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GÉNÉRALISATION ET PRATIQUE RURALE
Le skateboard arrive dans les espaces ruraux dans les années 1990. Les années précédentes, qui voient une pratique underground se développer, ne permettent pas aux espaces ruraux d’intégrer cette pratique. Les lotissement pavillonnaires – dans leur dépendance à la voiture, impliquant la création de formes propices à la pratique du skate – sont peut-être les seules zones qui existent en dehors des villes, qui permettent le développement du skateboard dans les années 1980. Dans les années 1990, les villes voient dans le skatepark, une manière de contrôler les sports de rue, par la construction de cet équipement dédié. L’article « Les skateparks, nouveaux parks de jeux pour enfants » vise1 à étudier le skatepark comme objet fonctionnaliste et sécuritaire, qui transforme une activité dissidente en une activité intégrée. Les petites villes, encrées dans des territoires ruraux intègrent le skatepark comme nouvel objet indispensable, alors que cet environnement ne permettait pas le développement naturel et spontané du skateboard. On voit alors fleurir des skateparks, constitués de modules préfabriqués en métal ou en bois avec des formes inspirées de la pratique street ou de courbes, fixés sur une surface rectangulaire d’enrobé. Cette pratique du skate dans les espaces non-urbains arrive en même temps que l’intégration des city stades dans ces mêmes territoires. Ces infrastructures permettent une forme de normalisation et de claustration des sports nés de la rue et sont considérés comme des équipements-objets et non plus comme des morceaux de ville, intégrés et pensés pour leurs usages. Ce sont des équipements qui tentent implicitement d’imiter les formes de la ville et d’y cloîtrer les pratiques qui en sont issus et qui ne gardent ainsi que l’expression sécuritaire, mercantile et fonctionnaliste de la ville.2 L’architecture du skatepark modulaire est, comme celle des jeux pour enfants, construite avec un langage autoritaire : barrières de cloisonnement tout autour de l’aire de jeu, bancs installés en périphérie pour une surveillance permanente, règlement stricte de fonctionnement et de sécurité, normes de sécurité dans leur installation et implantation à côté des complexes sportifs, stade de football, piscines, et autres terrains de sport, afin de ne pas isoler le public skateur et ainsi accroître la surveillance à leur égard. L’article cité précédemment étudie également la fréquentation des skateparks : il révèle que la mixité sociale, retrouvée dans la pratique street des années 1980 par exemple, s’efface dans les groupes qui composent le public des skateparks.
Cette pratique du skate qui devient importante à partir des années 1990 n’est plus relative à une activité proprement urbaine de créativité ou d’autonomie. Le skate, en dehors des entités urbaines, devient une pratique presque uniquement relative aux skateparks. À partir des années 2000, le skate étant implanté dans les zones non-urbaines depuis une dizaine d’années suite à l’arrivée massive des skateparks, la pratique street tente de se développer. Les skateurs se tournent vers les formes importées des modèles urbains : centre commerciaux, zones pavillonnaires, ou toute forme relative à la séparation voiture/piéton, les petits centre-villes maintenant accessibles en voiture, les routes bordées de trottoirs, ou seulement une surface lisse, de béton ou d’asphalte. Seules ces formes purement urbaines permettent de se détacher de la claustration de la pratique provoquée par le skatepark et d’aller « à la conquête de la ville »3 en dehors des villes.
AU-DELÀ DE L’OCCIDENT
Cette hégémonie des pays et des villes occidentales s’exprime également à travers le skateboard dans les pays non-occidentaux, dits « en développement », ou « pays du Sud ».
La relation de domination des pays du Nord semble être liée aux différents événement historiques que le monde occidental reconnaît comme commencement de la modernité. Certaines sources évoquent les grandes explorations européennes du 15e siècle qui correspondent aux début des colonisations. D’autres parlent de la Révolution Française, puis des révolutions industrielles relatives à la vapeur, puis au pétrole. Un autre commencement de la modernité pourrait être la seconde moitié du 20e siècle et le début des décolonisations, qui gardent tout de même une forme de domination économique très forte sur les pays concernés. L’ONU est créée en 1945, et c’est dans ce contexte que se développent des organisations indépendantes, souvent appelées organisations non gouvernementales ou associations de solidarité internationales visant une aide humanitaire, caritative ou de développement. Dans sa conférence gesticulée4, Antoine Souef raconte pourquoi cette position d’aide humanitaire reste très encrée dans un modèle de domination occidental, du au mode de production et de fonctionnement capitaliste. Selon lui, l’aide publique au développement venue des pays du Nord ne suffirait pas à contrebalancer la dette du tiers monde – que beaucoup trouvent illégitime – contractée après-guerre, ainsi que les profits générés par les multinationales occidentales dans les pays du Sud et l’évasion fiscale de ces mêmes entreprises, qui représente une grande part de la perte des richesses des pays du Sud. Cette balance économique et financière, qui penche en faveur des pays du Nord, vient avant tout du système de production capitaliste, et positionne les pays du Sud dans une situation de domination d’abord économique, mais également symbolique. Alors selon Antoine Souef, « penser à vouloir augmenter l’aide, sans penser au reste, c’est un peu comme vouloir augmenter le chauffage sans fermer la fenêtre »5. Alors bien entendu, ces associations de solidarité internationales offrent une aide humanitaire et de développement non négligeable et de manière directe pour beaucoup de pays, mais ne pourront pas faire changer ce rapport global de domination.
Curieuse entrée en matière, n’est-ce pas ?
Cette mise en contexte vise à montrer que le skateboard, pratique issue des sociétés occidentales joue un rôle d’aide, au même titre que des ONG humanitaires, par sa présence relativement nouvelle dans certains pays du Sud. National Geographic, société américaine à visée scientifique et éducative, montre ainsi, dans un court métrage, la place que prend le skateboard dans une partie rurale d’Afrique du Sud.6 Un skatecamp7 a été monté, et vise à encourager les enfants et adolescents à s’y réunir, à comprendre et adopter les codes du skate et ainsi créer une sociabilité constructive qui leur permette d’échapper à un environnement difficile.
Cette pratique leur apporte une forme d’émancipation culturelle, et de lutter contre un certain enfermement social. On peut ainsi suivre un groupe de jeunes enfants issus de ce milieu rural, aller pour la première fois à Johannesburg pour participer à leur premier contest8 de skate, découvrant ainsi la capitale.
Skateistan, une ONG d’origine allemande, vise à donner accès à l’école par le biais du skateboard, quelles que soient les conditions économiques, l’origine ethnique, la religion, le genre, avec des écoles créées dans trois pays : en Afghanistan, au Cambodge et en Afrique du Sud. L’association utilise le skateboard, par la création de communautés de jeunes pratiquants, pour créer de l’empowerment et ainsi leur donner accès à l’éducation. Le nom de l’organisation, « Skateistan » inspiré des pays d’Asie centrale où l’association s’implante, laisse signifier la création d’un pays imaginaire, dont les citoyens seraient tous unis par le skateboard, et « où le skateboard créé une communauté globale dans un monde divisé »9. Les témoignages qui ressortent dans la vidéo « Land of skate »10, montrent le skate comme quelque chose d’accessible à tous, et qui permet de sortir de situations difficiles, d’une certaine pauvreté, du harcèlement envers les femmes par exemple.
Ce genre d’initiative tente de donner une image différente du skate, que ce qu’elle peut renvoyer dans nos sociétés occidentales. Il est alors utilisé comme outil d’émancipation comme le font beaucoup d’autres ONG sur d’autres thématiques, dans ces pays du Sud. Dans ce cas la pratique du skate dans est alors vue comme résultante de la domination symbolique des pays du Nord, et rentre alors dans le système de solidarité internationale.
En revanche, d’autres pays dits « en développement » n’ont pas eu besoin de cette forme de solidarité pour voir arriver le skate comme nouvelle entité culturelle. Ainsi, en Amérique du Sud et en Europe de l’Est, un certain temps après son développement dans les pays occidentaux, la pratique du skate arrive de manière spontanée. L’Amérique du Sud, par sa proximité avec les États-Unis et ses pôles urbains démesurés, intègre le skateboard comme pratique émancipatrice mais également quotidienne, comme elle a pu le faire avec le football. Aujourd’hui, beaucoup de professionnels reconnus internationalement sont originaires d’Amérique du Sud, et le niveau global des pratiquants n’a rien à envier aux États-Unis ou à l’Europe.
En Europe de l’Est, le skateboard semble arriver après la chute des régimes communistes et l’ouverture au monde occidental, dans les années 1990. Le skate, au même titre que beaucoup de symboles de la culture capitaliste arrivent à toute vitesse et colonisent ces villes anciennement communistes.
Aujourd’hui, le nombre de pratiquants dans les villes d’Europe de l’Est paraît semblable aux villes d’Europe occidentale, mais leur réputation dans la communauté skate internationale n’est pas encore reconnue. De plus, ces villes n’ont pas la possibilité d’offrir de nombreux spots exploitables, de par les formes et matériaux utilisés, et se concentrent donc sur quelques spots phares et la construction de skateparks, comme la construction de malls11 permettent un rapprochement de la culture occidentale.
Que le skateboard soit implanté dans les périphéries des villes, dans les zones rurales, ou dans les pays du Sud ou « en développement », il traduit symboliquement une forme de domination des villes occidentales et du système de fonctionnement capitaliste. Les territoires dominés intègrent cette pratique comme ils intègrent d’autres artefacts symboliques, qui ne seraient pas arrivés naturellement sans cette forme d’hégémonie.
MODÈLE ÉCONOMIQUE
L’histoire du skate, en relation avec la forme des villes dans lesquelles il naît et se développe, s’accompagne d’un fonctionnement économique qui permet à la pratique de se pérenniser.
De sa naissance jusqu’au milieu des années 1960, la production de planches de skate ne rentre pas réellement dans un fonctionnement économique, parce que produites en majorité de manière artisanale et non commerciale. La source de cette production artisanale est double : dans les années 1930, des enfants construisent leurs propres scooter-skates sur la base de patins à roulettes démontés, d’une simple planche de bois et d’une cagette. L’apparition de cet objet n’est pas encore relatif au surf, et à la côté Californienne. Ensuite, au début des années 1960, les surfeurs vont auto-produire des planches de skate, sur la base de petites planches de surf et des mêmes patins à roulettes.1 Ces deux sources artisanales dépendent cependant d’une invention à visée commerciale : le truck, essieu pivotant, permettant de tourner en appuyant d’un côté ou de l’autre. Le brevet est déposé dans les années 1930 par la Chicago RollerSkate Company.2
En Californie, quelques marques de roller sortent des planches, construites sur la même base que celles des surfeurs. Ce sont principalement les surfshops qui vont alimenter la demande en planches de skate, toujours par une construction artisanale, sur la base de trucks de roller. Le marché du skate reste encore encré dans celui du surf. Mais très vite, des entreprises prennent le relais, et font fabriquer des planches de skate de manière industrielle. Les trucks ne sont plus empruntés aux patins à roulettes, mais sont pensés et produits pour les planches de skate. Des contests sont organisées en Californie, et s’effectuent sur plusieurs épreuves : le freestyle, enchaînement de figures chorégraphiées sur fond musical, à la manière du patin à glace, le saut en hauteur (où la planche passe en dessous d’une barre, et le skateur par-dessus), le saut en longueur (sauter d’une planche à une autre les plus éloignées possible), et le slalom. Parallèlement à ces premières compétitions, des marques, issues des surfshops ou de nouvelles marques dédiées au skate commencent à composer des teams de skateurs, qui doivent les représenter dans les différentes compétitions. C’est le cas des Z-Boys, team de skateurs sponsorisés par le surfshop Zephyr et bien connus dans la mythologie du skateboard. En 1964 est publié le premier magazine dédié au skate, « The Quarterly Skateboarder ».
En 1972 s’opère un tournant technologique : l’invention des roues en polyuréthane, qui va bouleverser la pratique et la vie économique du skateboard. Cette invention, contrairement aux roues en métal utilisées jusque-là, permet aux skateurs un compromis en adhérence et slides3 et donc d’augmenter leur vitesse, leur précision et d’avoir accès à de nouveaux terrains. Les premiers skateparks sont construits, laissant apparaître de nouvelles formes : la rampe verticale ou « vert »4 et d’autres formes de courbes. Les contests ou démonstrations deviennent alors un mélange entre l’ancienne discipline du freestyle et les nouvelles, plus relatives à la courbe.
En France, le skateboard était jusqu’à cette innovation technologique uniquement amateur. De grandes marques issues des anciens surfshops reconvertis et des sponsors de grandes marques (Coca-Cola par exemple) professionnalisent des skateurs français pour la première fois. De nouveaux magazines arrivent pour relayer cette nouvelle vague de popularité, et la photographie devient un nouveau moyen de communication massif dans le monde du skate. Jusqu’à 1978, en France, le skate fonctionne sur ce modèle : des grandes marques et sponsors permettent à des skateurs de vivre du skate en faisant des démonstrations, devant des grandes enseignes de magasins, des supermarchés et en participant aux compétitions afin de promouvoir et représenter les différentes marques.
Seulement, en 1979, les grands sponsors se retirent de ce marché, c’est la fin cette deuxième vague de popularité. Les professionnels freetsylers français doivent penser à une reconversion, et c’est toujours dans le monde du skate qu’ils vont l’opérer. Au début des années 1980, ces anciens professionnels quittent les teams auxquels ils appartenaient – de grandes marques héritées des surfshops Californiens – pour créer leurs propres entreprises indépendantes des marques américaines. Cette indépendance est permise par l’arrivée de la nouvelle vague de popularité basée sur l’invention du ollie, qui permet la démocratisation de la pratique street.
Autour de cette nouvelle pratique, de nouveaux magazines sont créés – Thrasher et Transworld pour les plus connus – et les nouvelles marques réussissent leur auto-promotion grâce à un nouveau média du skate : la vidéo. Au États-Unis, de nouvelles marque prennent également leur indépendance, et en 1984, la nouvelle compagnie Powell-Peralta sort une vidéo nommée The Bones Brigade. À partir de ce moment, toutes les marques doivent faire des vidéos qui montrent et mettent en scène les skateurs qu’elles sponsorisent. La VHS est le moyen de communication privilégié, permettant une diffusion rapide par copies, souvent illégales entre skateurs amateurs. La vidéo permet également l’importation des nouvelles découvertes techniques, souvent initiées par les skateurs américains. Le skate européen commence à prendre son indépendance, les professionnels ne sont plus obligés d’aller aux États-Unis pour vivre du skate. En dehors de la sphère professionnelle, l’arrivée de la pratique street dans les années 1980 creuse l’écart entre les pratiquants de courbe (vert, bowl) et de street, par la difficulté d’accès aux infrastructures nécessaires. Grâce au street, l’industrie du skate réussit à toucher un public plus large parce que le skate devient une pratique accessible à tous. Ainsi, les marques de skate fournissent du matériel, mais s’avancent aussi sur le marché des chaussures – qui restent spécifiques pour le skateboard – et des vêtements, qui vont rapidement devenir un moyen plus efficace de prospérer. La fabrication des planches et du matériel en général, à l’origine plutôt localisée aux États-Unis va rapidement se délocaliser en Chine au même titre que la plupart des objet manufacturés, à la fin du 20e siècle. Les années 1990 voient l’économie du skate se diversifier avec de grandes compétitions diffusées sur des chaînes de télévision grand public, l’apparition des jeux vidéos de skate5 et le développement d’internet grâce à quoi les marques peuvent effectuer leur promotion plus efficacement. Le marché du skate, intégrant toutes ces données – entreprises, professionnels, contrats de sponsors, compétitions, innovations techniques du matériel, magazines, vidéos, photos, vêtements et chaussures, médiatisation grand public – ont évolué depuis les années 1960 pour finalement se stabiliser dans les années 2000.
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Table des matières
INTRODUCTION
AVANT-PROPOS
1_LE SKATEBOARD, ENFANT D’UN MODÈLE DE SOCIÉTÉ
Pratique d’une société capitaliste
Vie économique du skateboard
2_UNE PRATIQUE D’ACCÈS À LA VILLE
Psychogéographie de l’Île de Nantes
«Ré-enchanter» le béton
Une pratique critique ?
3_ÉTAT DES LIEUX DE L’INTÉGRATION DU SKATE PAR LA VILLE
Des outils de gestions spontanés
Le skate associatif
Une nouvelle considération ?
CONCLUSION
SESSIONS
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