De la transformation de l’hôpital à la nécessité de contrôler la qualité et la sécurité des soins
Une volonté de transformer la structure de l’hôpital
J. De Kervasdoué définit l’hôpital comme une organisation « par nature complexe de par la multiplicité des rôles, des acteurs, des techniques et des attentes souvent contradictoires du public et des autorités de tutelle » (2015, p. 6). Les différentes réformes du système de santé et les nombreuses restructurations ont donc cherchées à transformer sa structure afin de procéduraliser les pratiques des professionnels, conduisant l’hôpital à évoluer d’une bureaucratie professionnelle vers une bureaucratie mécaniste.
L’hôpital, une bureaucratie professionnelle ?
D’après H. Mintzberg et S. Glouberman, l’hôpital est « un des systèmes les plus complexes de nos sociétés contemporaines » (2001, p. 58). H. Mintzberg (1981) identifie cinq éléments de base de l’organisation : le sommet stratégique, la ligne hiérarchique, le centre opérationnel, la technostructure et les fonctions de support logistique. En prenant en compte des paramètres de conception ainsi que des facteurs de contingence des organisations, l’auteur définit cinq configurations structurelles représentant des idéaux-types : la structure simple, la bureaucratie mécaniste, la bureaucratie professionnelle, la structure divisionnalisée et l’adhocratie. Les hôpitaux sont définis comme des bureaucraties professionnelles par H. Mintzberg (1982), tout comme les universités et les cabinets d’experts comptables, qui selon lui, présentent les mêmes caractéristiques. Il s’agit d’organisations dont l’activité requiert des professionnels hautement qualifiés qui travaillent de manière autonome et indépendante. Chaque professionnel sait, grâce aux compétences acquises, ce qu’il doit faire. La partie clé de l’organisation est alors constituée par un centre opérationnel et la coordination repose sur la standardisation des compétences et des qualifications à partir de la formation et de la socialisation des acteurs. L’autorité découle alors du pouvoir lié à la compétence (Cf. tableau 1).
Les hôpitaux sont donc considérés comme des organisations complexes qui regroupent des individus qui possèdent des identités, des intérêts et des objectifs propres et qui doivent répondre à des fonctions diverses (soins, enseignement, recherche, prévention…). Afin d’appréhender les acteurs de l’hôpital il est essentiel de comprendre que ce dernier est composé de deux grands pouvoirs : le pouvoir administratif, incarné par le Directeur d’hôpital et le pouvoir médical, détenu par les médecins, garant de l’organisation du travail des soignants. S. Glouberman et H. Mintzberg (2001) considèrent ainsi l’hôpital comme une organisation éclaté en quatre mondes : le traitement (cure), celui des médecins, le soin (care) ou la prise en charge, celui des soignants, le contrôle (control), celui des directeurs, la communauté (community) celui des élus, des associations d’usager (Cf. figure 1). Ces quatre mondes diffèrent par leurs valeurs, leurs structures incompatibles et par leur mode de coordination.
S. Glouberman et H. Mintzberg (2001) expliquent que le monde du cure, formé par la communauté médicale est en même temps « down », car basé sur les traitements des patients et « out », car les médecins ne font pas partie de la hiérarchie de l’hôpital. En bas à droite de la matrice, le monde du « care » fait référence aux infirmières qui sont à la fois « in » et « down », car elles délivrent un service au patient tout en étant sous le contrôle de l’institution. Le « control » représente l’administration « conventionnelle », c’est-à-dire les managers (cadres de soins) qui sont à la fois « in » et « up » car responsables de l’institution et moteur de l’action, bien qu’ils ne soient pas directement impliqués dans les opérations. Enfin, le monde que les auteurs nomment « community » correspond aux administrateurs de l’hôpital et aux bénévoles, qui sont à la fois « up » et « out » car ils ne sont pas directement reliés au fonctionnement de l’hôpital, ni personnellement redevables à sa hiérarchie.
Les auteurs ajoutent une division horizontale entre les mondes du « community » et du « control », et ceux du « cure » et du « care » ainsi qu’une division verticale entre ceux sous l’emprise des impératifs et des exigences de l’institution (« community » et « control ») et ceux qui sont intimement liés à l’institution (les managers et les infirmières) et ceux qui sont impliqués mais pas formellement engagés (les médecins). Ces quatre mondes conduisent à des situations qualifiées de « specialized curtains » et « departments walls » (Glouberman et Mintzberg, 2001) correspondant à quatre ensembles distincts d’activité, de mode d’organisation et de mentalités différentes (Bourret, 2007). L’ensemble des réformes et les nouveaux objectifs fixés aux hôpitaux en matière de rentabilité, de qualité des soins… conduisent à s’interroger sur leur type de structure réel. L’hôpital est-il toujours une bureaucratie professionnelle ? Compte tenu de la standardisation des pratiques et de la volonté de planifier l’activité en termes de processus (Minvielle, 1996), T. Nobre et C. Merdinger-Rumpler (2002) proposent d’associer l’hôpital à une bureaucratie mécaniste et non plus à une bureaucratie professionnelle.
Vers une nouvelle structure de l’hôpital : la bureaucratie mécaniste
La transformation des facteurs de contingence a conduit, de manière convergente, les établissements de santé à adopter la structure d’une bureaucratie mécaniste. La bureaucratie mécaniste se caractérise par la mise en place de procédés de travail fortement standardisés sur lesquels repose la standardisation, et au sein desquels, les tâches exigent peu de qualifications.
L’application de processus d’homogénéisation et d’uniformisation des règles de fonctionnement et des méthodes de travail formalisées dans des manuels de procédures, remplace désormais la standardisation des qualifications, qui suppose quant à elle, une uniformisation qui se fait sur la base des savoirs et des compétences des acteurs. Le travail des professionnels de santé est de plus en plus encadré par une standardisation des procédés sous la forme de dispositions réglementaires, de normes qualité et de recommandations professionnelles. Les médecins ont perdu une large part de leur autonomie. Ainsi, la bureaucratie professionnelle ne semble plus être adaptée aux nouvelles caractéristiques des établissements de santé (Nobre et Merdinger-Rumpler, 2002). Cependant, la modification de la structure de l’hôpital apparait inadaptée à la prise en charge des maladies chroniques qui touchent plus de quinze millions de personnes en France et dont le nombre va grandissant avec le vieillissement de la population (Grimaldi, 2013). P.-A. Lapointe et al., (2000) affirment qu’il faut conclure « à une évolution régressive, dominée par le néolibéralisme et se conjuguant inéluctablement à une destruction des acquis de l’Étatprovidence et à une déqualification du travail ». Cette nouvelle structure de l’hôpital apparaît comme contraire aux principes de fonctionnement de ce dernier. La standardisation des pratiques et la procéduralisation accrue du travail implique inévitablement la nécessité de contrôler la qualité et la sécurité des soins, à travers deux phases : la formalisation et l’évaluation. La « démarche qualité » fait son entrée à l’hôpital.
La nécessité de contrôler la qualité et la sécurité des soins
La qualité et la sécurité des soins sont des enjeux essentiels au sein des établissements de santé. Les définitions de la qualité des soins sont nombreuses. Elles dépendent de l’entité évaluée, de la qualité du personnel et de la qualité globale du système de santé. A. Donabedian (1980) définit les soins de haute qualité comme « des soins visant à maximiser le bien-être des patients après avoir pris en compte le rapport bénéfices / risques à chaque étape du processus de soins ». C’est à partir des années 1990 que l’État se montre plus incitatif à travers ses réformes en développant des évaluations quantitatives des performances des structures sous tutelle et en passant avec ces dernières des contrats fondés sur ces mêmes évaluations (Moisdon, 2012, p. 99). C’est également à cette époque que la qualité fait son entrée au sein des hôpitaux. Les Ordonnances Juppé (24 avril 1996) rendent obligatoire l’accréditation hospitalière.
L’entrée de la « démarche qualité » à l’hôpital
L’accréditation hospitalière oblige les établissements publics de santé à se soumettre tous les cinq ans dans un premier temps, puis tous les quatre ans, à une procédure de certification menée par l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Évaluation en Santé (ANAES), aujourd’hui remplacée par la Haute Autorité de Santé (HAS). Les termes « d’évaluation », « d’accréditation » et « d’analyse des établissements de santé » apparaissent dans l’ordonnance n° 96-346 au Titre II et mettent en avant les notions de qualité et d’évaluation : Art. L.710-1-1 : « la qualité de la prise en charge des patients est un objectif essentiel pour tout établissement de santé. Celui-ci doit procéder à une évaluation régulière de leur satisfaction, portant notamment sur les conditions d’accueil et de séjour. Les résultats de ces évaluations seront pris en compte dans l’accréditation définie à l’article L.710-5 » (Extrait ordonnance n° 96-346).
La prise de conscience de l’importance des questions liées à la qualité des soins et à la sécurité des patients a conduit le législateur à mettre en place un nouveau dispositif dans lequel il y a obligation pour les établissements de disposer des résultats d’indicateurs et de faire connaître ses résultats au public. L’enjeu est de disposer d’un système d’information partagé qui puisse être à la disposition de tous : les usagers du système de santé, les professionnels des établissements et des institutions de santé, les tutelles. L’émergence de la qualité au sein des établissements de santé refonde progressivement le rapport des professionnels à leurs pratiques. En effet, la qualité devient explicite et fait l’objet d’une évaluation alors qu’elle était jusque-là implicite ; l’évaluation des pratiques professionnelles est menée par des organismes spécialisés (et non plus par des pairs), qui veillent à respecter des critères « universels » et les résultats obtenus par les établissements deviennent accessibles au public. De cette façon, les démarches de certification ont contribué à l’implantation et au développement des méthodes, outils et management de la qualité, tels que les indicateurs de qualité.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – LE ROLE DE LA REGLE DANS LA QUALITE ET LA SECURITE DES SOINS
1.1 DE LA TRANSFORMATION DE L’HOPITAL A LA NECESSITE DE CONTROLER LA QUALITE ET LA SECURITE DES SOINS
1.1.1 Une volonté de transformer la structure de l’hôpital
1.1.1.1 L’hôpital, une bureaucratie professionnelle ?
1.1.1.2 Vers une nouvelle structure de l’hôpital : la bureaucratie mécaniste
1.1.2 La nécessité de contrôler la qualité et la sécurité des soins
1.1.2.1 L’entrée de la « démarche qualité » à l’hôpital
1.1.2.2 La mise en place d’indicateurs « de qualité »
1.1.2.3 Le contrôle des pratiques professionnelles : la certification HAS
1.2 DES POLITIQUES DE PROMOTION DE LA QUALITE DES SOINS FONDEES SUR UNE REGLEMENTATION ACCRUE
1.2.1 L’hôpital à l’épreuve des réformes
1.2.1.1 La naissance de l’hôpital
1.2.1.2 Le passage à la T2A
1.2.1.3 La loi HPST
1.2.2 Inspiration du « New Public Management »
1.2.2.1 Le Nouveau Management Public ou la « Mcdonaldization » des soins
1.2.2.2 Une organisation « industrielle » des soins : l’exemple du bloc opératoire
1.2.2.3 Une gestion qui ne permet pas la prise en charge des « singularités »
1.2.2.4 Le cas des cliniques privées
1.3 L’IMPORTANCE CONSTATEE DE LA TRANSGRESSION DES REGLES
1.3.1 Un nombre d’EIG encore trop élevé
1.3.2 Une partie des EIG expliquée par la transgression des règles
1.4 SYNTHESE DU CHAPITRE 1 – LE ROLE DE LA REGLE DANS LA QUALITE ET LA SECURITE DES SOINS
CHAPITRE 2 – LA TRANSGRESSION DES REGLES AU SEIN DES ORGANISATIONS
2.1 DEFINITIONS DES TERMES CLES
2.1.1 La règle : existence d’une prescription ou d’un guide d’action
2.1.1.1 Qu’est-ce qu’une règle ?
2.1.1.2 Distinction entre règle et norme
2.1.1.3 La règle : objet d’interprétation et d’arrangements
2.1.2 Essai de définition de la notion de non-respect des règles
2.2 QUELLES REPONSES POUR AGIR SUR LA TRANSGRESSION DES REGLES AU SEIN DES ORGANISATIONS ?
2.2.1 La transgression doit être supprimée ou, au moins, corrigée car elle représente un risque pour l’organisation
2.2.1.1 Supprimer la transgression lorsqu’elle est nuisible pour l’organisation
2.2.1.2 Corriger la transgression « en douceur »
2.2.2 La transgression doit être tolérée ou encouragée lorsqu’elle améliore le fonctionnement de l’organisation
2.2.2.1 Tolérer la transgression lorsqu’elle permet de mener à bien le travail
2.2.2.2 Encourager la transgression lorsqu’elle est vecteur d’innovations
2.2.3 Synthèse du 2.2 Quelles réponses pour agir sur la transgression des règles au sein des organisations ?
2.3 LE CAS DU BLOC OPERATOIRE : L’INFLUENCE DE L’ACTIVITE SUR LA TRANSGRESSION DES REGLES
2.3.1 Le rôle de la culture professionnelle dans la transgression des règles
2.3.1.1 La chirurgie, une activité par essence transgressive
2.3.1.2 Une transgression transmise au cours de l’apprentissage du métier
2.3.1.3 Le bloc opératoire : un « huis clos » favorisant la transgression
2.3.2 Quand la peur au travail entraine la transgression
2.3.2.1 La transgression : une « stratégie défensive de métier » pour nier la réalité du travail
2.3.2.2 L’apparition d’une « idéologie défensive de métier » partagée par le collectif
2.4 DISCUSSION DE LA REVUE DE LA LITTERATURE ET QUESTION DE RECHERCHE
2.4.1 Discussion de la revue de la littérature
2.4.2 Question de recherche
CHAPITRE 3 – METHODOLOGIE DE L’ENQUETE DE TERRAIN ET MISE EN ŒUVRE DE LA METHODE
4.1 UNE ETUDE DE CAS
4.2 LES OUTILS DE RECUEIL DES DONNEES
4.2.1 Le journal de bord
4.2.2 L’observation in situ
4.2.3 L’observation systématique
4.2.4 Les entretiens semi-directifs
4.2.5 Les fiches d’événements indésirables (FEI)
4.3 LES OUTILS DE TRAITEMENT DES DONNEES
4.3.1 L’analyse de contenu
4.3.1.1 La catégorisation (ou codage)
4.3.1.2 L’analyse des données
4.3.2 L’analyse de discours
4.3.3 La triangulation des données
4.4 MISE EN ŒUVRE DE LA METHODE
4.4.1 Les observations in situ
4.4.1.1 Présentation du terrain de recherche
4.4.1.2 L’entrée sur le terrain
4.4.1.3 « Devenir » observateur
4.4.2 Les observations systématiques
4.4.2.1 Stratégie d’observation adoptée
4.4.2.2 Utilisation d’une grille d’observation
4.4.2.3 Quelques difficultés rencontrées durant l’observation
4.4.3 Les entretiens
4.4.3.1 Prise de contact avec les acteurs
4.4.3.2 Utilisation d’un guide d’entretien
4.4.3.3 Conduite de l’entretien
4.5 SYNTHESE DU CHAPITRE 3 – METHODOLOGIE DE L’ENQUETE DE TERRAIN ET MISE EN ŒUVRE DE LA METHODE
CONCLUSION