La capacité de changement social de l’économie solidaire : faire autrement
L’économie solidaire recouvre une multiplicité d’organisations très différentes et donc difficiles à englober dans une même définition. On regroupe généralement dans ce secteur, les mutuelles, les coopératives et les associations. Mais qu’y a-t-il de commun une banque mutualiste et une association d’insertion par l’activité économique ? entre une boutique de commerce équitable et une association de lobbying pour le secteur de la finance solidaire ? entre les placements éthiques et durables et une association de service à la personne ? Pour le comprendre, il faut revenir aux concepts économiques et sociétaux portés par l’économie solidaire. Gautier (2007) mentionne que l’économie solidaire est un projet de société, une remise en question de ce qu’est l’économie et qu’il s’agit d’un appel au renouveau de la solidarité démocratique. L’économie solidaire désigne une autre économie que l’économie marchande ; au service de l’intérêt collectif et de l’utilité sociale plutôt que de l’intérêt individuel. Elesna Lasida (2007) précise cette volonté de faire autrement et caractérise l’économie solidaire en termes de finalités, de logiques propres et de capacité de changement social. L’économie solidaire se définit tout d’abord par rapport à ses finalités. Au-delà de la dimension économique pure, vient se greffer deux autres dimensions ; une dimension sociale, qui exprime la recherche des rapports sociaux de solidarité et la création d’un lien social non marchand, et une dimension politique, exprimée par la volonté d’un agir démocratique. Ces trois dimensions s’articulent et donnent naissance à des logiques propres, il s’agit de la deuxième caractéristique de l’économie solidaire. La dimension économique privilégie l’intérêt individuel, la coordination par les prix et les ressources monétaires. La dimension sociale quant à elle, se fonde sur la promotion de l’utilité collective, une coordination centralisée et des ressources publiques. Enfin, la dimension politique, quant à elle, vise à créer de l’utilité sociale en se coordonnant de manière participative en décidant collectivement et grâce à l’aide de ressource réciprocitaires (bénévolat ou volontariat). Ces logiques s’hybrident de manière spécifique dans chaque organisation de l’économie solidaire. Un troisième critère d’identification de l’économie solidaire réside dans sa capacité de changement social. Si l’économie solidaire est “ l’autre économie ”, il faut définir le type d’alternative qu’on vise par rapport à l’économie marchande dominante. Trois approches peuvent ainsi être identifiées en fonction de l’importance du changement provoqué. Tout d’abord, la mouvance palliative voit dans l’économie solidaire une réponse aux défaillances du secteur public et du marché, et vise à combler un creux, un manque en termes de populations exclues. C’est le premier niveau du changement social, qui a la place que les autres secteurs veulent bien lui céder et qui ne se diffuse pas. Un niveau plus ambitieux de changement social s’exprime dans la mouvance réformatrice. L’économie solidaire a alors vocation à s’introduire dans l’économie classique en essayant d’articuler la logique pure de marché avec d’autres critères, définis en termes sociaux et politiques. Les innovations sociales portées par l’économie solidaire se répandent et sont adoptées par l’économie marchande. Enfin, la mouvance radicale, refuse l’économie dominante marchande et considère que l’économie solidaire est un nouveau paradigme alternatif.
Demoustier (2001), reprend les dimensions et l’aspect du changement social dans sa définition de l’économie sociale et solidaire «s’associer pour entreprendre autrement». Ce faisant elle ré introduit les trois dimensions dont elle est porteuse soit la dimension sociale (s’associer), la dimension économique (entreprendre) et la dimension politique (autrement) sans en privilégier une. Laville (2000) au contraire privilégie l’engagement citoyen et le caractère politique de cette forme d’économie et insiste donc sur les innovations sociales produites par cette économie.
Les rôles des outils de gestion dans les recherches néo institutionnelles
Brève introduction au concept d’institution : plusieurs niveaux d’institutions pour plusieurs rôles des outils de gestion
Au sein des études organisationnelles, la théorie néo institutionnelle a cherché à remplacer les théories rationnelles de la contingence technique ou du choix stratégique par des modèles alternatifs plus conformes à la réalité organisationnelle (DiMaggio et Powell, 1997). Elle attire l’attention sur des dimensions souvent négligées dans l’analyse des organisations : l’influence des pressions étatiques, sociétales et culturelles, les effets de l’histoire, des réglementations (Huault, 2009). Elle englobe à la fois un rejet du modèle de l’acteur rationnel, un déplacement vers des explications culturelles et cognitives et un attrait pour les unités d’analyse supra individuelles comme le champ ou la société (DiMaggio et Powell, 1997). Elle soutient que pour les organisations, la recherche de légitimité est plus importante que la quête exclusive d’efficacité. Elle affirme l’inscription institutionnelle des organisations qui sont influencées par des pressions politiques culturelles et cognitives. Elle pose comme étant centrale la question de l’institutionnalisation des pratiques et de leur diffusion, processus «dépendant» qui rend les organisations moins enclines à la rationalité instrumentale.
Le concept central de cette théorie, comme son nom l’indique, est celui «d’institution». Ce terme est utilisé dans le langage courant et scientifique pour désigner des objets très dissemblables : le mariage, les organisations publiques ou puissantes, des pratiques répandues comme l’utilisation de l’amiante et la musique enregistrée. Le concept recouvre donc des conceptions éparses et il nous paraît nécessaire de les clarifier avant de décrire les rôles des outils de gestion. L’institution est composée de plusieurs éléments (cognitifs, normatifs et régulatifs) en interactions qui forment des régularités, des habitudes et des règles et permettent la stabilité sociale. La définition de Scott met en évidence les trois dimensions des institutions :
« les institutions sont composées d’éléments réglementaires, normatifs et culturo cognitifs qui mis ensemble avec des activités et des ressources associées, donnent de la stabilité et du sens à la vie sociale» (Scott, 2001, p. 48).
Le pilier normatif est composé essentiellement de normes et de règles qui répondent aux attentes sociales et morales (Scott, 2001). Le pilier cognitif s’appuie quant à lui sur les croyances partagées qui permettent de définir les comportements et les acteurs légitimes. Enfin, le pilier réglementaire a sa traduction notamment dans l’adoption et la mise en œuvre de règles, de lois ou de tout autre dispositif doté d’un pouvoir coercitif fort et d’un système de sanctions associé. Ces piliers sont traduits de manière synthétique dans la définition que donne Fligstein (2001) des institutions. Selon lui, les institutions peuvent être définies comme des règles et des significations partagées qui permettent de définir les relations sociales et aident à légitimer qui occupe telle position dans ces relations (Fligstein, 2001). Les institutions possèdent une caractéristique principale : ce sont des comportements répétitifs et allant de soi qui permettent d’imposer une pratique comme légitime. Les institutions sont en premier lieu des conventions, des habitudes, des routines, elles «ont un statut de quasi règle dans la pensée et dans l’action» (Meyer et Rowan, 1977). Que l’on s’intéresse à des définitions anciennes ou récentes, cette idée de conventions et d’habitudes est évoquée en premier. «Les institutions sont des régularités dans des interactions récurrentes … des habitudes et des règles qui fournissent aux individus un ensemble de stimulants ou de freins» (North, 1986, p. 231).
Une des dernières définitions qui a été proposée est : « un comportement social répétitif allant plus ou moins de soi et sous-tendu par des systèmes normatifs et des compréhensions cognitives qui donnent du sens aux échanges sociaux et permettent ainsi à l’ordre social de s’auto-reproduire » (Greenwood, Oliver, Sahlin, Suddaby, 2008, p. 4-5). De plus, comme le soulignent Barley et Tolbert (1997, p. 99) les institutions permettent d’avoir les clefs pour imposer une pratique comme légitime. Elles modulent ainsi l’utilisation des outils de gestion. Les institutions existent par ailleurs à de multiples niveaux : au niveau des individus (se serrer la main dans les sociétés occidentales), des organisations (inclure dans sa structure un service de planification stratégique), des champs (se conformer aux recommandations des professionnels), et de la société dans son ensemble. Ces différents niveaux de lectures donnent lieu à différentes approches et concepts. Pour reprendre Scott (1987), le début de la sagesse pour comprendre la théorie institutionnelle est de reconnaître ces différentes façons de définir l’institution et l’institutionnalisation. Nous reprenons ici la distinction établie par Zucker (1987) puis celle de Scott (1987) et montrerons que le niveau considéré influence le rôle attribué aux outils de gestion.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE 1 : LE ROLE SYMBOLIQUE, LES OUTILS DE GESTION COMME MYTHES RATIONNELS QUI HOMOGENEISENT LES PRATIQUES
A. LE DECOUPLAGE : LES OUTILS COMME MYTHES INSTITUTIONNALISES ADOPTES POUR LA LEGITIMITE
1. LE ROLE SYMBOLIQUE DES OUTILS DE GESTION : LE DECOUPLAGE ENTRE LA STRUCTURE FORMELLE ET L’ACTIVITE REELLE DES ORGANISATIONS
2. LES ETUDES SUR LE ROLE CEREMONIEL DES OUTILS DE GESTION
3. LES LIMITES DU ROLE SYMBOLIQUE DES OUTILS DE GESTION
B. LES OUTILS DE GESTION HOMOGENEISENT LES PRATIQUES DANS UN CHAMP STRUCTURE : L’ISOMORPHISME INSTITUTIONNEL
1. LA STRUCTURATION DE CHAMP ORGANISATIONNEL HOMOGENEISE LES OUTILS DE GESTION
2. LES MECANISMES DE L’ISOMORPHISME INSTITUTIONNEL
3. LA DIFFUSION DES OUTILS DE GESTION PAR LES MECANISMES ISOMORPHIQUES : UN MODELE, DES MODES ET DES EFFETS SUR LES ORGANISATIONS
4. LES LIMITES DES ETUDES SUR LA DIFFUSION DES OUTILS DE GESTION PAR ISOMORPHISME
CHAPITRE 2 : LE ROLE RHETORIQUE DES OUTILS DE GESTION, QUAND L’INTRODUCTION DES CAPACITES D’AGENCE HUMAINE PRODUISENT DU SENS ET DU CHANGEMENT
A. LES OUTILS DE GESTION VEHICULES DE LANGAGE ET DE CATEGORISATION, MODIFICATEURS DE SENS ET DE REPRESENTATIONS
1. L’OUTIL COMME LANGAGE LEGITIME PORTE PAR LA RHETORIQUE DANS UN CHAMP ET PORTEUR DE RHETORIQUE DANS UNE ORGANISATION
2. LES EFFETS DE L’USAGE DE L’OUTIL : MOTEUR DU CHANGEMENT ORGANISATIONNEL
B. LES EFFETS DES CAPACITES D’AGENCE HUMAINE SUR LES OUTILS : LA MANIPULATION ET LA MODIFICATION DES FINALITES DES OUTILS DE GESTION
1. LES CAPACITES D’AGENCE HUMAINE TRANSFORMENT LES OUTILS
2. LES CAPACITES D’AGENCE HUMAINE EXPLIQUENT LE DEGRE DE DECOUPLAGE DES OUTILS
3. UN PREMIER MODELE RECONNAISSANT LA RELATION OBJET/SUJET DANS LA DIFFUSION DES OUTILS DE GESTION
C. LES OUTILS SONT TRANSFORMES LORSQU’ILS SE DIFFUSENT : L’EDITION ET LA DIVERSITE DES PRATIQUES
1. L’EDITION CONTRE LA DIFFUSION DES OUTILS DE GESTION
2. L’IMITATION COMME MOTEUR DE L’EDITION, LES MODES COMME VOLANT
3. L’EDITION INDUIT LE CHANGEMENT DANS LES ORGANISATIONS
D. SORTIR DU CADRE NEO INSTITUTIONNALISTE POUR PENSER L’INDISSOCIABILITE DE L’OUTIL ET DU SOCIAL
1. LES HOMMES ET LES OUTILS POSSEDENT DES CAPACITES DISCURSIVES
2. LES HOMMES ET LES OUTILS POSSEDENT DES CAPACITES D’AGENCE
3. LES APPORTS DE LA SOCIOLOGIE DES SCIENCES : L’OUTIL COMME MEDIATEUR DE L’ACTION
CHAPITRE 3 : LE ROLE DE TRANSPORTEUR DES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES DES OUTILS DE GESTION PAR L’INTRODUCTION DU PLURALISME INSTITUTIONNEL
A. LES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES EXPLIQUENT LES RATIONALITES ET LES PRATIQUES DANS LES ORGANISATIONS
1. LES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES : DES IDENTITES ET DES ORDRES DE VALEUR COMMUNS QUI STRUCTURENT LE PROCESSUS DE DECISION ET LES PRATIQUES DES ACTEURS
2. LA CARACTERISATION DES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES
B. DES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES MULTIPLES QUI ENGENDRENT L’HETEROGENEITE DES PRATIQUES ET PROVOQUENT DES TENSIONS
1. DES LOGIQUES QUI EVOLUENT ET QUI PEUVENT ETRE MULTIPLES SUR UN MEME CHAMP ET DANS UNE ORGANISATION
2. DES LUTTES ENTRE LOGIQUES D’INTENSITE VARIABLE
C. LA GESTION PAR L’ORGANISATION DES TENSIONS ENTRES LES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES
1. LES DIFFERENTES STRATEGIES DE GESTION DES TENSIONS ENTRE LOGIQUES INSTITUTIONNELLES : ELIMINER, COMPARTIMENTER, AGREGER, INTEGRER
2. LES ORGANISATIONS HYBRIDES DE L’ECONOMIE SOLIDAIRE DEVRAIENT FAVORISER L’AGREGATION OU L’INTEGRATION DES LOGIQUES
D. L’OUTIL DE GESTION, CONTRAINT PAR LES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES QU’ILS TRANSPORTENT
1. LES OUTILS DE GESTION, DES PRATIQUES MATERIELLES STANDARDISEES ET ENCASTREES DANS DES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES
2. LES OUTILS DE GESTION, VEHICULE DES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES
E. LES CARENCES CONCERNANT LE ROLE DES OUTILS DE GESTION DANS LA LITTERATURE SUR LES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES
1. REINTERROGER LES CONCEPTS CLES NEO INSTITUTIONNELS ET LES ROLES DES OUTILS VIA LES LOGIQUES INSTITUTIONNELLES
2. MIEUX COMPRENDRE LE ROLE DE VEHICULE EN ETUDIANT LA STRUCTURE DES OUTILS DE GESTION
3. UN ROLE SUPPLEMENTAIRE DES OUTILS DE GESTION : REGULATEUR ET MEDIATEUR DES TENSIONS ENTRE LES LOGIQUES ?
CONCLUSION