Le rôle de l’intentionnalité dans l’imputation de la responsabilité
Agir humain et responsabilité
Lorsqu’il est question de responsabilité, celle-ci s’applique dans le cadre de l’agir humain comme capacité d’agir et par conséquent, aux actions que des individus commettent. Or, il n’est pas évident de rendre compte de la responsabilité de l’action d’un individu. En effet, nous agissons toujours dans un environnement avec ou contre d’autres individus, il y a donc des conditions de possibilité interactionnelles et matérielles de nos actions qui peuvent les déterminer en partie. Tout l’objet de notre première partie sera alors de tenter de trouver un moyen de l’imputation de la responsabilité qui laisse une place aux particularités de l’agir humain dans ce qu’il a de plus ou moins collectif et déterminé par son environnement social. Selon Hans Jonas dans son œuvre Le Principe Responsabilité, notre capacité d’agir repose sur une nécessité de ne pas réfléchir plus qu’il ne le faut aux conséquences lointaines de nos actions. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas penser aux conséquences, mais seulement que si nous voulons exercer notre capacité d’agir en tant qu’humain, il faut se préoccuper des conséquences les plus directes de nos actions. Une vie quotidienne est constituée d’une multitude d’actions et on ne saurait réfléchir à la totalité des conséquences possibles d’une action qui peut sembler insignifiante comme poser un livre sur son étagère, car, si tel était le cas, on ne pourrait plus agir simplement. Dans son ouvrage, Jonas esquisse un principe de responsabilité en fonction des transformations technologiques et politiques de l’agir humain au cours du XXe siècle, notamment avec l’avènement des menaces nucléaires. Par conséquent, les transformations de l’agir doivent nous pousser à voir plus loin lorsque l’on agit ou prend la décision d’agir en ce que, pour Jonas, nous ne sommes pas autorisés à risquer la vie d’autrui par notre action. Le seul cas où nous sommes autorisés à risquer la vie d’autrui par notre action est le cas où, si nous n’agissons pas, des risques plus importants peuvent être encourus. De plus l’action qui risque la vie d’autrui doit être totalement désintéressée. Ici, le premier cas, c’est-àdire celui qui ne reconnait pas d’entrave à l’agir humain, est le cas normal de l’action humaine sur lequel nous nous appuierons pour la conception de ce mémoire. Ainsi, puisque c’est de l’agent que provient l’action, juger responsable quelqu’un de son action c’est juger qu’il est la cause de son action :
La condition de la responsabilité est le pouvoir causal. L’acteur doit répondre de son acte : il est tenu pour responsable de ses conséquences et le cas échéant on lui en fait porter la responsabilité .
Pour comprendre en quel sens il est possible d’imputer la responsabilité de l’action à un agent, Jonas opère une distinction entre responsabilité légale et responsabilité morale. La responsabilité en tant que telle est qualifiée de responsabilité légale. Juger responsable légalement l’individu, c’est entrevoir la possibilité d’une réparation financière du dommage. De plus nous dit Jonas, la responsabilité légale repose avant tout sur les conséquences directes de l’action engendrée par l’individu. On juge la causalité de l’action et le responsable n’est pas nécessairement coupable, car tout dédommagement financier n’est pas le signe d’un méfait. Jonas prend d’ailleurs l’exemple d’un patron qui rémunère son employé. La culpabilité est donc ce qui est purement moral. Ici, a contrario de la responsabilité légale « c’est l’acte, plus que les conséquences, qui est puni ». Dès lors, être coupable c’est être nécessairement responsable et c’est « la qualité et non la causalité de l’acte qui est le point décisif dont on porte la responsabilité ». Autrement dit, quand la responsabilité légale s’occupe de ce qui a engendré l’action, la responsabilité morale se réfère à l’effectivité de l’action elle-même.
Or comme nous l’indique la citation de Jonas que nous avons mis en avant supra, il n’est pas suffisant de juger quelqu’un responsable de son action par un jugement externe à l’action et à l’agent lui-même. Comme nous pouvons le voir grâce à la citation de Hans Jonas sur la causalité de l’action, il doit y avoir une cohérence entre le jugement externe et le sentiment de l’agent à l’égard de son action. En effet, on ne saurait imputer la responsabilité d’une action à un individu qui n’a pas commis cette action. De plus, même dans le cas où l’on pense l’individu responsable d’une action avec un haut degré de certitude, mais que l’individu ne se reconnait pas comme responsable, il faut prendre des précautions. En effet, l’action de celui-ci aurait pu être mal interprétée, il pourrait être somnambule ou souffrir d’amnésie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas responsable de son action, mais qu’il y a certaines conditions de l’action qui nécessitent d’être analysées. Si le jugement externe, au sens d’un jugement par une personne ou une institution qui n’est pas impliquée dans l’action de l’individu, ne suffit pas, alors dès lors il faut envisager une autre forme de jugement qui serait propre à l’agent lui-même. Nous pouvons penser cette réappropriation de l’action par l’agent au regard du sentiment que l’agent entretient à l’égard de son action ou de sa possibilité d’agir. En effet, lorsque nous agissons, nous sommes parfois confrontés à un rapport qui dépasse la simple rationalité ou l’utilité de notre action, celui-ci peut être de nature affective. Ainsi, ce rapport affectif nous conduit s’il est positif à assumer notre action et s’il s’accompagne d’une forme de culpabilité, soit à la rejeter, soit à s’en repentir : L’éventuel sentiment concomitant chez l’acteur, en vertu duquel il assume intérieurement la responsabilité (sentiment de culpabilité, remords, acceptation du châtiment, mais également orgueil têtu) est toujours aussi rétroactif que l’est le fait de devoir objectivement porter la responsabilité […].
Action et intention
Au sein de l’étape précédente, nous évoquions la nécessité d’une forme de jugement interne. Nous comprenons qu’il ne s’agit pas d’un jugement interne comme délibération mentale du sujet sur la nature de son action, mais d’une manière pour l’agent de rendre compte de ce qu’il entend ou entendait faire par une telle action. Comme nous l’avons vu, les sentiments que l’agent a à l’égard de son action sont révélateurs d’un rapport causal entre l’agent et l’action, mais ne sont pas suffisants pour établir une description objective de l’action par l’agent. Plus que la cause de l’action, l’agent doit être impliqué intentionnellement dans l’effectivité de son action. En effet, la notion de cause seule peut poser problème en deux sens. Premièrement, comme nous l’avons déjà évoqué, je peux être cause de mon action sans avoir l’intention de l’effectuer : il s’agit par exemple des cas où l’agent a une perception altérée parce qu’il souffre de somnambulisme ou d’amnésie. Deuxièmement, si être cause, c’est être cause première d’une action en ce que je suis l’élément moteur de l’action, d’une part cela peut nier un ensemble de processus sociaux qui me déterminent en partie comme cause et, d’autre part, en ce qui concerne l’action collective à laquelle notre analyse doit tendre, cela semble éliminer de fait l’imputation possible de la responsabilité d’une action collective à un groupe d’individus. Seul le premier agent comme agent initiateur de l’action, dont l’existence n’est elle-même pas garantie, serait responsable. C’est en ce sens que nous devons penser la nécessité de la prise en compte de l’intention de l’agent comme intentionnalité de l’action effectuée par l’agent. Nous retrouvons cette nécessité de penser l’imputation de la responsabilité dans le cadre qui s’applique à comprendre les particularités de l’agir humain. En effet, il n’est pas possible de penser l’action d’un individu ou d’un groupe comme simple fait physique. C’est pourquoi nous devons ajouter à la question de la cause un autre terme caractéristique de l’action humaine, à savoir, l’intention. À ce stade de notre réflexion, notons qu’un individu est responsable de son action dans le cas où celui-ci en est la cause, ce qui, se vérifie extérieurement par l’intervention d’autrui, et s’il avait l’intention de faire cette action.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. Le rôle de l’intentionnalité dans l’imputation de la responsabilité
1. Agir humain et responsabilité
2. Action et intention
3. Lien objectif entre l’agent et son action
4. Une analyse anscombienne est-elle une analyse amorale ?
Chapitre 2. De l’action individuelle aux difficultés de la constitution du groupe
1. Le langage et les implications des actions individuelles : un monde social
2. Des intérêts personnels qui entrent en conflit avec le groupe et ses actions
3. Appartenance à une communauté, possibilité d’agir et responsabilité
3.1. La responsabilité sans faute, un groupe uni autour d’une intention
3.2. La responsabilité collective, groupe et institutions
3.3. De la nécessité de l’appartenance à un groupe
Chapitre 3. L’action collective, une agentivité particulière
1. Conditions et rôles de l’intention collective
1.1. L’action collective ne prévaut pas sur l’action individuelle
1.2. Planification et coordination des actions
1.3. L’intention garante de la responsabilité
2. La coordination des intentions individuelles et collectives
2.1. Coordination et je social
2.2. Les croyances mutuelles et le mentalisme en question
2.3. La question des obligations et des pressions sociales
3. Le groupe comme sujet pluriel
3.1. L’importance des co-engagements
3.2. Vers une connaissance morale collective
3.3. Liberté et cadre temporel de la responsabilité
Chapitre 4. La responsabilité dans l’action collective au prisme des concepts anscombiens
1. Responsabilité du sujet pluriel et participations individuelles
1.1. De la nécessité du sujet pluriel
1.2. Question « Pourquoi ? » et mise en lumière des cas particuliers relativement à l’action du groupe
1.3. Sentiment d’appartenance à un groupe et responsabilité collective
2. Analyse de cas spécifiques concernant les membres du groupe
2.1. « Intention de », « intention dans » et membres qui n’agissent pas
2.2. Action en toute ignorance de l’intention et critères moraux
2.3. Décisionnaires et contraintes
3. Une rationalité de groupe nécessaire dans l’imputation de la responsabilité à l’échelle collective : syllogisme pratique et savoir pratique
3.1. Vers une compréhension de l’expression « agir comme un groupe »
3.2. Sujet pluriel et syllogisme pratique
3.3. De la nécessité du savoir pratique
3.4. Rationalité et responsabilité
Conclusion
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