Le SIDA : une césure irréversible ?
Une question nécessaire
De prime abord, le point dʼinterrogation figurant dans le titre de cette première partie semble poser une question rhétorique : le SIDA a-t-il constitué un bouleversement si radical que lʼon peut parler dʼun « avant » et dʼun « après » ? Il sʼagit dʼune idée très généralement admise. À titre dʼexemple, Eighty-Sixed de Feinberg est séparé en deux parties chronologiques : « 1980: Ancient History » et « 1986: Learning How to Cry ». Au moment de sa publication, ces deux parties sont décrites dans le New York Times comme étant radicalement opposées : In a structure calling to mind those “before and after” photographs advertising a cure for baldness, a nose job or a miracle diet (although in this case the “after” photo looks much worse than the “before”), Eighty-Sixed contrasts the heyday of the hip and loose gay life style at the beginning of this decade and the anxiety and sense of doom permeating a community half destroyed by AIDS just a few years later. (Texier) .
Dans un article consacré à lʼœuvre dʼHervé Guibert, Bruno Blanckeman abonde dans le sens de cette notion de coupure : « Le sida est […] le signe dʼune entrée dans cette ère du désenchantement qui marque une rupture avec les années de lʼimmédiat après 68 » (Balutet 63). Les notions de « contraste » et de « rupture » foisonnent sous la plume des commentateurs du SIDA, comme si le fil du temps avait été coupé aussi nettement que sur le tableau de Keith Haring . Lʼobjectif de cette première partie est de nuancer cette idée, de voir que, quand on y regarde de plus près, certaines caractéristiques définitoires des années 1970 ont perduré, contre toute attente, et ont survécu à la crise du SIDA des années 1980. Nous allons voir que, si le SIDA a effectivement donné naissance à une littérature spécifique, cette littérature nʼest pas pour autant déconnectée de ce qui lʼa précédée ; elle a des ancêtres dont elle a hérité certains traits. La carrière littéraire des trois auteurs dont lʼœuvre est au cœur de cette étude avait déjà commencé, dʼune manière ou dʼune autre, avant le SIDA. Dans Les écrivains sacrifiés des années sida, il est dit dʼHervé Guibert quʼil « nʼest pas, littérairement parlant, “né du virus” » (91) ; il en va de même pour David Feinberg, Tony Kushner et Armistead Maupin. Ainsi, nous verrons comment ils ont inscrit le SIDA, ont pris acte de son arrivée fracassante et de son impact dévastateur, lʼont englobé dans une œuvre littéraire déjà amorcée. En outre, le SIDA nʼest pas la première maladie ou la première épidémie à engendrer une littérature ; sʼil est courant de le traiter comme une épidémie « à part », cette unicité vient peut-être précisément du fait que le SIDA associe certaines caractéristiques dʼautres maladies. Ainsi, la littérature gay du SIDA se situe dans la tradition de lʼécriture de la maladie, et nous verrons que, loin de constituer une rupture avec le genre, elle sʼinscrit dans sa continuité en lui insufflant un souffle nouveau. Textuellement non plus, la littérature gay du SIDA nʼest pas un sui generis ; si le SIDA possède son langage propre, la manière dont les auteurs lʼutilisent ne représente pas une fracture irréductible. La question posée dans le titre nʼest donc pas rhétorique : elle mérite de recevoir une réponse nuancée. Certes, le SIDA est sans aucun doute un point de non-retour : une fois quʼil a fait irruption, son impact est visible et irrémédiable. Mais il nʼa pas brisé tous les codes, il nʼa pas déchiré toutes les cartes ; il les a redistribuées.
De la littérature gay à la littérature du SIDA
« Fracture pour fracture » ?
Ce premier chapitre vise à poser les jalons nécessaires pour répondre à ces questions : pourquoi tant dʼacteurs et dʼobservateurs du SIDA parlent-ils dʼun «avant» et dʼun « après » si dissemblables ? Cette dissemblance nʼest-elle pas que de façade, ne faut-il pas, si lʼon y regarde de plus près, la nuancer ? Ainsi, à travers la littérature gay du SIDA, et plus précisément lʼœuvre de trois auteurs qui ont fait le choix de thématiser lʼépidémie, il sʼagit de remettre en question cette notion de fracture, qui, intuitivement, paraît être un donné. Lʼobjectif nʼest pas pour autant de la rejeter radicalement, ce qui aurait pour résultat de minimiser lʼimpact du SIDA sur la société, la littérature et les mentalités. Il sʼagit plutôt de transformer lʼidée de «fracture » (un os fracturé, sʼil est correctement soigné, finit par se ressouder) en quelque chose de moins net, aux contours plus flous. Dès le premier chapitre, les difficultés de datation de lʼépidémie attesteront cette idée de nébulosité, dont les auteurs sont pleinement conscients. En nous penchant sur les spécificités de chacun des trois auteurs privilégiés dans cette étude, nous verrons que le SIDA nʼa pas fait « irruption » dans leur vie, dans leur ville et dans leur œuvre : il sʼy est installé petit à petit, subtilement, sournoisement. Cela nous amènera à poser la question du statut de la littérature gay du SIDA : sʼil nʼy a pas de fracture, de virage à cent quatre-vingt degrés, dans quelle mesure le SIDA a-t-il infléchi le cours de la littérature gay ?
Un « avant » et un « après » ?
Le SIDA occupe dans les livres dʼhistoire générale une place que lʼon peut qualifier de marginale : sur les quelque sept cents pages composant The Enduring Vision, ouvrage généralement donné comme référence en matière de civilisation américaine aux étudiants de licence de lʼUniversité dʼAix-Marseille, seule une cinquantaine de lignes est consacrée à lʼépidémie, dont lʼextrait suivant : The loosening of traditional sexual mores received a jolting setback in the 1980s with the proliferation of sexually transmitted diseases, including AIDS, first diagnosed in the United States in 1981. (Boyer 709) .
Aussi réduite que soit la place accordée à cet épisode de lʼhistoire américaine, il est borné à gauche par un événement décrit comme brutal (« jolting »), et est analysé comme étant un coup dʼarrêt dans un chapitre qui avait commencé avec la révolution sexuelle des années 1960. Il sʼagit dʼune lecture des événements très répandue : la crise du SIDA aurait mis un terme violent à lʼeuphorie qui lʼa précédée. Jérôme Strazzula, dans un ouvrage consacré à la presse française de lʼépoque, propose une formulation métaphorique : Le virus nʼest pas encore identifié, le premier malade français nʼest pas encore hospitalisé, que déjà le sida commence à éteindre les lumières de la fête des années 1970.
Une telle métaphore implique que lʼobscurité a succédé à la lumière. Dans quelle mesure le SIDA est-il une page noire de lʼhistoire des États-Unis ? Est-ce la page noire de la mort de Yorick dans Tristram Shandy, ou est-ce plutôt la couverture du New Yorker au lendemain des attentats du 11 septembre, la page noire du tournant de lʼhistoire, où lʼon finit par distinguer un passé qui nʼest plus ? Selon bon nombre dʼauteurs, le passé sʼest écroulé avec lʼirruption du SIDA ; rappelons le terme « rupture » utilisé par Balutet et voyons comment il décrit la période qui a précédé le SIDA : « Le sida […] marque une rupture avec les années de lʼimmédiat après 68, leur prospérité sauvage, leurs libertés vécues à corps perdu, leur somme dʼillusions défaites sur fond dʼidéologie en berne » (63). La violence du choc est à déduire du lyrisme avec lequel sont dépeintes les années folles de la révolution sexuelle : si les libertés étaient vécues « à corps perdu », lʼirruption du VIH dans les corps nʼa pu quʼêtre dévastatrice. De quels corps et de quelles illusions sʼagit-il ? De ceux et de celles des enfants de Stonewall :
Illusions existentielles, […] celles de cette nouvelle économie amoureuse qui, référée à la culture homosexuelle, renvoie aux 15 Glorieuses séparant 1969 – Stonewall, acte de fondation du mouvement gay – et 1983 – irruption sur la scène médiatique de la figure du sida. (Ibid. 64)
Ici, la période qui précède le coup dʼarrêt est précisée : chronologiquement, cʼest la même ; sociologiquement, il ne sʼagit pas de la révolution sexuelle en général, mais plus précisément du mouvement gay. Selon Balutet, il nʼa eu quʼune quinzaine dʼannées dʼexistence en soi, avant que le SIDA nʼen change radicalement la trajectoire. Il choisit 1983 comme date marquant le début de lʼ« ère du SIDA », alors que The Enduring Vision donne 1981 et que David Feinberg a, lui, opté pour 1986 en divisant Eighty-Sixed en deux parties : « 1980: Ancient History » et « 1986: Learning How to Cry ». Comment expliquer ce flou chronologique, qui est en général résolu grâce à lʼutilisation dʼune formule plus vague du type « au début des années 1980 »? Aussi brutal que lʼon puisse décrire a posteriori le choc du SIDA, il nʼa pas été instantané : 1981 correspond à la publication du premier article médical consacré à ce qui allait finir par sʼappeler le SIDA ; Balutet précise que 1983 marque lʼentrée du SIDA dans la sphère « médiatique », cʼest-à-dire de manière générale dans les consciences, en dehors des souterrains et des marges où il était confiné depuis deux ans déjà. Quant au choix de David Feinberg, 1986, celui-ci est plus problématique. Sur une frise chronologique de lʼévolution de lʼépidémie, elle ne semble correspondre à aucun événement majeur. Cʼest celle de la mise au point de lʼAZT, qui certes fut une avancée significative, mais il nʼa été autorisé par la FDA quʼen 1987. Cʼest aussi celle de la deuxième conférence internationale consacrée au SIDA, mais celle-ci nʼa eu aucune conséquence majeure. La réponse est-elle à chercher dans la biographie de David Feinberg ? On nʼy trouve pourtant aucun fait marquant en 1986 : il a découvert sa séropositivité en 1987 (Spontaneous Combustion 69-81), pris son premier comprimé dʼAZT en 1989 (Queer and Loathing 110), est passé du statut de « séropositif » à celui de personne atteinte dʼ« asymptomatic AIDS » en 1993 (Ibid. 91 94). Pourquoi alors a-t-il choisi 1986 pour marquer la brisure avant/après ? La seule réponse qui paraisse valable, et qui explique du même coup que plusieurs dates coexistent, est celle qui consiste à admettre que le SIDA nʼa justement pas fait irruption dans lʼhistoire et la société américaines, ni même dans la communauté gay ; il sʼest installé petit à petit, dʼabord dans les journaux médicaux, puis dans la presse gay, dans la presse générale, dans la littérature ; et pas nécessairement dans cet ordre, dʼailleurs . Ce qui complique encore la tâche, cʼest quʼil ne paraît y avoir aucun lien direct entre lʼarrivée du SIDA dans telle ou telle sphère et son intégration dans les consciences individuelles. Il semble que 1986 soit la date à laquelle David Feinberg a pris conscience, brutalement, du fait que le SIDA sʼétait déjà installé autour de lui ; aussi arbitraire quʼelle puisse paraître, puisque lʼon avait diagnostiqué à son ami Roger ce que lʼon appelait encore un « AIDS-related complex » dès 1982 (Spontaneous Combustion 16), cette date a un sens non pas en soi, mais dans un a posteriori qui lui est tout personnel.
Dʼoù la difficulté de poser une fois pour toutes la « borne de gauche » de lʼère du SIDA, cʼest-à-dire de donner une date qui en marquerait le début : la brutalité du choc a une réalité rétrospective, qui ne correspond pas à un jour ou à une année précis. Pour reprendre la formulation de Strazzula, le SIDA nʼa pas appuyé sur un interrupteur pour éteindre dʼun seul coup les lumières de la fête ; il les a peu à peu tamisées, jusquʼà ce que Feinberg et dʼautres se rendent compte quʼils étaient en train dʼécrire dans le noir .
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Table des matières
Introduction
Chronologie
Le SIDA : une césure irréversible ?
Une question nécessaire
Chapitre 1 : De la littérature gay à la littérature du SIDA
« Fracture pour fracture » ?
1. Un « avant » et un « après » ?
2. Maupin : « a legend »
a. De Stonewall à lʼiPhone
b. San Francisco : « every faggotʼs second home »
3. Feinberg : « a raging AIDS clone »
4. Kushner : un dramaturge post-SIDA ?
5. New York : « I want to be a part of it »
6. La littérature du SIDA : sous-genre ou nouveau mode de la littérature gay ?
Une crise de la représentation
Chapitre 2 : De la peste au SIDA : « la maladie comme métaphore »
Lʼessor de la pathographie et de son exégèse
1. La peste
2. Le cancer
3. Autres maladies, autres maux
4. La tuberculose
5. Les Infections Sexuellement Transmissibles
6. Lʼunicité du SIDA ?
Lʼécriture du désastre
Chapitre 3 : Le langage de la littérature gay du SIDA : une terminologie ad hoc
Quand (ne pas) dire cʼest (ne pas) faire
1. Ambivalence et ductilité du langage de lʼidentité
2. « Us vs. them » : la rhétorique de lʼappartenance
3. « Une maladie innommable » ?
4. La question de lʼexpertise profane
« Grace under pressure »
Du particulier à lʼuniversel
Conclusion