Le rôle des archives dans l’application des droits piliers de la lutte contre l’impunité
La lutte contre l’impunité se compose de plusieurs droits piliers, le droit de savoir, puis le droit à la justice ainsi que le droit à réparation, qui constituent tous des droits des victimes des violations des droits de l’homme. Louis Joinet, magistrat français, est le rapporteur spécial de la sous-commission des Droits de l’homme des Nations unies sur la question de l’impunité, il a produit à ce titre plusieurs rapports et études à ce sujet. Dans ses travaux, il souligne l’importance de la préservation des archives pour la lutte contre l’impunité. Dans sa proposition de principes6 pour la lutte contre l’impunité, il en aborde quatre concernant la préservation et l’accès aux archives liées aux violations des droits de l’homme : « Principe 13 : Mesure de préservation des archives, Principe 14: Mesures facilitant l’accès aux archives ,Principe 15 : Coopération des services d’archives avec les tribunaux et les commissions non judiciaires d’enquête ,Principe 16 : Mesures spécifiques concernant les archives à caractère nominatif ,Principe 17 : Mesures spécifiques relatives aux processus de rétablissement de la démocratie et ou de la paix ou de la transition vers celles-ci ».
Des archives comme preuves assurant le droit de savoir à la nécessité de lois d’accès aux archives, élément essentiel de la démocratie
Lorsqu’une société se relève d’une dictature, d’un régime répressif, elle passe par une phase qu’on appelle « transition démocratique ». Durant cette période, la société doit se reconstruire après les violences et traumatismes qu’elle a subis, or cette reconstruction vers la réconciliation et l’instauration de la paix passe par un processus de justice transitionnelle. Celle-ci se base sur les mêmes principes que ceux à l’œuvre dans la lutte contre l’impunité, soit le droit de savoir, le droit à la justice, le droit à réparation et le droit à la garantie de non répétition. Ces points clés font écho aux obligations des États, dont le devoir consiste à enquêter sur les abus des droits de l’homme, à juger et poursuivre les responsables des violations et de donner réparation aux victimes.
Revenons d’abord sur la définition du droit qui nous intéresse ici, dans cette sous-partie. Le premier droit donc, et non des moindres, est le droit de savoir, composé du droit à la vérité, du devoir de mémoire et du droit de savoir de la victime, quelques notions qu’il convient d’éclaircir. Le droit à la vérité concerne le droit au peuple d’avoir connaissance des événements tels qu’ils ont eu lieu, d’en comprendre la raison. Le devoir de mémoire est un devoir qui incombe à l’État, de mettre à disposition du peuple son histoire, quelle qu’elle soit.
En quoi les archives constituent-elles une preuve et permettent donc ainsi de garantir le droit à la justice et à la réparation ?
Le droit à la justice se définit par le droit des victimes au recours à la justice, afin que ceux qui ont violé leurs droits fondamentaux soient jugés et condamnés. C’est également un devoir de l’État de poursuivre en justice les responsables des violations des droits de l’homme. Comme nous avons pu le voir précédemment, la justice transitionnelle s’appuie sur les mêmes droits piliers que les principes établis dans la lutte contre l’impunité. Cela se traduit, pour le droit de savoir, par la création de commissions d’enquêtes dont le but est de lever le voile sur les événements, de rétablir la vérité, le plus souvent par des Commissions de vérité et de réconciliation, comme nous l’avons évoqué dans la sous-partie sur les archives et le droit de savoir. Concernant le droit à la justice, cela passe par des poursuites pénales. Ces crimes sont jugés par des tribunaux nationaux, tant que cela est possible pour l’État (soit lorsque des institutions de justice nationale sont existantes et intègres. Dans le cas contraire, il reste la justice pénale internationale composée de tribunaux pénaux internationaux et la Cour pénale internationale.Ces deux catégories possèdent des caractéristiques bien spécifiques, c’est pourquoi il convient de les expliciter davantage. Sévane Garibian, professeure de droit à l’université de Genève, les décompose en trois générations. On retrouve dans la première les tribunaux militaires de Nuremberg (1945) et Tokyo (1946) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, suivis dans les années 1990 du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993 et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1994. Ces tribunaux pénaux internationaux sont dits ad hoc du fait que leurs compétences sont limitées dans le temps et l’espace et répondent à une situation particulière.
En quoi les archives permettent-elles la garantie de non répétition ?
La garantie de non répétition des violations des droits de l’homme est un droit pilier des principes établis dans la lutte contre l’impunité. Il se traduit par l’obligation pour l’État de mener des réformes, notamment institutionnelles, afin de restaurer la confiance des citoyens dans les institutions du domaine public. En effet, souvent, ces dernières sont faibles ou corrompues à la suite de régimes répressifs, il importe donc de les réformer.
La première mesure prise dans ce cas est le processus de criblage, plus connu dans sa version anglophone sous le nom de vetting. Ce procédé consiste à examiner rigoureusement le passé de personnes faisant partie d’une institution, afin de déterminer leur aptitude à travailler dans le domaine public. Le vetting n’est toutefois pas à confondre avec la lustration. Celle-ci fonctionne également comme un filtrage administratif, utilisée aussi comme mesure de réforme institutionnelle, mais contrairement au criblage qui vise les individus, elle cible la responsabilité collective. La lustration n’est toutefois pas souvent utilisée dans ce genre de situation, dans la mesure où elle passe outre la présomption d’innocence.
Les archives dans la construction de l’oubli
Lors des transitions démocratiques, le passé est douloureux et difficile à accepter. Certains pays choisissent de l’oublier. Naïri Arzoumanian-Rumin, docteur en droit public, dans un article sur Les archives et la construction de l’oubli, distingue deux types d’oubli71. La première catégorie est «l’oubli d’apaisement », qui a pour but de calmer les souvenirs des conflits passés et de permettre de vivre ensemble entre « anciens » ennemis et victimes. Ainsi, l’État déclare l’unité nationale et prohibe la remémoration des événements passés, ceux-ci étant estimés dangereux pour la société. La seconde prend la forme d’« oubli d’évitement », elle a pour caractéristique le rejet de « la charge affective et vindicative du passé » et se base sur « une conception de l’identité nationale qui rend inadmissible l’existence d’une faille dans l’édifice social et politique » . Naïri Arzoumanian-Rumin énonce ensuite que lorsque les pays en transition choisissent l’oubli, il est question de détruire les archives ou bien de les conserver. En effet, si les archives ne présentent pas à elles seules les sources du passé, elles en sont toutefois des éléments cruciaux par leur valeur de preuve, surtout dans ce type de contexte où une société doit se reconstruire. Cependant, la conservation de ces archives n’implique pas qu’elles soient authentiques ni qu’elles soient accessibles. Elles peuvent faire l’objet de falsifications ou être cachées au public. Elles sont conservées sous le sceau du secret et deviennent des « instruments de pouvoir ».
« Les archives de la douleur » : défendre et protéger les droits de l’homme
Les archives des victimes consistent en de nombreux témoignages écrits et oraux (enregistrements audios) . Elles sont constituées par tout un réseau d’organismes, allant des associations aux ONG nationales, internationales et intergouvernementales. Anne Pérotin-Dumon, archiviste-paléographe, dresse dans un article « Les archives de la défense des droits humains en Amérique latine : Chili, Argentine, Pérou » un tableau de l’ensemble des sources d’archives en Amérique latine. Elle distingue trois catégories d’organisations : les ONG, composées de salariés qui prennent la défense d’autrui, les rassemblements des victimes sous forme d’associations et les mouvements et groupements collectifs qui ont pour objectif général la défense des droits de l’homme. Anne Pérotin-Dumon développe ensuite plus en détail ces types d’organisations, leur mode de fonctionnement, leurs objectifs, leur composition et la manière dont elles interagissent ensemble.
En ce qui concerne les associations de victimes, elles sont constituées de ces dernières. Ces associations se regroupent souvent autour de statuts dans la société, comme l’Association des proches de victimes d’enlèvements forcés, ou dans la famille, avec les Mères de la Place de Mayo. Les personnes membres de ces associations sont souvent des femmes, ce qui s’explique par le fait que, dans ces pays, les hommes occupent plus largement la sphère politique et sont donc davantage touchés par la répression exercée par le régime. Ces femmes, qui ont perdu leurs proches, se réunissent pour enquêter ensemble et obtenir des réponses sur le sort des victimes.
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Table des matières
Introduction
I Les archives dans la lutte contre l’impunité des auteurs des violations des droits de l’homme
1. Le rôle des archives dans l’application des droits piliers de la lutte contre l’impunité
1.1 Des archives comme preuves assurant le droit de savoir à la nécessité de lois d’accès aux archives, élément essentiel de la démocratie
1.2 En quoi les archives constituent-elles une preuve et permettent donc ainsi de garantir le droit à la justice et à la réparation ?
1.3 En quoi les archives permettent-elles la garantie de non-répétition ?
2. Les archives et les enjeux politiques lors des transitions démocratiques
2.1 Les archives dans la construction de l’oubli
2.2 Le cas de l’Amérique latine : une lutte de longue haleine contre l’impunité
2.3 Le cas du Rwanda : le poids du silence
3. Etat des lieux archivistiques : enjeux de conservation et de communication d’ »archives pas comme les autres »
3.1 Les archives de la répression : une logique de production particulière
3.2 « Les archives de la douleur » : défendre et protéger les droits de l’homme
3.3 Conservation et communication
Conclusion
Bibliographie
Etat des sources
II Les politiques archivistiques développées par les organisations internationales à partir des années 1990 jusqu’à nos jours
1. Les années pionnières pour les archives des droits de l’homme (1993-2003)
1.1 Prise de conscience de l’importance des archives dans la lutte contre l’impunité
1.2 Des conclusions similaires
1.3 Un angle d’attaque différent
2. Réactualisation des premiers rapports et poursuite des objectifs de la CITRA de 2003 (2004 jusqu’à nos jours)
2.1 Les nouvelles versions des rapports de Louis Joinet et Antonio Gonzalez Quintana
2.2 Human Rights Working Group
2.3 Les Nations unies : des rapports plus approfondis
3. Les principaux axes de la politique archivistique
3.1 Un code éthique spécifique pour les professionnels traitant des archives des droits de l’homme
3.2 Formation et sensibilisation aux archives des droits de l’homme
3.3 Accessibilité et protection des archives
Conclusion
Conclusion générale
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