Le secteur des produits électroniques à contenu numériques
« Au cours des 10 dernières années, des pans entiers de notre environnement ont basculé dans le numérique : l’ensemble des moyens de communication, l’audio‐visuel, la commande des objets, l’appareillage médical…, il s’agit bel et bien d’une révolution qui met bien des modes de pensée et d’action classiques sans dessus dessous », annonce Gérard Berry, directeur scientifique et membre de l’académie des sciences, dans sa conférence de rentrée le 12 septembre 2006 [BERRY, 2006] à l’ENS‐Cachan. On s’est engouffrés dans la dématérialisation, dans le « tout numérique » des ordinateurs, des téléphones portables et d’Internet. Le design en a fait son chou gras et nombre de designers ont contribué à rendre désirables des boites noires (à contenus numériques) rivalisant entre‐elles par des fonctionnalités toujours plus nombreuses bien que de contenus de moins en moins accessibles.
Dans « The Disappearing Computer » [STREITZ, KAMEAS et al., 2007] met en avant la nécessité de concevoir des objets électroniques à contenus numériques car l’informatique n’est plus cantonnée aux seuls PC mais investit massivement la vie quotidienne. Dès lors, afin d’éviter la conception de « boîtes noires3 » hermétiques à l’utilisateur, le design s’impose. Cette activité créatrice, intégratrice des besoins utilisateurs et des savoir‐faire de l’entreprise, permet d’opérer les croisements nécessaires entre diverses technologies, et études anthropocentrées pour aboutir à des produits hybrides pour lesquels l’interface est un produit en soi, voire constitue l’essentiel du produit.
Le design des produits électroniques à contenus numériques
Traditionnellement, nous pouvons observer trois cas de négociation fond‐forme rencontrés dans la pratique du design. illustrant une coque d’ordinateur portable Tulip, la technologie est donnée, elle peut être mécanique ou électronique, dans les deux cas il s’agit d’explorer les possibilités d’envelopper la technologie par une forme désirable.
Bien que ces objets électroniques représentent un nouvel enjeu pour les designers, qui ne sont plus, de fait, contraints par la logique mécanique de l’objet à une certaine matérialité de la forme et à une certaine esthétique, la fin du XXème siècle a tardé à laisser se révéler le potentiel d’action des designers quant à la conception des nouveaux objets électroniques à contenus numériques, et a persisté à mobiliser les capacités d’expression des designers à la seule esthétique de la forme. un téléphone Nokia dans son édition de luxe, objet électronique à contenu numérique de la fin du XXème siècle d’interface computationnelle classique, traitée par la designer Donatella Versace est un exemple de l’accomplissement dont l’industrie manufacturière des objets électroniques fait preuve dans sa maîtrise de l’esthétique formelle du produit.
Overbeeke avance qu’en concevant un contexte pour l’expérience plutôt que simplement un produit, le designer non seulement rendra les fonctions accessibles à l’utilisateur mais contribuera à lui offrir une expérience agréable et une esthétique de l’interaction [OVERBEEKE and WENSVEEN, 2003]. Les designers voient donc progressivement leur champ d’expression potentiellement élargi vers une liberté de la forme qui est non seulement guidée par une esthétique de la forme mais aussi par une esthétique de l’expérience rendue possible par cette forme.
La seule esthétique de l’objet ne réussit plus aujourd’hui à distinguer un objet de sa concurrence et à répondre à la demande croissante de la part d’utilisateurs de ces objets technologiques complexes, toujours plus nombreux à réclamer plus de simplicité, plus de personnalisation, plus d’immersion et plus de divertissement [DIDON, 2008]. Si la quantité d’information tend à croître (la taille et la résolution des écrans augmente ce qui permet de présenter à l’utilisateur un grand nombre d’informations), les moyens d’actions physiques disponibles pour accéder à cette information, eux, ont tendance à augmenter beaucoup moins vite (le nombre de boutons des appareils à même tendance à diminuer). De par leurs caractéristiques « complexes » ‐ intégration de nombreuses fonctions, rôle encore plus éminent des interfaces ‐ ces produits nous conduisent à un double questionnement relatif d’une part, aux représentations que le concepteur se fait des nouveaux besoins et d’autre part, aux effets de cette complexité sur l’activité d’usage des utilisateurs.
Dans le domaine de la conception de ces produits, nous faisons face à un challenge nouveau, le grand potentiel technologique des dispositifs techniques est bridé par son acceptabilité limitée par les utilisateurs. Il est nécessaire de trouver comment réduire la complexité apparente de ces dispositifs techniques sans réduire le nombre de leurs fonctionnalités. On voit apparaître depuis le début des années 2000 des produits électroniques à contenus numériques complexes, dont le mode de contrôle des fonctionnalités internes s’ouvre sur de nouvelles modalités d’action.
Afin de comprendre ce qui distinguait l’Apple iPod de ses concurrents, nous avons mené une étude basée sur l’Axiomatic Design de Suh [SUH, 2001]. Notre hypothèse était que la conception d’un produit électronique à contenus numériques faisant appel à une nouvelle gestuelle basée sur le couplage direct entre le geste et l’exécution de la fonction, (voir figure 6, à gauche), et non plus sur l’action ponctuelle par un geste minimal . pour l’exécution de cette même fonction, augmente ses chances de succès et d’acceptabilité par les utilisateurs finaux. Nous avons identifié le facteur « temps » du geste de l’utilisateur comme étant distinctif de ces produits.
Après les Nintendo DS et Wii, le coup d’envoi a été lancé par l’Apple iPhone, « il y avait avant et il y a après ! En terme d’interaction, 10% seulement revient à l’usage, 50% provient du service (iTunes, puis Apple Store …), mais la révolution ne vient pas de là », explique Thierry Bonhomme [BONHOMME, 2008], « mais de son interface ». En effet, la logique de la compétition sur des critères techniques ou fonctionnels semble s’être renversée, Apple, qui a vu ses parts de marché dans les smartphones multipliées par 5 dans l’année 2008 [CANALYS, 2008], est toujours en tête des ventes en 2010, bien que moins performant que ses concurrents sur certains aspects techniques :
• concernant le hardware, iPhone n’est pas, et de loin, le plus puissant du marché, techniquement il contient un appareil photo de 3 Mega‐Pixels et ne possède pas de flash, alors que ses concurrents Sony‐Ericson offrent un appareil photo de 8 Mega pixels et un bi‐flash à LEDs. La moyenne du marché en mars 2010 est de 5 Mpixels.
• concernant les fonctionnalités, le dispositif Nokia N97, un des plus puissants appareils de téléphonie mobile actuellement sur le marché, tout comme ses concurrents HTC HD2, ACER neoTouch, certains modèles Samsung, ou Motorola sous Androïd, présente la fonction multi‐tâches qui permet de lancer plusieurs applications en même temps. L’Apple iPhone ne permet à l’utilisateur d’accéder qu’à une application à la fois.
• enfin, concernant la précision de l’écran tactile, la majorité des Smartphones tactiles actuellement sur le marché font appel à une technologie résistive , technologie tactile plus ancienne et plus répandue que la technologie capacitive, et présentant une précision accrue ainsi que la possibilité d’agir sur la surface de l’écran avec n’importe quel objet, ou un doigt, voire un gant, mais avec le désavantage de présenter une temps de latence important, voire une réactivité inopérante parfois. A l’opposé de ses concurrents, Apple a fait le choix de la technologie capacitive, qui présente une précision moins importante que la technologie résistive, mais qui offre une impression de réactivité accrue et permet la prise en compte du geste d’effleurement, modalité d’interaction qui n’est pas possible via des dalles résistives.
En Europe, les parts de marché bien supérieures de l’Apple iPhone, 50% des ventes de Smartphones en 2010 en France [AGENCE‐FRANCE‐PRESSE, 2010], posent donc la question du rôle de l’interface dans le succès des produits. La qualité d’interaction d’Apple iPhone et de son écran « full‐touch » (dalle capacitive multi‐ points qui apporte l’intuitivité et la fluidité) est une révolution, un accélérateur de la démocratisation des « objets‐interfaces ».
En effet, L’objet, c’est l’interface ! clame Jean‐Louis Fréchin [FRECHIN, 2009‐1], spécialiste du design numérique, et fondateur des Ateliers de Design Numérique à l’ENSCI . Pour le designer de l’agence de design Nodesign les «néobjets», comme il les définit, résultent d’une extension du domaine des objets; les éléments informatiques embarqués apportent concrètement de la magie aux objets. « L’interface et le logiciel ne sont plus des ajouts, mais ils sont à proprement parler ces nouveaux artefacts, puisqu’ils déterminent les interactions que nous avons avec les objets ». Jean‐Louis Fréchin plaide ainsi pour un nouveau mode de conception qui partirait non pas de l’objet physique, mais du service et de l’expérience souhaités.
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Table des matières
Introduction
1. Chapitre 1 L’innovation pour les entreprises
1.1. Le secteur des produits électroniques à contenu numériques
1.1.1. Le design des produits électroniques à contenus numériques
1.1.2. L’enjeu de la conception innovante des produits électroniques à contenus numériques
1.2. Les problématiques que pose la conception de tels systèmes pour les équipes de conception
1.2.1. Verrou scientifique n°1
1.2.2. Verrou scientifique n°2
1.2.3. Verrou scientifique n°3
1.3. Objectif de la thèse
1.4. Plan de la thèse
2. Chapitre 2 État de l’art
2.1 Organisation de la conception
2.1.1 Modèles d’organisation séquentielle
2.1.2 Modèles d’organisation concourante
2.2 Méthodes de conception
2.2.1 L’analyse fonctionnelle
2.2.2 La conception axiomatique
2.2.3 La conception robuste
2.3 Intégration de la part subjective du besoin en conception
2.3.1 L’analyse sémantique
2.3.2 L’évaluation sensorielle
2.3.3 Le Kansei engineering
2.3.4 L’analyse des paramètres affectifs
2.3.5 L’approche Marketing : Le marketing sensoriel
2.3.6 La conception à l’écoute du marché
2.3.7 L’approche ergonomique
2.4 Théories de la perception
2.4.1 L’approche physiologique
2.4.2 L’approche psychologique
2.4.3 Le concept d’affordance
2.5 Théorie de l’interaction
2.6 Une approche intégratrice : Le design thinking
2.6.1 Le design industriel et les méthodes d’exploration des espaces des besoins
2.6.2 Le design orienté expérience
2.6.3 Le Design Inclusif selon Jordan
2.7 Conclusion de la problématique de recherche
3. Chapitre 3 Cadre théorique de notre proposition
3.1 Approche de la robustesse en conception
3.2 Application de la conception robuste à un problème de design
3.3 Proposition
4. Chapitre 4 Application de la méthode à la conception d’un produit nouveau
4.1 Contexte
4.2 Méthode
4.2.1 Phase 1 : Exploration créative large par les designers
4.2.2 Phase 2 : Évaluation des préférences par des utilisateurs potentiels : analyse sensorielle
4.2.3 Phase 2.1 : Tests hédoniques : préférences
4.2.4 Phase 2.2 : Étape descriptive, Profils Flash
4.2.4.1 Déroulement de la méthode
4.2.4.2 Résultats de la méthode des profils Flash
4.2.4.3 Comparaison des systèmes de représentations individuelles par Analyse Procustéenne généralisée
4.2.5 Analyse du consensus des termes sémantiques
4.2.6 Phase 2.3 : Caractérisation physique
4.3 Résultats
4.3.1 Phase 3 : Identification d’une variabilité inter/intra utilisateurs
4.3.2 Intégration d’une nouvelle fonction variabilité du « degré de contrôle » dans le processus de conception robuste
4.4 Discussion
4.5 Conclusion
5 Chapitre 5. Application de la méthode à la conception innovante Cas d’étude France‐Telecom
5.1 Contexte
5.2 Éléments du cahier des charges
5.3 Méthode
5.3.1 Phase d’anticipation et d’exploration des besoins
5.3.1.1 Veille technologique
5.3.1.2 Recherche créative large par un designer
5.3.1.3 Approfondissement des pistes jugées prometteuses
5.3.2 Fonctionnalités attendues
5.3.3 Identification d’une variabilité inter/intra utilisateurs potentiels
5.3.4 Intégration d’une fonction « variabilité de la simultanéité » dans le cahier des charges
5.3.5 Limites de l’approche qualitative
5.3.6 Approche de conception intégrant la variabilité des préférences clients
5.3.7 Phase 1 : Exploration large des possibles par les designers
5.3.8 Phase 2 : Évaluation des préférences par des utilisateurs, démarche d’analyse sensorielle
5.3.8.1 Phase 2.1 : Test de préférences
5.3.8.2 Phase 2.2 : Étape descriptive, caractérisation physique
5.3.9 Identification de critères de variabilité inter/intra utilisateurs
5.3.10 Intégration du critère de variabilité dans le processus de conception robuste
5.4 Conception robuste : Garantir les performances du concept quelle que soit la variabilité des utilisateurs
5.5 Discussion
5.6 Conclusion
Conclusion