le besoin d’étaler toutes ses connaissances, de raconter tout ce qu’il vécu, tout ce qu’il a compris. Ce qu’on attend d’un individu, c’est de pouvoir s’asseoir en silence avec lui, de lever le bras une fois de temps en temps pour porter une bouteille à nos lèvres et de regarder tranquillement passer les filles. Si on ne peut pas faire ça, on n’a pas compris le sens de la vie. Alors quand vous tombez sur quelqu’un qui pense enfin comme vous, il faut être aux petits soins avec. (AS: 82) .
Le narrateur s’adresse ici à quelqu’un, se confie, sans qu’il Y ait de véritable destinataire, selon la formule du journal intime où le diariste écrit à quelqu’un, peut-être à lui-même qui se relira un jour. L’introduction du discours avec un adverbe qui vient corroborer les dires de Pépé, son patron, suggère la présence d’un interlocuteur encore renforcée par la leçon qui suit, une morale sur les rencontres et les personnalités, morale qu’il doit nécessairement adresser à un destinataire. L’écriture au «je» permet d’éviter l’ effet de distance que la troisième personne crée, c’est-à-dire que l’écriture est plus familière, à l’image de la langue orale.
Un langage « authentique»
La narration au «je» est également un procédé utilisé dans le roman pour inciter à croire à l’authenticité des personnages. Croyance tout d’ abord engendrée par la participation à laquelle le narrateur convie son destinataire, en lui faisant lire les propos qui s’adressent directement à lui, croyance ensuite générée par les propos du narrateur dont les sentiments ne sont pas interprétés par un quelconque narrateur omniscient, mais livrés au fur et à mesure que l’ histoire se déroule, sous le coup de l’impulsion, et selon l’ autocensure de celui qui les vit, comme ils le seraient dans la réalité. Ce procédé permet de créer un style de prose proche de la langue parlée, c’est-à-dire plus vulgaire, moins poétique. À ce propos, Ian Watt, en parlant du réalisme du xrxe siècle, écrit que: le genre lui-même fonctionne plus par représentation exhaustive que par concentration élégante. Fait qui expliquerait sans doute à la fois pourquoi le roman est le genre le plus facile à traduire, pourquoi de nombreux romanciers indubitablement grands, de Richardson et Balzac à Hardy et Dostoïevski, écrivent souvent avec gaucherie, et parfois avec une foncière vulgarité ; et pourquoi le roman a moins besoin de commentaires historiques et littéraires – ses conventions formelles le forcent à fournir ses propres annotations. (Watt, 1982 : 39) .
Dans cette perspective, L ‘A valeur de sable s’éloigne en effet, par sa linéarité et sa «gaucherie », de ce que le milieu universitaire considère comme étant « littéraire ». Par exemple, la citation retenue de L ‘Avaleur de sable montre que le discours mime la langue orale; la dernière phrase, agrammaticale, renvoie à un anglicisme courant.
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : LE SOUCI DU DIRE-VRAI
UNE VIE SANS ARTIFICE
UN LANGAGE « AUTHENTlQUE »
LA STYLISATION DU RÉEL
UNE FAUSSE VRAISEMBLANCE
UNE BANALISATION SYSTÉMATIQUE
CONCLUSION
CHAPITRE II: LE FAIRE-SEMBLANT DES PERSONNAGES
ANNIE BRIÈRE, UNE NARRATRICE EN CHAIR ET EN OS ?
DIFFÉRENTES CLASSES DE PERSONNAGES, DE LA SIMPLE FIGURATlON À LA CARICATURE
LES STÉRÉOTYPES
LE MONDE DE L’ÉDITION: UNE STRUCTURE FERMÉE
LE PROCÉDÉ DE LA FICHE SIGNALÉTlQUE
UN RENVERSEMENT SPECTACULAIRE: LA NARRATRICE DEVIENT L’AUTEURE
CONCLUSION
CHAPITRE III : LA CARTOGRAPHIE DU RÉEL
NIKOLSKI, UN ROMAN DE L’ESPACE
NIKOLSKJ, UNE VILLE ENTRE RÉALITÉ GÉOGRAPHIQUE ET FICTION LITTÉRAIRE
UN EFFET DE MIROIR: ENTRE RÉALITÉ ET FICTION
LE STATUT DE LA VILLE DE MONTRÉAL DANSNIKOLSKI
CROISEMENTS SINGULIERS, RENCONTRES ANONYMES
NIKOLSKI, UN ROMAN DE L’ERRANCE
LES VOYAGES DANS LES LIVRES DU NARRATEUR-PERSONNAGE
LES QUÊTES DE JOYCE
NOAH: LE PIÈGE DE LA CIRCULARITÉ
LES FRONTIÈRES LINGUISTIQUES DANS NIKOLSKI
REGARDS DES PERSONNAGES SUR LA VILLE DE MONTRÉAL
CONCLUSION
CONCLUSION
Télécharger le rapport complet