Le sens et l’influence des émotions dans le soin

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Cadrage : Qui sont les patients qui n’ont pas de CM ?

Nous n’avons retrouvé dans la littérature que peu de données nationales (6,13,14) sur le profil des patients ne bénéficiant pas de CM. Celles-ci nous permettent d’identifier certains profils :
– les personnes en demande d’asile et celles en situation irrégulière résidant en France depuis moins de 3 mois .
– les personnes résidant régulièrement en France depuis moins de 3 mois .
– les personnes possédant un visa touristique.
La plupart des patients qui ne disposent pas de CM ne sont pas dans les situations décrites ci-dessus. En 2017, 70,9 % des patients sans droits ayant consulté dans un Centre d’Accueil, de Soin et d’Orientation (CASO) de Médecins du Monde avaient des droits théoriques à une CM (6).
En effet, comme décrit également par le Défenseur des droits (7), les personnes sans CM sont le plus souvent des personnes qui ont des droits potentiels à une CM. C’està- dire que, juridiquement, elles peuvent prétendre à un régime d’assurance ou d’assistance mais ne sont pas couvertes car :
– elles n’en ont pas fait la demande .
– elles en ont fait la demande mais la procédure d’accès au droit est suffisamment complexe et longue pour qu’elles n’aient pas accès aux soins au moment où elles en ont besoin(15).
Ce constat est partagé par le récent rapport [2019] de l’Inspection générale des affaires sociales et des finances concernant le dispositif d’aide médicale de l’État (AME). Celui-ci indique que « [d]’une part, sur le plan médical, l’accès aux soins pourrait être encore renforcé. […] D’autre part, sur le plan administratif, la procédure d’instruction des dossiers par les CPAM obéit à des règles strictes. […] Les procédures de constitution des dossiers et d’échanges avec les CPAM, qui mobilisent le service social, et les procédures de facturation apparaissent particulièrement chronophages » (16). Le Défenseur des droits abonde dans ce sens en estimant que les procédures d’accès aux droits de soins peuvent s’accompagner « d’un contrôle des conditions d’ouverture restrictif et de demandes de pièces injustifiées » (7).

Choix des participants

Initialement, le projet était de se limiter à des entretiens collectifs et individuels de médecins généralistes (MG). Cependant, une fois la suffisance des données atteinte, les investigateurs ont souhaité compléter leur travail d’un entretien par FG constitué d’infirmiers diplômés d’État (IDE) et d’un FG mixte composé de travailleurs sociaux (TS), médecins et IDE. Cette décision était motivée par l’aspect pluridisciplinaire qu’implique la prise en charge de patients sans CM. Aussi, une dynamique de groupe pluriprofessionnel permettant l’émergence et la discussion autour d’opinions controversées paraissait particulièrement adaptée à notre problématique.
Pour les médecins généralistes, nous avons recherché un échantillonnage en variation maximale vis-à-vis de : âge, sexe, diplôme, lieu, mode et nombre d’années d’exercice.
Le recrutement s’est limité aux Bouches-du-Rhône.
Chaque participant ne pouvait participer qu’à un seul entretien, individuel ou collectif.
Les entretiens ont été enregistrés sur dictaphone puis intégralement retranscrits.

Guides d’entretien

Les guides d’entretiens individuel et collectif ont été élaborés en amont du recueil de données. Le guide individuel a été testé préalablement au cours d’un entretien exploratoire par chacune des investigatrices, et il a fait l’objet de modifications au fil des premiers entretiens. Le guide collectif a été élaboré en fonction du FG des MG et a été adapté aux FG d’IDE et mixte.
Après avoir ciblé les profils et les contextes de soin des différents participants, le guide explorait de manière théorique les conflits de valeurs mis en jeu lors de la confrontation de principes éthiques théoriques avec la réalité. Il se poursuivait par l’exposition d’un ou 2 cas cliniques réels dont l’objectif était d’étudier les compromis éthiques que les praticiens sont prêts à accepter dans la prise en charge de patients sans CM et de recueillir les réactions suscitées par la mise en situation de faire un tri entre des patients.

Analyse

L’analyse des données s’est inspirée de la théorisation ancrée (17). Un premier codage ouvert du corpus a permis de faire apparaître différentes propriétés qui ont ensuite été regroupées en plusieurs catégories de sens suite à un codage axial. Enfin, un codage sélectif a été mené afin de mettre en relation les catégories identifiées et d’élaborer un schéma conceptuel (18,19). Nous avons procédé à une triangulation de l’analyse jusqu’à suffisance des données et 2 entretiens individuels supplémentaires ont été réalisés. Une chercheuse sur les 3 impliqués a utilisé le logiciel Nvivo. Un journal de bord a été tenu tout au long de l’étude.

Aspects éthiques et réglementaires

Le consentement libre et éclairé de chaque participant a été explicitement recueilli avant le début des entretiens. Les données ont été anonymisées. L’étude a été réalisée conformément à la méthodologie de référence homologuée par la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (MR004). L’étude a obtenu l’accord 2019-14-11-009 du comité d’éthique d’Aix-Marseille Université.

Le fardeau décisionnel

Le soin aux personnes sans CM contraint le professionnel à prendre des décisions vécues comme un fardeau du fait de leurs inadéquations avec les moyens qui auraient pu être mis en oeuvre si les patients avaient eu une CM : « ce n’est pas bien que ça nous revienne à nous individuellement de décider, ce n’est pas juste » (FG MG) ; « ça peut être lourd psychologiquement, sur le plan déontologique » (EI).
Le professionnel porte la responsabilité de la mise en oeuvre d’un parcours de soin au rabais : « je trouve ça pénible parce que je pense qu’on ne devrait pas avoir à réfléchir à comment il va avoir ce médicament par la suite […] j’aurais juste envie de prescrire ce que je sais qui marche le mieux » (EI).
Il en est de même pour les situations impliquant d’établir une hiérarchie face aux demandes de soin du fait de moyens limités : « on se positionne en tant que celui qui doit choisir qui on soigne ou pas » (FG MG).
La charge décisionnelle individuelle était surtout soulevée par les médecins, insistant sur l’intérêt d’un consensus pluriprofessionnel : « … voilà, pour dire que c’est important dans la prise en charge de personnes précaires d’avoir un travail pluridisciplinaire et un travail de groupe c’est quand même un gage de bien vécu pour le soignant et de qualité de prise en charge pour le patient » (EI). Car le partage de responsabilité réduit le fardeau : « beh l’intérêt de la réunion, c’est de… d’en discuter de pas mettre la charge décisionnelle sur une seule personne quoi » (EI). Les autres professionnels se sentaient aussi concernés par ces prises de décisions collectives : « Oui, mais c’est collectif. Ça doit être porté collectivement » (FG IDE).
Cette perception de fardeau est principalement nourrie par le non-respect du principe de justice. Cela provoque un conflit de valeurs à l’origine par ailleurs d’un ébranlement émotionnel.

L’ébranlement émotionnel

Le fardeau va susciter chez le professionnel un ébranlement émotionnel, une déstabilisation, un bousculement de ses représentations : « Comment on fait pour choisir entre un mec qui a le SIDA, et une femme qui a un cancer du sein ? Je sais pas comment on fait. Je sais pas quels sont les critères, […] Moi je suis pas Dieu » (EI) ; « ça ne devrait pas exister, pour moi c’est impensable » (FG MG)
Le sens que le praticien met dans cette émotion, la manière dont il va l’exprimer influence ses décisions. Celles-ci influent directement sur le parcours de soin et son rapport aux 4 principes éthiques : « et je… ben je me sentais un peu mal à l’aise quand même donc j’essayais vraiment de peser le pour le contre des examens que je prescrivais, j’ai vraiment réfléchi au coût des examens … » (EI).
L’ébranlement face à la situation de soins concernait toutes les professions. Au-delà du fardeau décisionnel, il était directement lié à la perception de son rôle de soignant et à ses valeurs professionnelles : « et pour moi c’est une question de moralité, entre guillemets et je ne peux pas laisser la personne sans soins » (FG IDE) ; « …j’estime que mon rôle de médecin c’est pas de… de le laisser heu… mourir à petit feu […] je pense qu’on… en tant qu’homme on veut aider, ‘fin les médecins en tout cas et tout le corps médical, on veut aider les autres » (EI).
Cette émotion peut être fragilisante : « J’ai très vite compris que beh… que j’atteignais mes limites, j’ai fait un burn out, je me suis soignée, j’ai appris à voir les choses autrement. » (EI). Elle peut aussi représenter une source d’énergie motrice : « mais moi je me dis pour ces jeunes, il faut qu’on fasse plus que ce qu’on peut parce que ils ont quand même besoin de plus, c’est à dire que c’est des jeunes qui ont souffert […] moi j’ai envie de leur apporter des soins, le maximum de soins possible » (FG IDE).
L’ébranlement était généré par la situation de soin et s’imposait au soignant. Il appartenait à ce dernier d’intégrer cette émotion dans une posture et une pratique professionnelle.

Moindre déstabilisation émotionnelle

Les professionnels ayant un système de valeurs congruent avec les situations cliniques sont moins ébranlés et ne perçoivent pas leurs choix comme un fardeau : « ça dépend aussi de tes valeurs, d’autres personnes auraient très bien pu réagir autrement » (FG MG) ; « Donc il y a un bénéfice à limiter les consultations par l’intermédiaire d’une rémunération, […] donc les gens doivent faire l’avance, […] cela me paraît tout à fait équitable. » (EI).
Indépendamment du système de valeurs, si la situation vécue est perçue comme immuable et non soumise à variation selon les décisions politiques, le vécu des professionnels était plus stable : « Le problème c’est que d’accueillir tout le monde, et de faire les choses pour tout le monde ce n’est pas possible, parce que malheureusement il y a des contraintes financières » (EI).
Il était parfois question d’émoussement émotionnel et résignation : « Je pense qu’on peut… il faut l’accepter. Ça sert à rien de se révolter, il faut faire avec […] Donc on ne peut pas, sous prétexte qu’on est médecin, heu… porter sur ses épaules, tous les malheurs du monde, même toutes ces valeurs. » (EI).
Aussi, la satisfaction du système de santé français renforçait l’acceptabilité des situations de soin problématiques : « On a un accès qui est très privilégié en France, extrêmement privilégié » (EI). La rareté des situations exposées, supposée par le soignant, produisait également cette acceptation : « Tu as conscience quand même, qu’en France, ce sont des situations relativement rares » (EI).
Enfin, la perception du principe d’autonomie influait sur le vécu et la prise de décision. Pour certains soignants le patient avait sa part de responsabilité dans la situation et devait assumer les conséquences de ses actes : « c’est aussi un ultimatum que la patiente pose aussi au final elle a pris l’avion pour venir ici elle savait qu’elle avait un diagnostic de cancer » (FG MG). Ceci pouvait donc amener les soignants à prendre des décisions mettant en jeu le principe d’autonomie du patient : « … pour le forcer à… ‘fin le forcer, l’inciter à… à régulariser sa situation » (EI).

Vision d’avenir

Nous avons retrouvé le souci de bienfaisance pour le patient et une volonté d’atteindre un idéal de prise en charge.
À défaut, pour pallier le manque de moyens, les soignants mettent en oeuvre des stratégies d’adaptation afin de, tout au moins, respecter une non malfaisance : « Primum non nocere » (EI). Ces stratégies peuvent générer des conflits de valeurs : « Euh et l’autre chose qu’on fait, complètement illégale, mais en fait je vois pas comment faire autrement, […] c’est qu’on a pris en fait son ordonnance habituelle et on l’a fait au nom de sa fille » (EI).
Les praticiens évoquaient la nécessité d’une solution collective pour résoudre les inégalités d’accès aux soins en commençant par une meilleure gestion des ressources. Par ailleurs, ils excluaient les dispositifs d’assistance gratuite et de bénévolat des perspectives de long terme : « Et en fait c’est mieux à un moment de se renseigner en tant que médecin sur où est-ce que les gens peuvent avoir une ouverture de Sécu, plutôt que de faire le gentil patriarche qui fait des actes gratuits quoi » (EI), en insistant sur l’importance d’avoir accès au droit commun pour une égalité de prise en charge : « ils devraient être pris en charge comme tous les autres patients […] Bah oui par les médecins de ville ! Par le droit commun ! » (FG IDE).
Par ailleurs, ils trouvaient qu’il était primordial de faire connaître la problématique afin de sensibiliser les professionnels du soin ainsi que le grand public dans le but de faire évoluer les choses. Il était aussi question d’intégrer le suivi social dans les études médicales et les missions de soins primaires : « je pense qu’il y a une sensibilisation à faire en tout cas auprès des soignants. […] c’est quand même incroyable de pas prendre en compte les problématiques sociales alors que c’est, c’est directement, ça implique directement l’état de santé des gens quoi » (EI).
Les FG étaient des exemples concrets illustrant l’intérêt de la sensibilisation.

Le sens et l’influence des émotions dans le soin

Le rôle des émotions en éthique et dans le soin a fait l’objet de divers ouvrages et publications (20). Concernant notre travail, le philosophe et éthicien B. Baertschi a décrit que la méfiance est « l’envers d’une pièce dont le côté pile est constitué de valeurs importantes » (21). Les émotions positives, qu’il s’agit de savoir gérer afin de ne pas tomber dans une certaine inaction ou action inefficace, nous signalent ce qui a de la valeur ; elles nous engagent émotionnellement (22). L’écrivain S. Zweig va plus loin dans sa description de l’influence de nos émotions en les décrivant comme l’essence du moteur nous faisant tendre vers notre système de valeurs : « Il y a deux sortes de pitiés : L’une, molle et sentimentale, qui n’est en réalité que l’impatience du coeur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, […] Et l’autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice qui sait ce qu’elle veut et est décidée à persévérer avec patience et tolérance jusqu’à l’extrême limite de ses forces et même au-delà » (23). Ainsi, le sens mis sur les émotions ressenties et leur gestion par le professionnel est un élément de la prise en charge.

Contexte socio-politique du soin

Comme décrit précédemment, la procédure d’accès à la CM en France est complexe et longue. De ce fait, avoir un droit constitutionnel et juridique à la CM ne se traduit pas systématiquement par un accès effectif aux soins (6). Pourtant, la définition de CSU telle que rappelée en introduction fait bien référence à un service effectif en réponse à un besoin de santé et ne se limite pas à l’existence d’un droit.
Concernant les personnes de nationalité étrangère, la norme est ainsi établie : le régime général (protection universelle maladie — PUMa — et Complémentaire santé solidaire — CSS —) est réservé aux personnes résidant régulièrement en France, les autres pouvant bénéficier du système d’assistance par le biais de l’AME.
Pourtant, le conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) a notamment considéré en 2011 que la fusion des 2 dispositifs favoriserait l’accès aux soins des personnes démunies et permettrait même « des économies de gestion » (24). Le récent rapport de l’Inspection générale des finances et des affaires sociales estime que cette fusion « présente l’avantage de simplifier radicalement la gestion du dispositif, gestion particulièrement lourde et onéreuse aujourd’hui pour l’Assurance Maladie et pour les prestataires de soins » (16). Ces travaux illustrent la baisse des ressources que peuvent engendrer certains choix politiques. Ceux-ci provoquent une limitation des moyens avec les conséquences potentielles que nous avons vues sur le professionnel confronté à une situation concrète.

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Table des matières

Introduction
Cadrage : Qui sont les patients qui n’ont pas de CM ?
Méthode
Choix des participants
Guides d’entretien
Analyse
Aspects éthiques et réglementaires
Qualité
Résultats
Le fardeau décisionnel
L’ébranlement émotionnel
Moindre déstabilisation émotionnelle
Contexte de soin
Vision d’avenir
Théorie
Discussion
Le sens et l’influence des émotions dans le soin
Contexte socio-politique du soin
Forces et limites
Perspectives
Conclusion
Bibliographie

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