« Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout se construit. » Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Editions Vrin, 1938.
Dans ces quelques mots de Gaston Bachelard se concentre tout le sens de l’enseignement et notamment de celui de l’histoire. Ils peuvent d’ailleurs être mobilisés pour définir ce qu’est cette science. « Rien ne va de soi. » Pour les historiens, l’enchaînement des évènements et le déroulement du cours de l’histoire n’ont rien d’une évidence. Il faut chercher pour comprendre un passé source de multiples questionnements. Il en va de même pour ce qui est de l’enseignement. Pour les élèves, l’organisation et les changements des sociétés passées n’ont rien d’une évidence. Il est nécessaire de les détailler, de les expliquer et cela ne suffit d’ailleurs pas toujours. « Rien n’est donné. » Les historiens n’accèdent pas aux informations qu’ils recherchent de manière directe, en suivant un chemin balisé et bien entretenu. Ils doivent au contraire suivre des pentes escarpées, passer par des sentiers perdus le long desquels les ronces et broussailles ralentissent leur progression. Ils doivent interroger les sources, les analyser en suivant une méthodologie précise et les critiquer pour en extraire des informations répondant à leurs questionnements. Ce faisant, ils effectuent un travail pour le moins laborieux mais étant également des plus passionnants. En classe, cette phrase en en partie vraie seulement. En effet, l’élève se voit donner certains éléments – de contexte, de vocabulaire – nécessaires à un travail plus poussé. Cependant, le temps des cours magistraux permettant aux apprenants de noircir leurs cahiers et de remplir leurs petites têtes blondes de connaissances est révolu. Désormais, ils doivent eux aussi travailler sur des documents pour trouver les informations nécessaires et être un peu plus au cœur de la construction du savoir. Ce dernier ne leur est pas donné. Ils en sont, en partie, la source et les acteurs. Ce qui nous amène à notre dernier point. « Tout se construit. » L’histoire est une construction. En effet, le récit historique est rédigé par un historien possédant ses propres interrogations, ses propres représentations qui vont influencer sa lecture des sources et la manière dont il va mettre par écrit le passé. Pour ce qui est du milieu scolaire, les didacticiens insistent de plus en plus sur le fait que l’apprentissage est lui aussi une construction.
Cadre théorique : les hypothèses, quelle place dans l’histoire universitaire et dans l’histoire scolaire ?
Les hypothèses, un outil essentiel du travail de l’historien
Avant de s’intéresser à l’école, il apparaît primordial de se pencher sur le rôle des hypothèses dans la communauté scientifique historienne. En effet, l’histoire scolaire découle de l’histoire universitaire. Elle est influencée par les pratiques et actualités de la recherche sans toutefois en être une parfaite copie. Il apparaît dès lors que, pour les historiens, les hypothèses sont un élément constitutif de la mise en récit du passé.
Sans hypothèses, pas d’histoire
L’histoire est une science permettant l’étude du passé. Les historiens cherchent à atteindre les vérités et la complexité des sociétés passées en travaillant sur les traces laissées par ces dernières. Il ne s’agit cependant pas, pour eux, de lister des faits, de donner à lire une suite d’évènements relatés de manière chronologique et quelque peu maussade. Les historiens interrogent le passé à travers les sources qu’ils étudient. Ainsi, Antoine Prost rappelle qu’« il n’y a pas de faits sans questions, sans hypothèses préalables » . Cela signifie que l’historien accède aux faits selon les questions qu’il se pose en amont, qu’il organise, étudie et interprète ces faits selon ces dernières.
Le récit historique est alors un construit et sa construction est façonnée par les questions que se pose l’historien et qui orientent la manière dont il mène ses recherches, analyse les sources et dont il raconte l’histoire. C’est pourquoi les historiens n’ont pas pour prétention d’exposer LA vérité des temps passés mais plutôt une diversité de grilles de lecture possibles de ces derniers. Ainsi, un même évènement, étudié à partir de questionnements différents, peut donner lieu à une grande variété de récits.
Antoine Prost évoque également l’importance des hypothèses en histoire. Celles-ci sont directement liées aux questionnements des historiens. Elles peuvent parfois leur donner naissance mais, bien souvent, elles naissent de ces derniers. L’historien, que ce soit de manière consciente ou non, fait suivre ses questionnements d’hypothèses. Ces dernières, dans un premier temps, dépendent des connaissances qu’il possède déjà ainsi que de ses représentations. Au-fur-et-à-mesure de ses recherches, les hypothèses évoluent en fonction des sources auxquelles il est confronté. Une partie du travail de l’historien consiste dès lors à valider ou réfuter ses hypothèses. Il développe par conséquent un argumentaire lui permettant de consolider ses résultats et d’acquérir une certaine légitimité dans le domaine de la recherche. Avoir recours aux hypothèses peut même permettre à l’historien d’élargir son sujet d’étude et ses méthodes. Cela est notamment le cas pour Alain Corbin avec son ouvrage aujourd’hui reconnu dans la communauté historienne : Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Disposant de très peu de sources pour écrire l’histoire de ce personnage choisi au hasard sur la liste d’état civil d’Origny-Le-Butin, il émet des hypothèses sur sa vie en étudiant le plus possible le contexte de son époque.
Enfin, le recours aux hypothèses en histoire est essentiel car il permet de ne pas envisager les évènements qui se sont déroulés comme une fatalité et ainsi de « restituer au passé l’incertitude de l’avenir » (Paul Ricoeur). Le cours des évènements n’est pas une évidence et il est intéressant de comprendre « pourquoi les choses se sont justement passées ainsi et pas autrement » (Koselleck).
Le cas de l’histoire contrefactuelle ou autrement dit de l’histoire hypothétique
Un type d’histoire particulièrement controversé en France a placé au cœur de sa pratique les hypothèses. Il s’agit de l’histoire contrefactuelle, autrement connue sous le nom d’histoire hypothétique. Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou ont souligné les avantages de ce type d’approche dans un ouvrage intitulé Pour une histoire des possibles. Ils avancent l’idée que la démarche contrefactuelle, visant à s’interroger sur ce qui aurait pu se passer si tel ou tel évènement n’avait pas eu lieu ou avait eu lieu différemment, est utilisée par tous les historiens mais de manière plus ou moins consciente et approfondie.
Elle nécessite d’avoir recours à des hypothèses en partie fondées sur l’imagination de l’historien. Cette dernière n’est cependant pas à rejeter, comme le soutient également Lucien Febvre. Il s’agit d’une « imagination contrainte » par les méthodologies et le savoir historiques. De plus, l’historien, malgré ce recours à l’imagination, ne se départ jamais de son « intention de vérité ». Cette attitude est également adoptée face à des sources lacunaires, situation assez fréquente, notamment en ce qui concerne les antiquisants et les médiévistes. L’histoire contrefactuelle possède certains avantages. Elle permet tout d’abord de déterminer et hiérarchiser les causes. En ayant recours aux hypothèses pour essayer de comprendre ce qui aurait pu se passer si tel évènement avait été différent, les historiens peuvent déterminer l’importance de ce dernier, son rôle dans la suite de l’histoire. Il s’agit du processus d’imputation causale. Max Weber insiste sur le caractère fondamental de cette démarche en histoire.
Le recours aux hypothèses et ses limites
Certains historiens se montrent cependant méfiants vis-à-vis d’un trop grand recours aux hypothèses et à l’imagination. Des limites peuvent et doivent en effet être soulevées. L’une d’entre elles est le fait que les hypothèses émises par les historiens s’inscrivent dans une époque bien précise, disposant de ses propres modes de réflexion et d’interprétation et qu’elles sont façonnées par les représentations sociales de ceux qui les émettent. Ce contexte peut cependant être pris en compte pour être dépassé et pour éviter tout anachronisme. Cela permet de rappeler qu’un récit historique n’est qu’une interprétation de l’histoire parmi d’autres, dépendante de la subjectivité d’un historien. Une autre limite est le risque, pour l’historien, de ne voir, dans les sources, que ce qui lui permet de confirmer ses hypothèses. Ses questionnements seraient ainsi restreints et sa lecture de l’histoire serait incomplète.
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Table des matières
Introduction
1. Cadre théorique : Les hypothèses, quelle place dans l’histoire universitaire et dans l’histoire scolaire ?
1.1. Les hypothèses, un outil essentiel du travail de l’historien
1.1.1. Sans hypothèses, pas d’histoire
1.1.2. Le cas de l’histoire contrefactuelle ou autrement dit de l’histoire hypothétique
1.1.3. Le recours aux hypothèses et ses limites
1.2. L’intérêt du recours aux hypothèses dans l’histoire scolaire
1.2.1. Les hypothèses : une place marginalisée à l’école
1.2.2. Les hypothèses comme moyen d’accès aux représentations sociales des élèves
1.2.3. Les hypothèses au cœur des enjeux de problématisation et d’argumentation
2. Méthodologie du processus de recherche
2.1. La construction d’une séance consacrée aux hypothèses des élèves sur l’ouverture atlantique
2.1.1.Les enjeux de l’enseignement de l’ouverture atlantique
2.1.2.Le dispositif de la séance
2.1.3. Constitution des groupes de travail et choix d’enregistrement
2.2. Les objectifs de cette séance
2.2.1. Les objectifs didactiques de la séance : comprendre les causes de l’ouverture atlantique
2.2.2. Les objectifs de compétences visés par cette séance
2.2.3. Une séance motivée par des finalités de recherche
2.3. Les limites du dispositif de recherche
2.3.1. Un choix de séquence à questionner
2.3.2. Des documents au statut ambigu
2.3.3.Une seconde séance peu exploitée
3. Analyse de la séance préparée
3.1. Le poids des représentations des élèves dans la formulation des hypothèses
3.1.1. Les représentations sociales : un appui premier pour les élèves
3.1.2. Le difficile détachement du point de vue européen
3.1.3. Des processus de rupture à l’assaut des représentations sociales ?
3.2. Le travail sur les documents
3.2.1. Des hypothèses sur l’interprétation des documents qui font perdre de vue le questionnement initial
3.2.2. Un travail sur la méthodologie de l’analyse de documents
3.2.3. Une difficile mise en relation des documents
3.3. Le professeur et le groupe : rôle moteur ou perturbateur dans la production des hypothèses ?
3.3.1. Le professeur comme obstacle à la production d’hypothèses
3.3.2. Le professeur : une aide essentielle pour les élèves ?
3.3.3. Le travail de groupe : source d’émulation et de blocage
Conclusion
Bibliographie
Annexes
4ème de couverture