Le scandale de la mortย
Rรฉflexions sur la peine capitale
ยซ Que dit la loi ? Tu ne tueras pas ! Comment le dit-elle ? En tuant ! ยป
La peine capitale est un chรขtiment inconcevable pour Albert Camus et Arthur Koestler. Cette prise de position sโapparente ร la dรฉnonciation de la sauvagerie de ce procรฉdรฉ archaรฏque, ร une critique virulente des partisans et complices de cet assassinat codifiรฉ et au refus dโune peine absolue. Camus et Koestler consacrent chacun un essai et toute une vie ร cette lutte abolitionniste.
Elรฉments historiques
Il ne sโagit pas de retracer lโHistoire de la peine de mort au fil des รฉpoques, mais dโapporter certains รฉlรฉments gรฉnรฉraux afin dโapprรฉhender les arguments usitรฉs pour et contre le droit dโinfliger lรฉgalement la mort. Il semblait รฉgalement important de montrer les diffรฉrentes positions par rapport ร la peine capitale pour en mesurer toute la complexitรฉ. Arthur Koestler avait raison de dire ยซ Their arguments, and the philosophy behind their arguments, have remained unchanged over the last two hundred years, [โฆ] They can only be properly understood in the light of past history.ยป
Considรฉrรฉe par Jean Imbertย comme la ยซ clef de voรปte des systรจmes rรฉpressifs jusquโau XVIIIe siรจcle ยป, la peine capitale rรฉpondant au crime capital est une des premiรจres condamnations pรฉnales. Elle dรฉtient le rรดle ยซ dโexclusion dรฉfinitive, de la sociรฉtรฉ, dโindividus reconnus incorrigibles et dangereux ยป. Ce chรขtiment รฉtait appliquรฉ dans lโAntiquitรฉ et au Moyen-รge pour empรชcher dรฉfinitivement un individu, irrespectueux de la vie en communautรฉ, de nuire.
Dans le plus ancien texte juridique qui nous est parvenu, datรฉ de 1750 av. J.C., le Code Hammurabi , la peine de mort est associรฉe ร la loi du Talion, ยซ ลil pour ลil, dent pour dent ยป. Cette loi a pour dessein dโรฉviter la gradation dans la vengeance personnelle. Dans Choรฉphores , Eschyle sโexprime ainsi ยซ Quโun coup meurtrier soit puni dโun coup meurtrier, au coupable le chรขtiment ยป . Quant ร Platon, en traitant du parricide, il revendique รฉgalement la rรฉciprocitรฉ entre crime et chรขtiment
Voici donc la doctrine dont lโexposรฉ prรฉcis remonte aux prรชtres de lโAntiquitรฉ. La justice, nous est-il enseignรฉ, vengeresse toujours en รฉveil du sang familial, a recours ร la loi dont nous avons parlรฉ tout ร lโheure, et elle a, dit-on, รฉtabli la nรฉcessitรฉ, pour qui a commis quelque forfait de ce genre, de subir ร son tour le forfait mรชme quโil a commis ; a-t-on fait pรฉrir son pรจre ? Un jour viendra oรน soi-mรชme on devra se rรฉsigner ร subir par violence un sort identique de la part de ses enfants .
Cependant, la rรฉciprocitรฉ des peines nโest pas un argument fiable. Mรชme dans le cas dโun meurtre prรฉmรฉditรฉ, la victime nโest pas informรฉe de la date de son exรฉcution et elle ne passe donc pas des mois rongรฉe et meurtrie par lโangoisse dโune fin qui, chaque jour, se rapproche davantage. ยซ Pour quโil y ait รฉquivalence, il faudrait que la peine de mort chรขtiรขt un criminel qui aurait averti sa victime de lโรฉpoque oรน il lui donnerait une mort horrible et qui, ร partir de cet instant, lโaurait sรฉquestrรฉe ร merci pendant des mois. Un tel monstre ne se rencontre pas dans le privรฉ . ยป Certes, pas dans le privรฉ, mais, au sein de lโEtat, cโest une tรขche accomplie par les bourreaux, ces ยซ monstres ยป qui infligent ยซ un รฉpouvantable supplice, physique et moral ยป . De plus, lorsque lโon sait quโen Angleterre ยซ from the stealing of turnips to assiociating with gipsies, to damaging a fishpond, to writing threatening letters, to impersonating out-pensioners at Greenwich Hospital, to being found armed or disguised in a forest ยป รฉtaient punis de mort, lโon ne peut plus parler sans tomber dans le ridicule et la contradiction de rรฉciprocitรฉ. Platon, pour qui les crimes sont une ยซ souillure ยป ฬถ on retrouve le mรชme point de vue chez Camus ฬถ ยซ [โฆ] la peine de mort souille notre sociรฉtรฉ ยป ฬถ considรจre la peine de mort comme un acte expiatoire. Mรชme sโil affirme que ยซ nul nโest mรฉchant volontairement ยป, le philosophe grec revendique lโaspect purificateur de cette peine dรฉfinitive. La peine capitale prend alors une dimension religieuse. Ce caractรจre liturgique est vivement dรฉnoncรฉ par Camus et Koestler. Le premier qualifie cette sanction dโ ยซ acte rituel ยปย , de ยซ cรฉrรฉmonie ยป , de ยซ peine religieuse ยป et le second lui fait รฉcho en parlant de ยซ tradition ยป, de ยซ traditional beliefs ยป, ยซ traditional aspects of the process ยป . Dans une sociรฉtรฉ religieuse, le condamnรฉ ร mort pouvait espรฉrer que la rรฉdemption lui serait accordรฉe dans la vie รฉternelle. Mais, dans une sociรฉtรฉ dรฉsacralisรฉe, la justice sรฉculiรจre ne peut prรฉtendre le rachat du condamnรฉ dans une autre vie. Le chรขtiment nโest plus quโune vertu administrative et perd en crรฉdibilitรฉ. Les juges, auxquelles Koestler fait rรฉfรฉrence par le vocable ยซ oracles ยป, ยซ se place[nt] sur le trรดne de Dieu sans en avoir lesย pouvoirs et dโailleurs sans y croire ยป et prononcent la sanction sans rien avoir ร proposer en รฉchange. Camus ajoute : ยซ Le bourreau se trouve alors investi d’une fonction sacrรฉe. Il est l’homme qui dรฉtruit le corps pour livrer l’รขme ร la sentence divine, dont nul ne prรฉjuge ยป. La justice fait office dโune nouvelle religion sans transcendance qui ยซ tue en masse des condamnรฉs sans espรฉrance ยป. Selon Denis Salas ยซ la solution [serait] dโabolir ce lien avec lโancienne conception du chรขtiment et de placer le droit pรฉnal sous lโรฉgide des Lumiรจres et des droits de lโhomme ยป .
Position de lโEglise et loi divineย
Camus dรฉnonce la position de lโEglise catholique qui consent et permet ce jugement capital, invoquant le prรฉtexte de la rรฉdemption. ยซ Je dis seulement que la foi dans lโimmortalitรฉ de lโรขme a permis au catholicisme de poser le problรจme de la peine capitale en des termes trรจs diffรฉrents et de la justifier. ยป Cette conception clรฉricale de la peine de mort attise et alimente sans doute lโanti-religiositรฉ de lโรฉcrivain de lโabsurde. Cependant la loi divine, elle-mรชme, interdit la peine de mort. En effet, dans le Nouveau Testament, Jรฉsus ordonne :
Vous avez appris quโil a รฉtรฉ dit : ยซย ลil pour ลil et dent pour dent.ย ยป Et moi, je vous dis de ne pas rรฉsister au mรฉchant. Au contraire, si quelquโun te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi lโautre. A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelquโun te force ร faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. A qui te demande, donne ; ร qui veut tโemprunter, ne tourne pas le dos.
Le Code Hamurrabi et la loi divine se rejoignent dans leur but commun de poser une limite ร la violence. Arthur Koestler fait rรฉfรฉrence ร cet enseignement christique et critique dans un mรชme temps la loi mosaรฏque qui รฉtendait la peine de mort ร des dรฉlits autres que le crime comme par exemple le fait de ne pas accomplir le sabbat, la fornication adultรฉrine ou encore le blasphรจme .
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Table des matiรจres
Introduction gรฉnรฉrale
Premiรจre Partie : Philosophie et Politique
Introduction
1.1. Le scandale de la mort
1.1.1. Rรฉflexions sur la peine capitale
1.1.1.1 Elรฉments historiques
1.1.1.2 Position de lโEglise et loi divine
1.1.1.3 Lโargument de rรฉparation
1.1.1.4 La peine capitale : une expรฉrience intime pour Koestler et Camus
1.1.1.5 Un crime lรฉgifรฉrรฉ
1.1.1.6 Lโargument de lโexemplaritรฉ et le pouvoir dโintimidation de la peine
1.1.1.7 Le manque dโimagination
1.1.2. Homicide et suicide
1.1.2.1 La mort entre crainte et prise de conscience
1.1.2.2 Omniprรฉsence et significativitรฉ de la mort dans La Peste
1.1.2.3 La mort de lโenfant et de lโinnocent
1.1.2.4 Le suicide et la folie autodestructrice de lโhomme
1.1.2.5 Le suicide philosophique et le suicide pรฉdagogique
1.2. Le ยซ vaudeville diabolique ยป
1.2.1. Lโabsurde : tragique de la condition ou pathologie ?
1.2.1.1 Influence de Dostoรฏevski
1.2.1.2 LโAbsurde ou la condiiton trgique de lโhomme : un divorce
1.2.1.3 Lโhumanitรฉ en danger et la recherche dโun remรจde dans Les Call-Girls
1.2.1.4 Trois archรฉtypes absurdes : Don Juan, le suicidaire et le croyant
1.2.1.5 La mort facteur majeur du tragique de la condition de lโhomme et de
l ยซ infirmitรฉ ยป humaine
1.2.1.6 Sisyphe ou lโappel ร la luciditรฉ
1.2.1.7 Le tragique et le trivial
1.2.2. Le mal du siรจcle
1.2.2.1 Le problรจme identitaire chez Camus et chez Koestler
1.2.2.2 Les figures maternelles
1.2.2.3 Lโexpรฉrience de la hora
1.2.2.4 Le sentiment de culpabilitรฉ
1.2.2.5 Lโexil et le thรจme de la sรฉparation
1.3. Ethique et Politique
1.3.1. De LโAntitotalitarisme
1.3.1.1 Koestler et le sionisme
1.3.1.2 La lutte antinazie
1.3.1.3 Camus, Koestler et lโHistoire
1.3.1.4 Camus et Koestler face au Communisme
1.3.1.5 La cause espagnole
1.3.1.6 Camus et Koestler, citoyens du monde
1.3.2. Ni Yogi Ni Commissaire
1.3.2.1 Rรฉvolte et Rรฉvolution
1.3.2.2 Les thรฉories du Yogi et du Commissaire
1.3.2.3 Rรฉvolte et unitรฉ, rรฉvolte et solidaritรฉ
1.3.2.4 La notion de mesure
1.3.2.5 La rรฉvolte de Spartacus
1.3.2.6 La question de la fin et des moyens
1.3.2.7 La Rรฉvolution franรงaise
1.3.2.8 Le syndicalisme rรฉvolutionnaire ou un socialisme ร visage humain
Conclusion
Deuxiรจme Partie : La Poรฉtique de Camus et de Koestler
Introduction
2.1. Ecritures ou rรฉcritures des mythes et des symboles
2.1.1. Rรฉinvestissement du mythe
2.1.1.1 Orphรฉe
2.1.1.2 Dionysos et Apollon
2.1.1.3 Caรฏn
2.1.1.4 Promรฉthรฉe
2.1.1.5 Cassandre
2.1.1.6 Judith et Holopherne
2.1.1.7 Ulysse ou le thรจme du retour
2.1.1.8 Dรฉterminisme et libre arbitre
2.1.2. Lโunivers symbolique de Camus et de Koestler
2.1.2.1 La lune
2.1.2.2 Le miroir
2.1.2.3 La cage de verre
2.1.2.4 Le soleil
2.1.2.5 Lโeau
2.1.2.6 La flรจche
2.1.2.7 Les cicatrices
2.2. Camus, Koestler et le lyrisme
2.2.1. Thรจmes et tonalitรฉs lyriques
2.2.1.1 Le lyrisme de Caligula
2.2.1.2 Le sentiment ocรฉanique ou la soif dโabsolu
2.2.1.3 Un lyrisme mitigรฉ
2.2.1.4 Le silence
2.2.1.5 Dora et Kaliayev
2.2.1.6 Peter et Odette
2.2.1.7 Le temps
2.2.1.8 La mรฉmoire
2.2.1.9 La nostalgie
2.2.2. Lโunivers mรฉtaphorique de Camus et de Koestler
2.2.2.1 Les mรฉtaphores philosophiques et politiques de Koestler
2.2.2.2 Les mรฉtaphores ร connotation sexuelle
2.2.2.3 La mรฉtaphore de la croisade
2.2.2.4 La mรฉtaphore du temps
2.2.2.5 La mรฉtaphore de la lumiรจre ou la ยซ pensรฉe de midi ยป
2.2.2.6 La mรฉtaphore de la peste
2.2.2.7 Les mรฉtaphores ร caractรจre religieux
2.3. De la sensibilitรฉ artistique ร la sensibilitรฉ humaniste
2.3.1. De lโart et du rรดle de lโartiste
2.3.1.1 Rรฉflexion sur lโart
2.3.1.2 Le romancier
2.3.1.3 Sade
2.3.1.4 Proust
2.3.1.5 Les Surrรฉalistes
2.3.1.6 Les Tentations du Romancier
2.3.1.7 Les intellectuels franรงais
2.3.1.8 Le thรฉรขtre
2.3.1.9 Les autres formes artistiques
2.3.1.10 Le rรดle de lโartiste
2.3.2. ยซ Ecrire cโest agir ยป
2.3.2.1 Le problรจme du langage
2.3.2.2 Le journalisme
2.3.2.3 Le personnage de Grand dans La Peste
2.3.2.4 Le rรดle du chroniqueur
2.3.2.5 Les autobiographies de Koestler
2.3.2.6 La fatigue des synapses
2.3.2.7 Le Premier Homme
Conclusion.
Troisiรจme Partie : Sens du sacrรฉ et Sensibilitรฉ
Introduction
3.1. Le sens du sacrรฉ
3.1.1. Les Hommes ont soif
3.1.1.1 Le rapport au sacrรฉ de Koestler et de Camus
3.1.1.2 La nostalgie de lโunitรฉ
3.1.1.3 La politique et le sacrรฉ
3.1.1.4 Foi traditionnelle et foi rรฉvolutionnaire
3.1.1.5 Les systรจmes clos de pensรฉe
3.1.1.6 Echec des religions et dรฉclin de la foi
3.1.2. Du sacrรฉ ร la ยซ sacralisation ยป du profane
3.1.2.1 La question de la religion
3.1.2.2 Le sacrรฉ et la rรฉvolte
3.1.2.3 Les figures religieuses
3.1.2.4 Le refus de la grรขce
3.1.2.5 Les figures religieuses politisรฉes
3.1.2.6 Un sacrรฉ diffus
3.1.2.7 La chair sacrรฉe.
3.1.2.8 Lโunion cosmique et le mysticisme oriental
3.2. La question de Dieu
3.2.1. Dieu
3.2.1.1 Camus face ร Dieu
3.2.1.2 La rรฉvolte mรฉtaphysique
3.2.1.3 Le saint sans Dieu
3.2.1.4 Koestler face ร Dieu
3.2.2. Les figures christiques
3.2.2.1 Le Malentendu
3.2.2.2 Le Christ de Camus
3.2.2.3 Le symbole de la croix
3.2.2.4 La Lรฉgende du Grand Inquisiteur
3.3. Lโultime quรชte
Conclusion gรฉnรฉrale
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