Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, Le Havre a entrepris une aventure, celle de tenter d’accroître son attractivité, principalement à travers une profonde mue urbaine. Cette aventure est menée par les élites locales, pour elles, c’est l’occasion d’entreprendre ce qu’ils s’appellent une « reconquête urbaine ». Il s’agit pour nous, d’une nouvelle forme d’appropriation à la fois physique et symbolique opérée par ce que nous dénommons, des conquistadores urbains. Cette structure comprend d’une part, des acteurs publics et privés. Du côté du secteur public, on trouve en première ligne, la municipalité, mais nous avons également d’autres instances : les bailleurs sociaux, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), la Région Haute Normandie, l’agglomération de communes (CODAH) et tous ceux qui disposant des financements publics participent à la conception et mise en œuvre de ces initiatives. Parmi les acteurs privés, nous pensons principalement aux groupes d’investissement immobilier qui ont répondu aux appels à projets et aux appels de vente dans les secteurs étudiés. Dans une autre échelle, nous pouvons également considérer les investisseurs qu’à titre individuel achètent et/ou s’installent dans le quartier en cours de gentrification. En dépit de l’hétérogénéité de profils au sein de ce groupe, nous partons du présupposé selon lequel ces conquistadores partagent des objectifs : ils chercheraient à augmenter leur pouvoir, leur richesse et/ou leur prestige. Ils espèrent à travers leurs actions une revalorisation à la fois foncière et symbolique des emprises sur lesquelles ils interviennent.
La métaphore de la conquista peut être considérée comme une proposition dans la manière de regarder lestransformations urbaines contemporaines. Elle s’inspire d’une part, de l’analyse de T. Todorov (1991) sur la découverte et conquête du Mexique par les Espagnols au XVIe siècle. En plus des aspects historiques, ce qui intéresse Todorov c’est le rapport à l’Autre qui s’est tissé lors du processus de conquista, il étudie les enjeux dans la communication entre deux mondes de pensée différents. Les conquistadores espagnols, par leurs idées, leurs motivations d’engagement dans ces entreprises, se considérèrent porteurs des valeurs se pensant supérieures. Dans la période actuelle, les conquistadores urbains, par leurs investissements participeraient au « sauvetage » d’une ville au déclin. Todorov rappelle également que les conquistadores espagnols n’étaient pas indifférents à la beauté des réalisations des peuples qu’ils découvrirent, mais ils étaient persuadés que leur propre culture restait supérieure. Pour Todorov, la véritable force de H. Cortés et de ses troupes a consisté dans la capacité à «capturer » à la fois physiquement, mais surtout symboliquement le patrimoine des peuples qu’ils ont soumis. Donc, ils ont réalisé une forme de « destruction créative », sur les ruines des temples, ils ont érigé des églises et des centres de pouvoir. Ils ont, ainsi, modifié le sens, tout en préservant le caractère sacré de ces lieux. Dans les cas que nous présentons ici, nous pouvons trouver aussi quelques parallèles. Par exemple, les docks reconvertis en centres commerciaux, témoignent d’une part de la capacité de ces acteurs à les « capturer » physiquement et symboliquement, modifiant leur activité économique, tout en lui accordant une place centrale dans les transformations urbaines de la ville, car les docks sont devenus une « vitrine » du dynamisme du waterfront havrais.
Le terme « conquistadores urbains » peut être apparenté à celui d’entrepreneurs urbains de D. Harvey (1989), dans le sens où tous les deux soulignent que l’action entreprise est conduite dans un contexte d’incertitude économique. Cependant, la notion développée par Harvey met davantage l’accent sur les causes et des aspects économiques, c’est-à-dire il considère que l’entrepreneurialisme urbain serait une forme de réadaptation pour les villes face aux injonctions d’attractivité et de compétitivité dans des États où le système d’État providence s’affaiblit, modifiant les rapports de gouvernance au sein des villes. Tout en adhérant à la lecture proposée par Harvey, l’objectif ici est aussi de souligner les composantes symboliques de la reconquête urbaine, la matérialisation de la gentrification et de s’intéresser à la capacité de quelques groupes sociaux à organiser des formes de résistance et pour certains d’entre eux de proposer des alternatives aux entreprises promues par ces conquistadores.
Villes et mondialisation : les transformations dans les paysages de pouvoir contemporains
Dans le contexte de la mondialisation actuelle, pour des auteurs comme S. Sassen (1996), un certain nombre de villes ont pu s’ériger en tant que villes globales devenues des centres où se sont concentrés les sièges des entreprises multinationales, les services du capitalisme avancé (finance, cabinets d’avocats, de comptabilité), se situant ainsi dans une position dominante dans la gestion et le commandement de l’économie mondialisée, elles concentraient donc les capitaux, les secteurs économiques les plus rentables et les populations les plus aisées (Sassen 1996, 2009 ; Alderson et Beckfield, 2004 ; Beaverstock and al. 1999 ; Demazière et Rodrigues, 1998). De l’autre côté, l’on observe des villes qui connaissent une autre sorte, des villes avec une forte tradition industrielle, subissant de plein fouet la désindustrialisation, ce qui aurait entraîné une détérioration de leur paysage économique et social. Ces villes qualifiées en tant que « perdantes » dans le nouveau contexte économique, nécessitent de « se réinventer » pour se faire une place dans l’échiquier international (Marcuse 2008 ; Le Galès, 2011 ; Rousseau, 2009). P. Marcuse et R. van Kempen (2000) complètent ce schéma, en ajoutant qu’au lieu de parler des « villes mondiales », il faudrait plutôt parler des « villes mondialisées », c’est-à-dire, pour ces auteurs l’on devrait centrer davantage l’attention sur les dynamiques qui affectent les villes, indépendamment de leur taille ou de leur place dans la hiérarchie internationale. Pour eux, ce qui reste à comprendre ce sont les impacts concrets de cette mondialisation à l’intérieur des centres urbains. La remise en question de Marcuse et Van Kempen sur la prépondérance du terme de « villes globales » semble pertinente pour souligner l’impact généralisé de la mondialisation. Néanmoins il nous semble que cette hiérarchie reste opératoire pour comprendre le succès de la diffusion de « modèles » urbains. D’autre part, D. Radović (2008), tout en critiquant l’hypothèse des villes globales, s’intéresse aux effets performatifs de cette hiérarchisation, selon lui, celle-ci renforce la diffusion des modèles économiques, urbanistiques et pratiques culturelles, contribuant à la compétition entre les villes. En effet, pour Radović l’idée qu’il y existe des villes globales est aussi puissante que leur existence en elle-même. Donc, au sens inverse, nous pouvons considérer que l’idée des villes « perdantes » est tout aussi performativement puissante. Ces représentations dans la répartition de puissance entre les villes contribuent donc à façonner et à renforcer la réalité. Les villes « gagnantes » restent des modèles pour les autres et ces dernières continuent à reproduire des « recettes de réussite » dans le but de s’élever dans la hiérarchie mondiale des villes.
Selon U. Rossi (2017) dans un contexte de mondialisation avancée, on ne peut pas réduire les explications sur les rapports entre la mondialisation et les villes à un seul facteur dominant (l’économique ou le culturel), pour cet auteur, les transformations dans la division du travail, la délocalisation des activités industrielles et portuaires et même temps les aspects culturels participent de ces changements. En fait, la mondialisation actuelle aurait besoin des villes, car c’est là où la mondialisation peut développer tout son potentiel (Logan et Molotoch, 2010), la densité de rapports aurait un effet multiplicateur des traits de la mondialisation contemporaine. Où les villes sont sommées d’être à la fois intelligentes, start-up friendly, résilientes et créatives. Ces injonctions rendent plus complexes les liens entre ville et capitalisme témoignant d’une circulation plus intense des modèles et des « bonnes pratiques » mais aussi un processus multidimensionnel de liens sociaux et de rapprochement entre différentes communautés et spatialités (Rossi, 2017 :41-42).
Les villes seraient donc des épicentres des transformations du capitalisme et du néolibéralisme comme modèle économique et social dominant. Les villes occuperaient une place, dans laquelle elles sont considérées comme des acteurs, capables de négocier avec d’autres instances pour acquérir les ressources nécessaires pour répondre à des objectifs définis localement (Sassen op.cit ; Le Galès op.cit ; Pinson op.cit ; Melo,2013). D’autre part, dans une perspective critique, nous assistons à une « glocalisation » (Swyngedouw et al. 2002), c’est àdire, ce serait au sein des villes où l’on peut observer la matérialisation du néolibéralisme et de ses injonctions en matière urbaine. Sous cette optique, l’urbanisation néolibérale ne signifie pas la disparition de l’État, il reste présent à travers le financement des projets, il continue à être un agent incontournable par les cadres réglementaires qu’il fixe, encourageant les villes à présenter des programmes répondant à certains critères, dans l’expectative de susciter l’arrivée de nouveaux investisseurs. La matérialisation donc de cet urbanisme néolibéral prendrait forme sous des « grands projets urbains ».
Dans cette veine, ces projets reflètent l’augmentation des inégalités sociospatiales, la hausse de la pauvreté et ils portent un déficit démocratique. En ce qui concerne les inégalités sociales, cela s’expliquerait parce que ces programmes auraient comme premier objectif d’augmenter la valeur foncière des espaces investis, à travers l’installation d’activités économiques à valeur ajoutée, mais aussi par l’arrivée des nouvelles populations au détriment des populations d’origine plus modeste. On constaterait un déficit démocratique, car ce sont les élites et les « experts » qui définissent les priorités, où la participation de la population serait minime et lorsqu’elle a lieu, elle est fortement encadrée, afin d’éviter des oppositions ouvertement hostiles.
Dans ce même courant, pour D. Harvey (1989) les projets urbains contemporains seraient des expressions d’un entrepreneurialisme municipal, où ce sont les villes qui prennent les risques dans leur financement dont les retombées ne sont pas sûres. À travers leur réalisation, il est attendu de déclencher une dynamique qui favorisera les investissements et l’installation de nouvelles activités économiques. De cette manière nous nous retrouvons dans un contexte où les pouvoirs publics « prennent » les risques et les acteurs du secteur privé « capteraient » une grande partie des bénéfices. Néanmoins, les probabilités de succès ne sont pas connues à l’avance. Les villes traversant des difficultés après la post-industrialisation, voient dans ces initiatives des opportunités de développement économique et social, elles seraient particulièrement sensibles à l’acceptation de ces nouvelles directives, nous serions donc dans une convergence d’intérêts à tous les niveaux.
LA PLACE STRATÉGIQUE DU WATERFRONT DANS LES TRANSFORMATIONS SOCIOURBAINES CONTEMPORAINES
Lorsque l’on parle du Havre, l’on évoque de manière spontanée son statut de ville portuaire, et cette qualité a une tendance à minorer d’autres, y compris le fait qu’il s’agit également d’une ville industrielle. En fait, la complexité pour les villes portuaires résiderait dans le fait de se trouver à la croisée de plusieurs identités (la ville, le port, la mer) (Le Mao, 2015). En ce qui concerne Le Havre, il est important de rappeler que ses origines au début du XVIe siècle ont été dictées par la volonté politique et militaire de renforcer la sécurité du royaume de la France à travers la construction d’un port. D’après J.B. Gastinne (2003) la naissance du Havre est étroitement liée à la construction d’un État moderne. Cet auteur s’est intéressé aux enjeux de la fondation du Havre, d’après lui, plusieurs échelles de lecture peuvent y être dégagées. Au niveau local, l’édification d’un nouveau port permettait de remplacer celui d’Harfleur et d’accompagner la croissance des échanges du port de Rouen. Par son caractère militaire, Le Havre devait empêcher le retour des Anglais et à l’échelle du royaume, il devait servir à la protection de Paris. Le souci pour la protection de la Normandie répondait également à des intérêts financiers pour le royaume, car cette région représentait à elle seule un cinquième des revenus fiscaux du royaume. L’enjeu était donc de préserver une stabilité fiscale, politique et sociale.
« La représentation du territoire est d’abord tout l’affaire du roi. Et la connaissance du territoire est, indissociablement, une production du territoire. Or, c’est justement à partir de François 1er que les indices se multiplient d’une demande d’information sur le royaume dont la carte fait désormais partie. (…) La construction d’une place forte au havre de Grâce est une autre façon pour le roi de délimiter son royaume.» (Gastinne, 2003 :111).
De manière plus large, la « conquête » de cette partie de la France par le royaume de François 1er participait à la consolidation du pouvoir central :
« Avant de rêver d’Amérique, la France devait gagner son propre littoral. Grâce à une politique volontariste de l’État royal, elle a pu atteindre et protéger ses frontières maritimes bien avant ses frontières continentales. Et la fondation du Havre doit être considérée comme une des premières actions de l’État souverain pour délimiter et matérialiser concrètement les frontières maritimes du royaume et défendre ainsi un territoire sanctuarisé. » (Ibidem :113).
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Table des matières
Introduction générale
Le réveil de la belle endormie par les conquistadores urbains
Partie 1 – Cadre théorique et méthodologique
1.1 – Villes et mondialisation : les transformations dans les paysages de pouvoir contemporains
1.1.1 – La place stratégique du waterfront dans les transformations sociourbaines contemporaines
1.1.2 – La gentrification comme une forme d’un nouveau colonialisme urbain ?
1. 2 – Méthodologie : Le regard d’une mexicaine sur la conquista urbaine havraise
1.2.1 – Les trois terrains d’étude : comment tirer profit des circonstances
1.2.2 – La difficulté de délimiter et de nommer un « quartier »
1.2.3 – Conclusion de la méthodologie : la tentative d’apporter un regard du Sud dans le Nord
1. 3 – Éléments de compréhension générale du Havre
1.3.1 – Situation démographique
1.3.2 – Éléments de la sociologie électorale du havre : l’arrivée de la droite au pouvoir
1.3.3 – La rénovation des quartiers « nord » : l’objectif du désenclavement des quartiers « difficiles »
Conclusion 1e partie : le waterfront havrais comme épicentre de la reconquête urbaine havraise
Partie 2. Le projet de changement d’image de la ville et de « gentrification » de la partie « Saint-Nicolas »
2.1 – Le projet de changement d’image du Havre : le « réveil de la belle endormie»
2.1.1 – La reconstruction d’après-guerre : renaissance et reconquête urbaine
2.1.2 – La patrimonialisation du patrimoine Perret : la victoire des conquistadores urbains
2.1.3 – La place de la production télévisuelle dans le changement des représentations : de l’effet Unesco à l’effet Kaurismäki
2.2 — La rénovation urbaine des « quartiers sud » : redynamiser Le Havre à travers son waterfront
2.2.1 Les financements de la rénovation : le PIC URBAN et le début des transformations majeures
2.2.2 – L’Odysée 21 : le flagship project qui n’aurait pas eu lieu
2.2.2 – Le centre de congrès comme levier dans le développement économique du Havre
2.3 – « Saint-Nicolas » : La tentative de gentrification venue d’ « en haut »
2.3.1 – La reconquête urbaine au début des années 2000 et jusqu’à nos jours : l’arrivée des conquistadores urbains
2.3.2 – La « reconquête de Saint-Nicolas » : les origines historiques du « nouveau quartier »
2.3.3 La fête du quartier : exemple de la tentative de la municipalité pour « faire quartier »
2.3.2.4 – L’utilisation du centre commercial comme outil à la gentrification : l’exemple des Docks Vauban
2.4. Les limites de la gentrification dans le quartier « Saint-Nicolas » : à la recherche de l’arrivée de la « classe créative » pour redynamiser le quartier
2.4.1 – Relations de voisinage et « mixité sociale »
2.4.2 – Les étudiants dans le quartier : acteurs de la gentrification ?
2.4.3 – La mise en avant de l’appellation « Saint-Nicolas »
Conclusion de la 2e partie : une poursuite de la gentrification et de l’entrepreneurialisme municipal
Partie 3. Contestations au consensus créé par la municipalité : les cas des résidents du Foyer Brindeau et des habitants du quartier d’Aplemont
3.1. La mobilisation contre la démolition du foyer Brindeau : le droit de résister pour rester
3.1.1 – Éléments de cadrage du foyer : sa création une réponse aux besoins de logement d’une main-d’œuvre immigrée dans un contexte de croissance de l’activité industrielle havraise
3.1.2 Le contexte du foyer : au cœur d’un quartier en pleine transformation
3.1.3 Caractéristiques sociodémographiques avant la démolition
3.1.2 – La vie dans le foyer avant sa démolition : lieu emblématique de la communauté africaine havraise
3.1.2.1 – Les représentations des espaces collectifs : entre déni et exigence de reconnaissance de la diversité ethnique
3.1.2.2 – L’attachement à une centralité du quartier
3.1.3 Le projet de démolition : le réveil de la révolte des habitants du foyer Brindeau
3.1.4 – La mobilisation des résidents pour la défense de leur lieu d’habita : les Stratégies et répertoires d’action : l’appui sur le capital militant local
3.1.4.2 – L’affaiblissement et l’isolement de la lutte
3.1.4.3 – La réaction des élites locales : la reconquête du foyer par la délégitimation des habitants mobilisés et se positionner en tant que la seule solution rationnelle envisageable
3.1.4.4 – Le foyer du marin : « victime collatérale » de la reconquête de « Saint-Nicolas »
La démolition du Foyer Brindeau comme matérialisation de la pensée coloniale de la rénovation urbaine du Havre
3.2 – La mobilisation à Aplemont : préserver l’esprit cité de fleurs
3.2.1. Éléments de cadrage du quartier
3.2.1.1 – Aspects historiques du quartier : naissance d’un quartier par le paternalisme patronal et par la spéculation foncière
3.2.1.2 – Caractéristiques sociodémographiques du quartier : une cohabitation entre propriétaires et locataires du parc social
3.2.2 – Les représentions du quartier : l’esprit « aplemontique »
3.2.3 – Les stratégies et répertoires d’action : de la pancarte choc au blog
3.2.4 – La réponse des élites locales : « acheter la paix sociale » et la nouvelle concertation de 2015 : moyen d’instrumentalisation de la part des autorités municipales ou opportunité d’empowerment des habitants ?
Conclusion de la 3e partie : existe-il un « consensus incontestable » ?
Conclusion générale