Le snuff movie s’inscrit-il dans « l’esthétique de la limite dépassée » ?
Vers une définition de « l’esthétique de la limite dépassée »
La notion de « limite du cinéma » ne va pas de soi. Julien Bétan a rédigé un livre intitulé Extrême ! Quand le cinéma dépasse les bornes . « Quand le cinéma dépasse les bornes », autrement dit « quand le cinéma franchit la limite ». Quand le cinéma dépasse la limite du cinéma ? Cela paraît absurde. Les films franchissant la limite du cinéma ne seraient plus considérés comme des films de cinéma ?
La notion de « limite » est intimement liée à celle de « transgression ». Il n’est point de transgression sans limite et inversement. Il est naturel que la limite du cinéma soit mise à mal par des cinéastes. Pour autant, qu’est-ce que cela veut dire ?
Transgresser la limite du cinéma, est-ce mettre en crise les modalités de représentation ? Ou bien aller au-delà du seuil de tolérance du spectateur ? Le titre de l’ouvrage de Julien Bétan éclaire à nouveau : Extrême ! Quand le cinéma dépasse les bornes. La notion d’« extrême » est essentielle. Seul ce qui est extrême peut transgresser la limite.
C’est pourquoi Paul Ardenne étudie « l’image extrême » dans son ouvrage Extrême. Esthétiques de la limite dépassée.
À quoi ressemblerait une image allant au-delà de la limite du cinéma ? Paul Ardenne a réfléchi à cette question en ne se concentrant pas seulement sur le cinéma mais sur tous les arts. Il n’est pas parvenu à donner une définition claire de l’image extrême mais « une agglutination de données d’essence esthétique, sensible et pulsionnelle. »
Quelques caractéristiques majeures sont à relever pour comprendre ce qu’est une image dite extrême. L’image extrême ne crée pas d’accoutumance. Elle ne doit pas se répéter, sinon elle perd son caractère extrême en se banalisant auprès des spectateurs. Par ailleurs, le jugement d’une image extrême doit aller au-delà de considérations morales. L’image extrême est liée au refoulement (ce que le spectateur dit ne pas vouloir voir), l’extravagance (la raison du spectateur doit être prise de court)et l’extériorité (l’image extrême n’ouvre sur rien d’autre qu’elle-même).
Le caractère extrême de l’image varie selon les cultures, les époques, les morales et même les individus eux-mêmes. Il est essentiel de contextualiser toute étude au sujet d’images extrêmes. Nous réfléchirons à notre problématique par rapport à la culture occidentale actuelle. L’esthétique de la limite dépassée est déjà ancrée dans cette culture à un certain degré. Julien Bétan le montre à travers l’exemple du Zapping de Canal+ qui « montre ce qu’il prétend dénoncer, permettant au spectateur bien-pensant de s’offusquer tout en assouvissant un voyeurisme non assumé. »
L’image extrême ne s’offre pas au regard du spectateur, elle le choque. C’est une autre caractéristique majeure de l’image extrême que relève Paul Ardenne. Selon lui, « l’“insoutenable” est requis : il ne saurait y avoir d’image dite “extrême” si celleci, tout ou partie,se révèle incapable d’éprouver nos capacités sensibles, et ce dans lesens d’une déstabilisation affective. »
Or, quelle image serait plus insoutenable que celle d’un snuff movie ? Cette caractéristique nous invite à situer le snuff movie par rapport à l’esthétique de la limite dépassée.
Représenter l’au-delà de la limite : le snuff movie dans Tesis
Dans Tesis (1996, Alejandro Amenábar), Ángela (Ana Torrent) et Chema (Fele Martínez) sont deux étudiants d’une faculté de cinéma. Ángela amène une cassette vidéo chez Chema. Elle n’en connaît pas précisément le contenu mais sait toutefois qu’il s’agit d’un film violent. Ángela et Chema démarrent la lecture de la cassette et se rendent compte qu’il s’agit d’un snuff movie dans lequel une jeune femme est sauvagement exécutée. Le snuff movie est diffusé sur la télévision de Chema et devient ainsi un élément diégétique.
Le snuff movie n’est pas montré de manière frontale au spectateur. Seuls sept plans de la scène le montrent explicitement. Dans ces plans, Amenábar imagine la représentation d’un snuff movie. Il fait des choix d’ordre esthétique inscrivant le snuff movie dans l’esthétique de la limite dépassée tout en lui conférant une spécificité que ne peut revendiquer aucun autre genre cinématographique.
La scène (19’’50 – 22’’49) se divise en deux parties. Ces deux parties se déroulent dans la chambre de Chema. Ángela et Chema sont devant la télévision qui diffuse le snuff movie. Un plan (21’’07 – 21’’20) sépare ces deux parties. Ce plan se déroule dans la salle de bains. Le snuff movie n’est plus diffusé à ce moment-là.
Dans la première partie (19’’50 – 21’’07), le snuff movie est explicitement représenté dans quatre plans (cf. plans [1], [2], [3] et [4]), un raccord et des sons en off.
De l’imagerie à l’image : la mort au cinéma
Une distinction nécessaire entre l’image et l’imagerie (visibilité)
L’image extrême du snuff movie est fondée sur l’authenticité. L’image doit être vraie, ou du moins le paraître. La recherche de la « vérité » dans l’image n’est pas nouvelle. Déjà en 1970, Jean Baudrillard écrivait : « Partout c’est le cinéma-vérité, le reportage en direct, le flash, la photo-choc, le témoignage-document, etc. Partout, ce qui est cherché, c’est le “cœur de l’événement”, “le cœur de la bagarre”, le in vivo, le “face à face” – le vertige d’une présence totale à l’événement, le Grand Frisson du Vécu – c’est-à-dire encore une fois le MIRACLE, puisque la vérité de la chose vue,télévisée, magnétisée sur bande, c’est précisément que je n’y étais pas. Mais c’est leplus vrai que le vrai qui compte, autrement dit le fait d’y être sans y être, autrement ditencore le phantasme. »
Tandis que la tendance décrite par Baudrillard se vérifie encore aujourd’hui, les usages sémantiques impropres relatifs à la notion d’« image » sont légion. Les expressions « image choc » et « image extrême » sont utilisées à des fins sensationnalistes. Pourtant, elles dénaturent la notion d’image plutôt qu’elles ne la renforcent. La redondance due à l’emploi de superlatifs sous-estime la nature même de l’image.
L’image n’existe que par le désir de celui qui veut la voir. Il faut d’emblée mettre fin à une idée reçue : les yeux ne suffisent pas pour voir une image. Marie JoséMondzain le rappelle : « Il est bien dit qu’on peut avoir des yeux et ne point voir. »
Selon elle, la chrétienté a créé la notion d’« image » pour entretenir le désir de Dieu. Par définition, l’image est désirée mais elle n’est jamais dévoilée. L’image doit entretenir le désir de celui qui veut la voir sans jamais l’assouvir. C’est ainsi que le désir de Dieu fut maintenu parmi les Chrétiens. Marie José Mondzain note : « Par image au singulier, image singulière, mieux vaut entendre ce qui s’inscrit dans la visibilité sans être visible.
La force de l’image lui vient du désir de voir. »
Marie José Mondzain distingue l’image de l’imagerie. L’imagerie (ou visibilité) a également été créée par les Chrétiens. À défaut de représentation de Dieu dans une image, l’imagerie a servi à l’Église à imposer sa vision du monde. L’imagerie est visible par tous. Le désir n’est pas nécessaire pour voir l’imagerie. En imposant une représentation unique, l’imagerie affaiblit la liberté critique de ceux qui la regardent.
Marie José Mondzain note : « (…) en tant qu’institution temporelle voulant prendre un pouvoir et le conserver, l’Église a agi comme tous les dictateurs, elle a produit des visibilités programmatiques faites pour communiquer un message univoque. »
Des cinéastes abordant la question du snuff movie ont conscience de cette distinction entre l’image et l’imagerie. Les structures de leurs films reprennent le motifde la quête, c’est-à-dire que les personnages se mettent à la recherche d’un snuff movie comme s’il s’agissait de la limite du cinéma, de l’irreprésentable. En somme, ils se mettent en quête d’une image. Ces personnages aspirent à dépasser l’imagerie à laquelle ils sont confrontés au quotidien pour atteindre l’image.
Dans Tesis, Ángela prépare une thèse sur la violence audiovisuelle. Elle travaille sur la banalisation de la violence dans l’imagerie. Elle cherche des vidéos dans lesquelles la violence est extrême. Sa quête aboutit quand elle trouve un véritable snuff movie. Le snuff movie représente le degré de violence audiovisuelle le plus élevé qu’elle puisse trouver dans un film. Avant d’aboutir au snuff movie (l’image), Ángela a regardé de nombreux films violents (l’imagerie). Alejandro Amenábar a dû représenter à la fois l’imagerie et l’image.
Le snuff movie, un simulacre ?
« Donner au public ce qu’il veut voir »
Dans Strange Days, le SQUID est un casque qui permet d’enregistrer les sensations de celui qui le porte. Ces sensations sont enregistrées sur un disque qui peutensuite être lu à loisir. Il est ainsi possible de ressentir les sensations d’une personne au cours d’une expérience particulièrement stimulante. Lenny Nero (Ralph Fiennes) vend ce type de disques dans la clandestinité. Il s’adresse à des clients aisés et leur propose des expériences en tout genre (expérience sportive extrême, braquage qui tourne mal, relation sexuelle inavouable, etc.). Au cours d’un rendez-vous avec un nouveau client (19’’00 – 22’’45), Nero explique qu’il doit connaître les pensées secrètes de ses clients afin de leur proposer les disques qui leur soient les plus adaptés. Autrement dit, le travail de Lenny Nero consiste à donner au public ce qu’il veut voir. « Donner au public ce qu’il veut voir. » C’est ainsi que s’exprime le professeur Jorge Castro (Xavier Elorriaga) devant les étudiants de la faculté de cinéma dans Tesis.
Selon lui, c’est la seule manière pour le cinéma espagnol de résister à l’hégémonie du cinéma américain. Cette idée est discutée tout au long du film. Ángela a l’occasion de s’opposer au professeur Castro lors d’un entretien au sujet de sa thèse (1’02’’ – 1’04’’).
Selon elle, tout cinéaste a une responsabilité vis-à-vis du public. Le rôle du cinéaste n’est pas de céder à toutes les attentes des spectateurs. De son côté, Jorge Castro estime que donner au public ce qu’il veut voir est le principe même du spectacle.
Videodrome évoque ce sujet. Dans ce film, Max Renn dirige la CIVIC-TV, une chaîne de télévision diffusant des vidéos racoleuses. Il cherche des vidéos de plus en plus choquantes pour répondre à la demande des téléspectateurs. Selon Renn, les spectateurs ne cessent de réclamer davantage d’obscénité. Tant qu’il en a les moyens, le public poursuit une course effrénée vers une imagerie de plus en plus extrême.
En se concentrant sur les snuff movies, Rob Conrath s’est interrogé sur la nature de cette demande attirée par l’obscénité : « Se demander dans quel but enregistrer, diffuser et consommer ces images de meurtres ayant toutes les apparences du réel, (…) c’est se poser dans un premier temps des questions socio-politiques sur les limites et les responsabilités de l’image.
Quel rôle symbolique et social, ces films mêlant sexualité et extrême violence jouent-ils dans l’imaginaire populaire américain ? Que nous apprennent les images sur les représentations du réel, l’épistémologie de l’image et les frontières du regardable ? Jusqu’où peut-on regarder ? »
Ces questions sont régulièrement traitées par des films dénonçant les excès de la télévision, en imaginant des jeux télévisés et des émissions de télé-réalité extrêmes.
Citons par exemple Le Prix du danger (1983, Yves Boisset). Ce film se déroule dans un futur proche dans lequel la CTV, une chaîne de télévision, organise un jeu télévisé à succès intitulé « Le Prix du danger ». Dans ce jeu, des candidats doivent rejoindre un endroit tout en échappant à des chasseurs lancés à leur poursuite avec de vraies armes.
Les chasseurs ont pour mission de tuer les candidats, sans trucage, en direct à la télévision. À la fin du film, une des responsables de la production du jeu dit : « CTV vous donne ce que vous souhaitez ! » sous les ovations des spectateurs.
Et si le territoire précédait simplement la carte ?
Le snuff movie n’existe pas. Aucun film n’a été authentifié comme tel depuis l’apparition de la légende urbaine aux États-Unis dans les années 1970. Pourtant, lesnuff movie reste ancré dans l’imaginaire collectif. Le snuff movie est un genre cinématographique clairement codifié alors qu’il n’existe aucun snuff movie réel. Cette situation évoque la précession des simulacres décrite par Jean Baudrillard dans Simulacres et Simulation . Selon Baudrillard, le simulacre est désormais vrai tandis que la réalité a disparu. Baudrillard ouvre le chapitre « La précession des simulacres » par une épigraphe paraphrasant l’Ecclésiaste : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai. » Puis, Baudrillard détourne une fable de Jorge Luis Borges sur la carte et le territoire. Selon Baudrillard, ce n’est plus le territoire qui est à l’origine de la carte mais l’inverse. Lesimulacre ne découle plus de la réalité. Baudrillard écrit : « Le territoire ne précède plusla carte ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire – précession des simulacres –, c’est elle qui engendre le territoire et, s’il fallait reprendre la fable, c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte. C’est le réel, et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. »
Dès lors, il serait aisé de penser que le snuff movie précède les films réels, comme la carte précède le territoire. Pourtant, rapprocher le snuff movie du simulacre ne va pas de soi. Il ne suffit pas que le snuff movie existe pour être réel, encore faut-il qu’il soit regardé comme tel. L’image n’est pas image en soi, elle le devient par le regard de celui qui la regarde. Il en est ainsi du snuff movie.
L’imagerie insuffisante pour les scoptophiles chroniques
De la scoptophilie au snuff movie
Certains personnages ont besoin de l’imagerie. Ils ne parviennent pas à s’en passer. Dans une scène (37’’25 – 38’’26) de Henry, portrait d’un serial killer, Otis regarde la télévision. Il y a un brouillage intempestif de l’image à l’écran. Excédé, Otis détruit son poste de télévision. Juste après avoir cassé sa télévision, il sort en acheter une nouvelle car il est incapable de vivre sans l’imagerie télévisuelle.
Dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle , Sigmund Freud montre que l’être humain éprouve du plaisir par le regard. « L’impression optique reste la voie par laquelle l’excitation libidinale est le plus fréquemment éveillée (…) » écrit-il.
Toutefois, Freud estime qu’à un certain degré le plaisir de regarder (« le plaisir scopique ») devient une perversion, c’est-à-dire une déviance par rapport à la normalité (changement d’objet et de but sexuels, de zone érogène, etc.). Il note : « Dans une certaine mesure, il arrive à la plupart des normaux de s’arrêter à cet but sexuel intermédiaire que constitue le fait de regarder de façon sexuellement marquée, ce qui leur donne en fait la possibilité de diriger une certaine part de leur libido vers des buts artistiques plus élevés. En revanche, le plaisir scopique devient une perversion (…) lorsqu’il est associé au dépassement du dégoût (voyeurs : spectateurs des fonctions essentielles) (…) »
Chaque être humain a naturellement une pulsion scopique. Néanmoins, poussée à un degré, cette pulsion devient pathologique chez certains individus. Cette pathologies’appelle la « scoptophilie » (ou « scopophilie »). La scoptophilie était le sujet d’étudedu professeur A. N. Lewis (Michael Powell), le père de Mark Lewis (Karlheinz Böhm), dans Le Voyeur / Peeping Tom (1960, Michael Powell). En marge d’un tournage (1’20’’00 – 1’21’’16), Mark Lewis et le Dr Rosen (Martin Miller) parlent de la scoptophilie. Le Dr Rosen définit la scoptophilie comme étant « le besoin morbide de regarder, de fixer quelqu’un. »
L’étymologie du mot « scoptophilie » provient de deux mots grecs : « skopos » (« celui qui observe ») et « philia » (« amitié »). Étymologiquement, la scoptophilie est donc le plaisir de regarder. La scoptophilie est ce qui fait de certains être humains – et seulement certains – des voyeurs.
La scoptophilie naît d’un manque éprouvé par certains individus, comme le fait remarquer Julien Achemchame en citant l’ouvrage Le Miroir infidèle de Michel Thévoz : « La rétine n’est pas réductible à une pellicule photo-sensible, c’est d’abord une zone érogène, activée par le manque. »
Le scoptophile a donc besoin de regarder.
Cependant, le regard n’est pas seulement assouvi par la quantité de ce qui est regardé mais aussi par sa qualité. Certains spectateurs sont blasés de l’imagerie qu’ils ont consommée en grande quantité. Afin d’assouvir leurs pulsions scopiques, ils ont besoin de dépasser l’imagerie. C’est ce basculement qui conduit certains scoptophiles à la recherche de l’image. Le désir de l’image naît à ce moment-là.
L’apparition de l’« œil-caméra »
C’est par le regard que la transgression de la limite du cinéma s’effectue. Pour voir une image, il faut la regarder. C’est pour cette raison que l’œil est tant représenté dans les films abordant la question du snuff movie. Quiconque osera s’approcher d’un snuff movie devra y confronter son regard.
Symboliquement, le plan d’ouverture du Voyeur représente un œil (cf. plan [1]).
La paupière s’ouvre au maximum, laissant voir la plus grande partie visible de l’œil. De la même manière, le plan d’ouverture de Strange Days montre un œil en très gros plan (cf. plan [2]). Ensuite, ces deux films ne cessent de faire référence aux yeux. Par exemple, au début du Voyeur, Mark Lewis filme des ambulanciers emmener le corps d’une de ses victimes. Un curieux s’adresse à Lewis en lui demandant pour quel journal il travaille. Lewis répond ironiquement The Observer (soit le nom d’un hebdomadaire britannique signifiant littéralement « l’observateur »). Au cours d’un flashback dans Strange Days, Faith Justin dit à Lenny Nero : « J’adore tes yeux, Lenny. J’adore la façon dont ils regardent. »
Dans une autre scène, Nero demande à Wade Beemer (Michael Jace), le garde du corps de Philo Gant de ne pas le frapper dans les yeux (48’’30). Les personnages sont conscients que leurs yeux sont essentiels. La consommation d’imagerie, voire l’accès à l’image, passe nécessairement par les yeux. À ce titre, dans Videodrome, il est significatif que les créateurs du programme éponyme travaillent pour Spectacular Optical, un réseau d’opticiens. Ils veulent changer la façon de regarder des spectateurs tandis qu’ils vendent des lunettes. D’ailleurs, Max Renn essaye chez eux des lunettes grotesques (cf. plan [3]), comme s’il pouvait modifier son regard en changeant simplement la monture de ses lunettes.
À la recherche de la vérité
La quête du snuff movie justifiée par des motivations distinctes
Les personnages qui se lancent à la quête d’un snuff movie ne partagent pas tous les mêmes motivations. Il est essentiel de le souligner pour éviter toute généralité. Des personnages cherchent volontairement un snuff movie et assument leur recherche. Max Renn dans Videodrome intègre cette catégorie. D’autres personnages se lancent à la recherche d’un snuff movie sans assumer les vraies raisons de leur recherche. C’est notamment le cas d’Ángela dans Tesis. Enfin, certains personnages recherchent des snuff movies sans avoir l’envie d’en regarder un. Ils agissent par obligation. À aucun [5] – Hardcore (1’32’’59) [6] – Hardcore (1’33’’14) moment, leurs motivations ne sont mises en doute. Ils ne cèdent jamais à l’attraction de l’image du snuff movie, même en s’en approchant au plus près. Deux personnages représentent ce groupe. D’une part, Jake VanDorn dans Hardcore se lance à la recherche d’un snuff movie dans l’espoir de sauver sa fille de l’industrie clandestine de la pornographie extrême. VanDorn intègre les milieux les plus extrêmes de la pornographie, se faisant passer pour un producteur. Il reste toujours fidèle à ses principes rigoristes. À la fin du film, il ramène sa fille chez lui dans un retour à la normale, comme si sa découverte de la pornographie extrême n’avait été qu’un affreux cauchemar. D’autre part, Tom Welles (Nicolas Cage) dans 8 mm (1999, Joel Schumacher) est un détective privé. Il est payé par une riche veuve pour enquêter sur l’authenticité d’un snuff movie. Welles ne ressent que du dégoût face au snuff movie du début à la fin du film. Il n’y cède jamais.
La pluralité des personnages recherchant un snuff movie montre que chaque individu a des pulsions plus ou moins enfouies, plus ou moins détraquées et plus ou moins avouées. Il est intéressant de constater que les personnages qui se lancent dans la quête d’un snuff movie ont des situations professionnelles distinctes. Cette diversité explique en partie leur approche différente du snuff movie. Pour la plupart, ils ont tout de même le point commun de travailler dans l’audiovisuel : Mark Lewis dans Le Voyeur est opérateur de cinéma et réalisateur à ses heures perdues, Max Renn dans Videodrome est directeur d’une chaîne de télévision, Ángela dans Tesis est étudiante dans une faculté de cinéma, Lenny Nero vend des films de SQUID dans Strange Days, Benny dans Benny’s Video est cinéphile et cinéaste amateur. En revanche, Jake VanDorn dans Hardcore et Tom Welles dans 8 mm sont des personnages extérieurs au secteur del’audiovisuel.
Un personnage est commun à tous ces films : le « fournisseur ». Ce personnage fournit des films extrêmes. Il initie les personnages à une imagerie violente. C’est le cas de Chema dans Tesis. Le fournisseur renvoie à la figure du dealer de drogue. Il travaille généralement dans l’illégalité car les films dont il dispose sont considérés comme un mal endémique pour la société, comme la drogue. Le fournisseur se soustrait à la loi pour vendre ses films. C’est le cas de Harlan (Peter Dvorsky) dans Videodrome qui fournit à Max Renn des films piratés. La figure du fournisseur structure la quête du personnage principal, notamment dans 8 mm avec Max California (Joaquin Phoenix) qui emmène Tom Welles dans les bas-fonds de la pornographie clandestine.
Le fournisseur peut confronter le personnage principal à l’image du snuff movie.
Dans Videodrome, c’est Harlan qui montre le snuff movie du programme « Videodrome » à Max Renn. Dans Strange Days, Tick montre un « nécroclip » (équivalent du snuff movie pour la technologie du SQUID) à Lenny Nero. Le fournisseur peut accompagner le personnage recherchant un snuff movie sur le chemin de la « vérité » en écartant l’imagerie et en donnant à voir une véritable image.
Une tentative de sortie de la « caverne »
Dans le roman Rafael, derniers jours / The Brave (1991, Gregory Mcdonald), un producteur de cinéma recrute un marginal, Rafael, pour tourner dans un snuff movie.
Il lui explique sa conception des snuff movies ainsi : « Ce que nous sommes en train de faire, ce sont peut-être bien les plus grands films de l’histoire, parce qu’ils sont la vérité pure, Rafael, c’est pas du chiqué, on montre comment des personnes réelles souffrent etmeurent réellement, et ça reste de l’art, de l’art et de l’ironie (…) » « La vérité pure ». Tel est l’objectif des personnages se lançant à la quête d’unsnuff movie. Ils souhaitent s’affranchir de l’imagerie pour accéder à une image authentique. En cela, ils évoquent les prisonniers de l’allégorie de la caverne de Platon dont un ne veut plus voir les ombres du feu mais seulement la réalité après l’avoir aperçue. Une fois que les personnages ont aperçu l’image, ils ne parviennent plus à se satisfaire à nouveau de l’imagerie.
Une remise en question de la vérité
Si certains personnages se fixent comme objectif d’atteindre un snuff movie, à l’instar de Mark Lewis dans Le Voyeur, d’autres n’ont pour ambition que de prouverl’inauthenticité d’un snuff movie. Ce sont deux catégories de personnages qui agissent à rebours. Dans 8 mm, Tom Welles est payé pour dire si oui ou non le snuff movie qui lui est présenté est authentique. Dès le début, Tom Welles avoue son scepticisme en qualifiant le snuff movie de « folklore de la pornographie » . A priori, il n’y croit pas.
À ses yeux, le snuff movie n’est qu’une légende urbaine et il compte le prouver.
Les personnages méfiants vis-à-vis de l’authenticité des snuff movies se lancent dans une analyse précise des snuff films dont il dispose. Dans Tesis, lorsqu’Ángela et Chema regardent le snuff movie pour la première fois, ils perdent tout discernement sous le coup de l’émotion, surtout Ángela. Ángela dit qu’elle ne voudra jamais regarder ce film en entier. En revanche, Chema garde le film et le revoit. À force de le regarder, il retrouve une distance critique. L’image a perdu de son aura puisque Chema l’a regardée plusieurs fois frontalement. Chema invite Ángela chez lui (25’’46 – 28’’06) et lui explique qu’il a trouvé une faille dans la prétendue authenticité du film. Il s’agit bel et bien d’un snuff movie. Néanmoins, il n’est pas filmé en plan-séquence. Il y a plusieurs coupes dans le plan, à peine visibles à l’œil nu puisqu’elles sont très brèves. Cela surprend Chema puisque ces coupes vont à l’encontre de la définition du snuff movie.
Selon lui : « Dans ce genre de films, ce qui intéressant, c’est de tout voir. Plus y en a, mieux c’est. »
Chema ne refuse pas de croire au snuff movie mais il se méfie de l’imagerie présentée abusivement comme image.
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I – LE SNUFF MOVIE, UN SIMULACRE COMME LIMITE DU CINÉMA ?
I. Le snuff movie s’inscrit-il dans « l’esthétique de la limite dépassée » ?
II. De l’imagerie à l’image : la mort au cinéma
III. Le snuff movie, un simulacre ?
CHAPITRE II – LES PERSONNAGES EN QUÊTE DE LA LIMITE DU CINÉMA
I. L’imagerie insuffisante pour les scoptophiles chroniques
II. À la recherche de la vérité
III. L’image peut tuer
CHAPITRE III – AU-DELÀ DE LA LIMITE DU CINÉMA, LE SNUFF MOVIE ATTEINT
I. Le snuff movie comme stimulation des pulsions ?
II. Du snuff movie à la remise en question de la réalité
III. « Longue vie à la nouvelle chair » : la fusion de l’humain et de l’image ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE
FICHES TECHNIQUES DES FILMS DU CORPUS PRINCIPAL
INDEX GÉNÉRAL
TABLE DES MATIÈRES