LE RESEAU TROPHIQUE MICROBIEN ET L’EUTROPHISATION
DE LA CHAINE ALIMENTAIRE CLASSIQUE AU RESEAU TROPHIQUE MICROBIEN
La chaîne alimentaire classique
Jusque dans les années 1970, la vision du réseau trophique planctonique était celle d’une chaîne alimentaire classique (Figure I.1), décrivant les flux de matière et d’énergie depuis les producteurs primaires vers les consommateurs terminaux (Steele 1974). Cette description était basée sur le seul composant microbien marin alors étudié : le phytoplancton. Les prélèvements se faisant par traits de filets, il était essentiellement composé de diatomées centriques et de dinoflagellés. Dans cette vision classique, la place du zooplancton était importante et le rôle des bactéries était limité à la dégradation de la matière organique détritique par libération des nutriments (minéralisation) qui y étaient intégrés (Cohen et al. 1982). Cette explication n’est toutefois pas suffisante pour comprendre l’ensemble des processus existant au sein du système planctonique.
La boucle microbienne
L’utilisation de la microscopie à épifluorescence pour dénombrer le bactérioplancton (Hobbie et al. 1977) et celle de traceurs pour l’étude des métabolismes (Azam & Hodson 1977, Fuhrman & Azam 1980) ont permis le développement de nouveaux concepts. Pomeroy (1974) apporte l’idée que les bactéries sont les premières consommatrices de la production phytoplanctonique marine et qu’elles produisent également de la matière organique particulaire. Cette action des bactéries permettrait de renvoyer vers les niveaux trophiques supérieurs jusqu’à 30% d’énergie en plus qu’estimé jusqu’alors (Sherr & Sherr 1988). Les bactéries sont intégrées à la chaîne alimentaire classique à travers le concept de boucle microbienne (Figure I.2). Dans ce nouveau modèle, une partie importante de la Matière Organique Particulaire (MOP) et de la Matière Organique Dissoute (MOD) est utilisée par les bactéries de la colonne d’eau pour leur croissance (Williams 1984). Les bactéries ne sédimentant pas, leur abondance est principalement contrôlée par le broutage des flagellés hétérotrophes (Fenchel 1982, Caron et al. 1985, Rassoulzadegan & Sheldon 1986) et des ciliés (Sherr & Sherr 1986). Ces processus permettent à une fraction de la matière organique détritique de retourner vers le réseau alimentaire classique. Le couplage bactéries-flagellés-ciliés constitue ce qui est appelé communément la « boucle microbienne ».
Le réseau trophique microbien
L’étude du phytoplancton a permis de mettre en évidence l’existence d’organismes de taille inférieure aux diatomées et aux dinoflagellés : le pico- et le nanophytoplancton. La biomasse de ce pico- et de ce nanophytoplancton autotrophe est maintenue en concentration constante dans l’océan par le broutage des protozoaires (Campbell & Carpenter 1986, Rassoulzadegan et al. 1988). Les liens directs entre les microorganismes hétérotrophes et le phytoplancton sont nombreux, ce qui amène à la notion de réseau trophique microbien, Figure I.3 (Sherr & Sherr 1988). Ce modèle suit le principe des relations trophiques basées sur la taille des organismes et selon lequel les prédateurs consomment des proies de taille environ 10 fois inférieure à leurs tailles respectives. Les ciliés sont l’une des sources principales de nourriture des métazoaires (Wiadnyana & Rassoulzadegan 1989) et constituent alors le lien entre les microorganismes et la chaîne alimentaire classique (Sherr et al. 1986). Outre leur place importante dans le cycle de la matière organique, les microorganismes ont un rôle essentiel dans le recyclage des éléments nutritifs. En effet, les bactéries sont réputées présenter des rapports C:N et C:P inférieurs à celui du phytoplancton et des protozoaires (Kirchman 1994 et références citées). Ces derniers recyclent ainsi les nutriments en excès lors de leur activité de broutage sur le bactérioplancton. Le réseau trophique microbien : puits ou lien de la matière organique vers les niveaux trophiques supérieurs ? Le réseau trophique microbien transforme la matière organique dissoute ou particulaire en biomasse bactérienne, transférée ensuite via les protozoaires aux niveaux trophiques supérieurs. Il constituerait donc un lien entre le compartiment détritique et le reste de la chaîne alimentaire.
Toutefois, à chaque étape de broutage, une partie de la biomasse initiale est minéralisée sous forme de sels nutritifs et de CO2 et n’est donc pas transférée aux niveaux trophiques supérieurs. En raison du nombre d’étapes de prédation, on peut s’attendre à ce que seule une infime partie du carbone consommé par les bactéries soit finalement transférée vers les échelons supérieurs. Le réseau trophique microbien constituerait alors un puits. Des études réalisées en mésocosmes montrent que seuls 0,5 % à 2 % du carbone fixé par la production primaire sont transférés vers le zooplancton (Parsons et al. 1981, Gamble & Davies 1982, Ducklow et al. 1986, 1987). Le nombre élevé de niveaux trophiques entre les bactéries et les métazoaires ne permet donc pas, un transfert efficace dans la chaîne alimentaire et le réseau microbien constitue donc un puits. Au contraire, Sherr et al. (1987) ont mis en évidence le rôle de lien des microorganismes en montrant que les bactéries et/ou protozoaires pouvaient être directement ingérés par les métazoaires (Sherr & Sherr 1988, Wiadnyana & Rassoulzadegan 1989). Ainsi, en raison de la réutilisation bactérienne de la MOD, de l’ingestion directe de la production primaire par les protozoaires (Caron et al. 1985), et du broutage direct des microorganismes par les métazoaires, le réseau trophique microbien jouerait plutôt un rôle de lien vers les échelons supérieurs.
Le réseau microbien n’est pas nécessairement prépondérant dans tous les milieux aquatiques. En fait, les deux grands types de réseaux trophiques décrits sont celui de type « herbivore », caractéristique des milieux riches en nutriments, et celui dominé par la « boucle microbienne » que l’on trouve dans les systèmes oligotrophes (Legendre & Rassouldzadegan 1995). Dans cette dernière situation, les bactéries hétérotrophes sont considérées comme des compétiteurs efficaces du phytoplancton pour les éléments nutritifs (Kirchman 1994). Selon Legendre & Rassouldzadegan (1995), il existe des intermédiaires entre ces deux réseaux extrêmes qui sont le réseau « multiprédateurs » et le réseau « microbien ». En effet, le réseau herbivore et la boucle microbienne sont des systèmes extrêmes instables tendant à se déplacer vers des réseaux plus stables. Il existerait donc un continuum trophique entre les deux extrêmes, dépendant des conditions du milieu. Ce continuum permet notamment au phytoplancton d’utiliser toute la gamme des concentrations en nutriments présents dans les eaux marines.
La boucle virale
Les bactéries planctoniques sont trop petites pour sédimenter et l’abondance bactérienne est relativement constante à long terme. Les protistes étaient auparavant considérés comme les seuls prédateurs importants des bactéries et donc les principaux responsables de cette constance des effectifs bactériens (McManus & Fuhrman 1988, Pace 1988). Fuhrman & Noble (1995) ont montré à partir de bilans de production et de mortalité bactérienne, une importance équivalente des virus et des protistes sur le contrôle de l’abondance bactérienne. Le rôle des virus dans le contrôle de la plupart des étages du réseau trophique pélagique a depuis été mis en évidence (Weinbauer 2004). Le réseau trophique microbien s’est donc à nouveau complexifié par l’intégration de la boucle virale, précisant le rôle de ces prédateurs dans le cycle des nutriments et du carbone (Figure I.4). En effet, la lyse virale induit la libération de matière organique dissoute qui devient alors de nouveau disponible aux bactéries. Outre leur contribution au contrôle de l’abondance bactérienne, les virus devraient avoir une influence sur la structure des communautés bactériennes en raison de la forte spécificité de leur prédation. Une hypothèse est celle du « phage kill winner » où les virus aident au contrôle des communautés bactériennes en régulant l’abondance des bactéries les plus compétitives pour la ressource nutritive. Les travaux en mésocosmes sur de courtes durées ne validant pas cette hypothèse, celle-ci s’appliquerait plutôt lors d’infections virales à long terme. Les études sur ce sujet n’en sont qu’à leur début et les mésocosmes restent encore trop simplifiés pour comprendre les effets à long terme des infections virales sur la composition et, donc la fonction des communautés bactériennes (Schwalbach et al. 2004, et références citées).
L’EUTROPHISATION
Définition générale
Le terme « eutrophisation » est souvent utilisé selon plusieurs significations, parfois même sans définition claire. On peut déjà s’accorder sur le terme eutrophe dont dérive le mot eutrophisation d’après la définition donnée par le dictionnaire technique de l’eau et des questions connexes (ed. Guy Le Prat, Paris, 1968) : une eau eutrophe est une eau riche en matières nutritives. L’eutrophisation d’un milieu serait donc stricto sensu le fait de devenir eutrophe, donc de s’enrichir en nutriments.
L’eutrophisation en milieu marin
L’enrichissement excessif des eaux est un problème qui se pose depuis longtemps dans les eaux douces et représente une menace croissante pour les lacs et autres plans d’eaux. L’eutrophisation se déclare en effet, préférentiellement dans des régions à circulation d’eau réduite. C’est pourquoi, l’eutrophisation des environnements côtiers est un phénomène reconnu depuis la dernière décennie seulement (Nixon 1995). La compréhension de ce phénomène complexe, qui « désigne à la fois les causes et les conséquences de la fertilisation du milieu » (Lacaze 1996) n’est donc qu’à ses débuts en milieu marin. Le modèle de l’eutrophisation donnée par les limnologistes (Vollenweider 1976) traite la question par des fonctions signal-réponse. Le signal est une mesure de la disponibilité en phosphore (élément le plus souvent limitant en eaux douces) et la réponse une mesure des changements de la production ou de la biomasse phytoplanctonique. Les premiers modèles formalisant l’eutrophisation côtière étaient inspirés de cette approche de type Vollenweider (Figure I.5).
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Table des matières
CHAPITRE I – INTRODUCTION GENERALE
I.1 – LE RESEAU TROPHIQUE MICROBIEN ET L’EUTROPHISATION
I.1.1 – De la chaîne alimentaire classique au réseau trophique microbien
I.1.1.1 – La chaîne alimentaire classique
I.1.1.2 – La boucle microbienne
I.1.1.3 – Le réseau trophique microbien
I.1.2 – L’eutrophisation
I.1.2.1 – Définition générale
I.1.2.1.1 – L’eutrophisation en milieu marin
I.1.2.1.2 – Nutriments et éléments limitants
I.1.2.1.3 – Limitation nutritive
I.1.2.1.4 – Apports de matière organique et de nutriments dans les écosystèmes côtiers
I.1.2.2 – Eutrophisation et réseau trophique microbien
I.2 – CADRE DE L’ETUDE
I.2.1 – Description geographique
I.2.1.1 – La Nouvelle-Calédonie
I.2.1.2 – Le lagon sud-ouest
I.2.1.3 – Hydrodynamisme local
I.2.2 – Apports par le systeme benthique
I.2.2.1 – Les récifs barrières ou frangeants
I.2.2.2 – Interface benthos-pelagos
I.2.3 – Apports terrigènes
I.2.3.1 – Hydrologie des cours d’eau
I.2.3.2 – Caractéristiques des apports terrigènes
I.2.4 – Apports anthropiques
I.2.5 – Un lagon sous différentes influences
I.3 – OBJECTIFS DE L’ETUDE
CHAPITRE II – MATERIELS ET METHODES
II.1 – STRATEGIE D’ECHANTILLONNAGE
II.1.1 – Echantillonnage spatial
II.1.1.1 – Choix des sites d’échantillonnage
II.1.1.2 – Fréquence d’échantillonnage
II.1.1.3 – Profondeur de prélèvement
II.1.2 – Echantillonnage temporel
II.1.2.1 – Choix des sites d’échantillonnage
II.1.2.2 – Fréquence d’échantillonnage
II.1.2.3 – Profondeurs de prélèvement
II.2 – COMPARTIMENT PHYTOPLANCTONIQUE
II.2.1 – Chlorophylle a
II.2.2 – Production Primaire
II.2.2.1 – Protocole de mesure
II.2.2.2 – Calcul de la production primaire
II.2.2.3 – Estimation de la concentration des carbonates
II.2.2.4 – Reproductibilité de la mesure
II.2.3 – Abondance et structure des communautés phytoplanctoniques
II.2.3.1 – Dénombrement des populations picophytoplanctoniques
II.2.3.2 – Dénombrement des populations microphytoplanctoniques
II.3 – COMPARTIMENT BACTERIEN HETEROTROPHE
II.3.1 – Abondance et Biomasse bactérienne
II.3.1.1 – Microscopie à épifluorescence
II.3.1.2 – Cytométrie en flux
II.3.1.3 – Comparaison des deux techniques
II.3.1.4 – Interprétation en biomasse
II.3.2 – Production bactérienne
II.3.2.1 – Principe
II.3.2.2 – Adaptation aux conditions lagonaires
II.3.2.3 – Protocole de routine
II.3.2.4 – Calcul de la production bactérienne
II.3.3 – Structure des communautés bactériennes
II.3.3.1 – Principe de la T-RFLP (Terminal Restriction Fragment Length Polymorphism)
II.3.3.2 – Protocole
II.4 – VARIABLES DESCRIPTIVES DU MILIEU
II.4.1 – Nutriments
II.4.1.1 – Ammonium (NH4+)
II.4.1.2 – Nitrates, nitrites, phosphates (NO3- +NO2- , PO4 2-)
II.4.1.3 – Silicates
II.4.1.4 – Azote et phosphore organique dissous
II.4.1.5 – Carbone et azote organique particulaires
II.4.1.6 – Phosphore organique particulaire
II.4.3 – Variables physiques et météorologiques
II.4.3.1 – Caractérisation de l’eau prélevée
II.4.3.2 – Vent
II.4.3.3 – Lumière
CHAPITRE III – DYNAMIQUE TEMPORELLE DES COMMUNAUTES PLANCTONIQUES
III.1 – RESUME DE L’ARTICLE EN FRANÇAIS
III.2 – INTRODUCTION
III.3 – MATERIAL AND METHODS
III.3.1 – Study site and sampling
III.3.2 – Water column physical description
III.3.3 – Meteorological variables
III.3.4 – Bacterial biomass and production
III.3.5 – Phytoplanktonic abundance and production
III.3.6 – Nutrients
III.4 – RESULTS
III.4.1 – Diel cycles
III.4.1.1 – Biological parameters
III.4.1.2 – Nutrients
III.4.2 – Day-to-day variations
III.4.3 – Seasonal variations
III.4.3.1 – Meteorological conditions
III.4.3.2 – Hydrological description
III.4.3.3 – Nutrients
III.4.3.3.1 – Mineral
III.4.3.3.2 – Elemental ratios
III.4.3.3.3 – Organic
III.4.3.4 – Seasonal variations of biological parameters
III.5 – DISCUSSION
III.5.1 – Daily and short term representativity of measurements
III.5.2 – Seasonal variations
III.5.2.1 – 2002-2003 representativity and seasonal variations
III.5.2.2 – Homogeneity of water column
III.5.2.3 – Trophic status of the two sites throughout the year
III.5.2.4 – Limiting factor
III.5.2.5 – Environmental influences
III.5.2.6 – Relationships between bacterial and primary production
III.6 – CONCLUSION
CHAPITRE IV – CONCLUSION