LE TERRITOIRE COMME LIEU PRIVILÉGIÉ DE TRANSMISSION DES SAVOIRS
Changements sur le territoire
Le second thème qui a suscité le plus de réflexions et de partage d’informations a également fait 1 ‘objet d’une division, en trois sous-thèmes cette fois. Les coupes forestières, les inondations et 1 ‘installation des autres usagers (Emitcikociwicak) sur le territoire peuvent être considérés comme étant les changements ayant eu le plus d’impacts, souvent négatifs, sur la vie des Atikamekw en général et sur celle des femmes en particulier.
Les coupes forestières
Selon 16 participantes, les coupes forestières sont les activités les plus dommageables pour le territoire et ses ressources. L’une d’entre elles explique : Les coupes à blanc ont le plus contribué à la destruction de nos forêts. Les feux de forêt aussi occasionnent beaucoup de pertes en gibier, arbres et plantes médicinales, mais c’est les coupes de bois qui nuisent et nous affectent le plus.
La disparition des arbres -même temporaire -provoque une panoplie de conséquences sur la vie des femmes. L’une d’elles mentionne que« c’est désert» (A21). En plus de la notion de « destruction » qui est utilisée pour parler de la forêt il y a également la pollution et la contamination laissées par la machinerie, qui à leur tour font en sorte que le goût des plantes et des animaux qui se nourrissent de ces dernières a changé. Les coupes forestières détruisent l’écorce (matière première importante pour l’artisanat) et les plantes médicinales et font également fuir les animaux (par le bruit et la destruction des habitats). Une des participantes explique que le «blocus Atikamekw » de l’été
2012 a été tenu pour «s’affirmer sur Nitaskinan », en bloquant les routes et la circulation de la machinerie forestière pendant près de deux mois dans le but de faire pression sur le gouvernement du Québec afin de parvenir à une entente sur l’exploitation des ressources forestières, qui n’a pas à ce jour donné les résultats escomptés pour les Atikamekw. Ce blocus a également servi à dénoncer l’état lamentable du territoire, exacerbé par l’ampleur des coupes forestières dont les
Atikamekw ne retirent pratiquement aucun bénéfice. La figure 3.3 illustre la superficie et la répartition des unités d’aménagement forestier actuelles superposées sur les lots de piégeage Atikamekw.
Les inondations
En plus des coupes forestières, les inondations qu’a subit Nitaskinan ont également apporté un lot de conséquences dont les femmes interviewées ont fait mention. Elles ont mentionné la perte de territoire et de ressources, la perte de chasseurs (noyés en raison des inondations non annoncées), la perte de lieux significatifs pour les Atikamekw (villages d’été Kikendac et Tapiskwanik, cimetières, territoires de chasse), la contamination de l’eau (par le mercure dû à l’inondation des forêts non coupées) et les déménagements forcés. Les femmes ont aussi mentionné que les inondations dues à la construction de digues et de barrages avaient eu lieu partout sur le territoire et non seulement dans la région de l’actuel réservoir Gouin. Une femme raconte :
Il y a eu une grande perte de territoire, Tapiskwanik a été inondé, ce village où beaucoup d’ Atikamekw vivaient. Et 1′ autre village, Kikentac, aussi a été inondé, à côté du cimetière des anciens Atikamekw (A34)
Une autre femme témoigne :
Oui, j ‘ai vu l’inondation, j’ai vu des morceaux de terre flotter sur l’eau. De ce côté, il y avait une pointe de terre et l’autre côté, il y avait une rivière. C’est ce que ma grand-mère m’a dit. Il y a eu une transformation du territoire, les arbres, les lacs et les rivières ont comme disparu pour faire le grand réservoir Gouin. J’ai vu quand il y avait encore des arbres là où il y a le réservoir actuellement.
Installation des Emitcikociwicak
Tout comme les coupes forestières et les inondations, l’installation des Emitcikociwicak sur le territoire a également eu des conséquences considérables sur le mode de vie Atikamekw selon les femmes interviewées. Des participantes ont révélé que le fait que les Emitcikociwicak ont maintenant accès à la presque totalité du territoire et qu’ils ne respectent pas les règles coutumières sont une source importante de préoccupation pour les femmes Atikamekw. À la question « comment qualifiezvous vos relations (anciennes et actuelles) avec les autres usagers du territoire?», plusieurs femmes ont répondu avoir tout de même des relations cordiales avec certaines personnes, familles ou pourvoyeurs, mais la majorité des femmes ont mentionné avoir
subi des pertes. Elles parlent de pertes de territoire, de lieux familiaux où des Emitcikociwicak se sont établis sans consultation ni autorisation de la part de la famille Atikamekw concernée. Elles ont également fait mention de la destruction de chalets appartenant aux familles Atikamekw, du manque de respect envers le territoire (prélèvement faunique sans contrôle) et du non-respect de la notion de Wicakemowin, «d’invitation» selon la coutume Atikamekw (Encadré 4). À ce propos, une femme mentionne : « ils (Emitcikociwicak) se promènent partout, ils ne restent pas dans leur
territoire» (A28). Les femmes ont aussi partagé le sentiment d’insécurité, d’envahissement et de dépossession qu’elles ressentent sur le territoire. L’une d’entre elles a dit« on se fait tasser» (A30).
Encadré 4. Wicakemowin- Invitation
La notion d’invitation repose sur la réciprocité et le partage des activités de chasse, pêche, trappe et autres activités de prélèvement. Une famille, souvent par son chef de territoire, invite une autre famille ou un groupe de chasseurs à chasser ensemble sur son territoire. Cela permet en même temps de laisser reposer le territoire des invités afin de ne pas compromettre la régénération des espèces animales. Ils partageront ensuite le gibier (souvent de l’orignal) entre les chasseurs et ils se rassembleront pour manger tous ensemble. Les femmes entretiennent ainsi leur réseau familial et d’amitié et partagent leurs connaissances et leurs expériences avec les autres femmes, en plus d’initier les plus jeunes à ces pratiques. Il est considéré irrespectueux d’omettre une des étapes du processus d’invitation. Pour plus de détails sur la notion d’invitation, voir (Éthier, 2014).
De plus, les participantes ont ajouté à cette liste d’autres changements qui les affectent depuis longtemps: l’établissement de nombreuses pourvoiries et clubs de chasse privés qui exploitent le territoire sans rien donner en retour, la construction du chemin de fer qui scinde Nitaskinan en deux et qui facilite depuis plus d’un siècle la libre circulation sur le territoire ainsi que 1 ‘exploitation des ressources. Enfin, les femmes ont aussi affirmé que les conflits entre les utilisateurs (Atikamekw ou non, entrepreneurs, industriels, gouvernementaux et plus récemment des producteurs de marijuana dont les femmes ont peur de découvrir les plantations, etc.) les affectent grandement. Cela va à l’encontre d’une des valeurs chères aux femmes Atikamekw,
soit l’harmonie sur le territoire. Voici une citation qui résume bien le thème des changements sur le territoire :
Je pense que tous les changements sur le territoire ont affecté la vie des femmes. Nos grands-mères, les femmes ont vécues des grands deuils à cause de la perte de nos territoires et la perte de gibier. La déforestation amène la disparition des plantes médicinales, des fruits, des sources d’eau potable.
Une carte des baux de villégiature (Figure 3.4), attribués par le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du gouvernement du Québec illustre 1 ‘ampleur de l’occupation territoriale du Nitaskinan par les autres utilisateurs. Les personnes qui obtiennent un bail ont le droit des ‘y construire un abri temporaire (chalet) et d’occuper ce territoire (qui fait l’objet de revendication par la nation Atikamekw) et d’y prélever (avec l’obtention d’un permis et le respect de quotas) les ressources naturelles disponibles. Pour plusieurs de ces « locataires », ce lieu devient leur deuxième « chez eux » et la cohabitation avec les peuples autochtones s’avère parfois difficile.
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Table des matières
CHAPITRE I INTRODUCTION GÉNÉRALE
1.1 Les peuples autochtones et le lien au territoire
1.2 Systèmes de savoirs autochtones
1.3 La recherche avec les femmes autochtones
1.4 Cadre théorique
1.4.1 Gouvernance
1.4.2 Cogestion
1.4.3 Consultation
1.5 Les Premières Nations au Québec
1.6 Aire d’étude
1.7 Objectifs de la thèse
CHAPITRE II CO-ÉLABORATION D’UN OUTIL DE COLLECTE DE DONNÉES : UNE
ÉTUDE DE CAS AVEC DES FEMMES ATIKAMEKW
2.1 Résumé
2.2 Introduction
2.2.1 Exclusion coloniale des femmes autochtones
2. 2. 2 Les femmes autochtones et la recherche
2.3 Méthodologie
2.4 Résultats et discussion
2.5 Discussion des résultats avec les participantes à la recherche
2.6 Réciprocité et dialogue
2. 7 Principes de recherche
2.8 Conclusion
2.9 Remerciements
2.10 Références
CHAPITRE III PERCEPTIONS DES FEMMES ATIKAMEKW DE LEUR RÔLE ET DE LEUR PLACE DANS LA GOUVERNANCE DU TERRITOIRE ET DES RESSOURCES NATURELLES
3.1 Résumé
3.2 Introduction
3.3 Le rôle des femmes autochtones dans la gouvernance
3.4 Questions et objectifs de recherche
3.5 Le peuple Atikamekw
3.6 Méthodologie
3.6.1 Approche méthodologique
3.6.2 Analyse thématique
3.7 Résultats
3.7.1 Gestion et occupation du territoire
3.7.2 Changements sur le territoire
3.7.3 Mode de vie
3.7.4 Accès au territoire
3.7.5 Économie et travail
3.7.6 Transmission des savoirs et des valeurs
3. 7. 7 Responsabilités et leadership des femmes
3.7.8 Leadership politique des femmes
3.7.9 Résolution de conflit
3.7.10 Complémentarité homme/femme et rôle des hommes
3.7.11 Vision d’avenir
3. 8 Discussion
3. 8.1 Gestion et occupation du territoire
3.8.2 Changements sur le territoire
3.8.3 Mode de vie
3.8.4 Accès au territoire
3.8.5 Économie et travail
3. 8.6 Transmission des savoirs et des valeurs
3.8.7 Responsabilités et leadership des femmes
3. 8. 8 Leadership politique des femmes
3.8.9 Résolution de conflit
3.8.10 Complémentarité hommes/femmes et rôle des hommes
3.8.11 Vision d’avenir
3.9 Conclusion
3 .1 0 Remerciements
3.11 Références
CHAPITRE IV LE TERRITOIRE COMME LIEU PRIVILÉGIÉ DE TRANSMISSION DES SAVOIRS ET DES V ALE URS DES FEMMES A TIKAMEKW
4.1 Résumé
4.2 Introduction
4.3 Contexte de la recherche
4.4 Méthodologie
4.4.1 Approche inductive
4.4. 2 Analyse thématique
4.5 Résultats
4.5.1 Organisation sociale
4.5.2 Grossesses et accouchements
4.5.3 Sages-femmes
4.5.4 Lieu d’origine
4.5.5 Nom traditionnel
4.5.6 Éducation
4. 5. 7 Pensionnats
4.6 Discussion
4.6.1 Organisation sociale
4.6.2 Grossesses et accouchements
4.6.3 Sages-femmes
4.6.4 Lieu d’origine
4.6.5 Nom traditionnel
4.6.6 Éducation
4.6.7 Pensionnats
4. 7 Conclusion
4.8 Remerciements
4.9 Références
CHAPITRE V CONCLUSION GÉNÉRALE
5.1 Gouvernance de la recherche
5.2 Gouvernance du territoire
5.3 Le territoire : lieu de transmission des savoirs
5.4 Limites de l’étude
5.5 Pistes de recherche
5.6 Références de 1 ‘introduction et de la conclusion générales
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