L’échec d’Austin
Les quatre premiers chapitres de The Concept of Law sont consacrés à l’identification des problèmes et des insuffisances de la théorie de John Austin. Hart choisit cette théorie plutôt qu’une autre parce que, malgré ses défauts, elle demeure la plus complète et la plus près de la vérité (Hart, 2012, p. 16-18). John Austin, en tant que père de la jurisprudence analytique (Bix, 2015), a soulevé les questions centrales du positivisme juridique.
Les éléments clés de la théorie d’Austin sont ceux d’ordre (command), de souveraineté et d’habitude d’obéissance (habit of obedience) . Austin soutient que
« [e]very positive law (or every law simply and strictly so called) is set, directly or circuitously, by a sovereign individual or body, to a member or members of the independent political society wherein its author is supreme » (Austin, 2000, p. 350). Pour le dire autrement, un souverain auquel les membres d’une communauté politique indépendante ont l’habitude d’obéir peut énoncer des ordres qui deviendront des lois s’ils respectent certaines caractéristiques. En fait, Austin affirme qu’une loi est une espèce logique d’ordre, ce dernier terme signifiant l’énonciation d’un souhait et « the power and the purpose of the party commanding to inflict an evil or pain in case the desire be disregarded » (Austin, 2000, p. 14). Ce pouvoir et cette intention peuvent se résumer au concept de supériorité, entendue comme la force (might) d’un individu ou sa capacité à obliger l’action d’autrui. L’ordre crée un devoir d’obéissance, car l’individu est dans l’obligation d’obtempérer. De plus, une sanction est attachée à la désobéissance ; il ne s’agit pas nécessairement d’une punition, qui n’est qu’une espèce du genre logique « sanction ». Par définition, la sanction est purement négative : toute promesse de recevoir un bien conditionnel est un motif d’agir et non une sanction. Une promesse donne un droit (de recevoir son dû), mais n’impose pas d’obligation. Selon Austin, un lien intrinsèque existe entre un ordre, le devoir qu’il impose et la sanction en cas de désobéissance.
La théorie générale de Hart
Sur la base de sa réfutation d’Austin, Hart élabore sa propre conception de la philosophie du droit. Selon lui, le droit est composé de règles primaires et secondaires. Les règles primaires se subdivisent en deux catégories, les règles d’obligation et les PCR.
Analysons l’argumentaire de Hart afin de comprendre ce qu’il en est. L’auteur débute ses recherches par une étude approfondie du concept d’obligation. Il distingue alors les expressions «être obligé » et « avoir une obligation » . Le fait d’être obligé est un énoncé concernant les croyances et les motifs de l’individu. C’est donc un énoncé psychologique qui nous dit comment se sentait l’individu et qui implique une pression sociale extérieure faisant en sorte qu’il est obligé d’agir (ou non) d’une certaine façon. Au contraire, le fait d’avoir une obligation n’est pas un énoncé psychologique ou stratégique.
Cela implique que l’on peut avoir une obligation à faire (ou ne pas faire) quelque chose même en l’absence de conséquences négatives ou de pression sociale. Un tel énoncé est aussi distinct du fait de savoir si l’obligation a été remplie ou non, car l’obligation que possède l’individu peut ne concerner que lui-même.
Droit et moralité chez Hart
Comme nous l’avons vu dans l’introduction de ce mémoire, le positivisme juridique se définit comme idée selon laquelle « it is in no sense a necessary truth that laws reproduce or satisfy certain demands of morality » (Hart, 2012, p. 185). En ce sens, cette doctrine s’oppose au droit naturel, qui affirme un lien nécessaire entre le droit et des réalités divines ou métaphysiques supérieures. Cette affirmation est conséquente avec la conception antique de la nature, qui était vue non seulement comme un monde de régularités (ce que les modernes acceptent, voire démontrent scientifiquement), mais aussi comme possédant son propre bien particulier, son propre telos. Par des arguments philosophiques et pragmatiques , Hart tente de démontrer que la survie humaine est le but simple et premier que le droit tente de promouvoir. Étant donné ce fait, il concède un contenu minimal commun au droit positif et à la moralité, en cinq points. Ces éléments, qui constituent le contenu minimal du droit naturel, s’intéressent aux liens rationnels entre les faits naturels et les règles légales ou morales ; le tout doit reposer sur des raisons, et non sur des liens causaux psychologiques ou sociologiques (c’est-à-dire scientifiques).
La moralité politique canadienne : une question de principes
Selon Ronald Dworkin, les juges ne peuvent faire preuve de la discrétion promue par les positivistes. Au contraire, ils doivent déterminer les droits légaux en jeu dans tous les cas, même ceux où le droit est flou ou muet. Pour se faire, ils doivent se fier non pas aux règles de droit, mais aux principes sous-jacents à celles-ci. Ces principes sont issus de la moralité constitutionnelle, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas simplement les opinions morales personnelles du juge ni les préceptes d’une doctrine compréhensive particulière.
En droit canadien, il semble que ces principes de moralité constitutionnelle soient bien présents. Dans les cas qui nous intéressent, les juges ont reçu des plaidoyers fondés sur l’article 7 de la Charte, qui parlent explicitement des « principes de justice fondamentale » qui doivent être violés pour que soit inconstitutionnel un accroc au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Dans l’arrêt Rodriguez, les juges de la majorité concluent que l’atteinte au droit prévu ne brime aucun principe de justice fondamentale. Selon eux, L’expression « principes de justice fondamentale » à l’art. 7 de la Charte implique un certain consensus quant à leur caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société. Ils doivent pouvoir être identifiés avec une certaine précision et appliqués à des situations d’une manière qui engendre un résultat compréhensible. Ils doivent également être des principes juridiques. Il y a lieu également de considérer l’intérêt de l’État. La justice fondamentale exige la pondération équitable des intérêts de l’État et de ceux de l’individu. Le respect de la dignité humaine est l’un des principes sur lesquels repose notre société, mais n’est pas un principe de justice fondamentale au sens de l’art.
Les renversements juridiques : une théorie de l’erreur
Selon Dworkin, le droit est à l’image d’une toile d’araignée, tissée lentement par les précédents et les législatures. Sa philosophie du droit se veut donc cohérentiste, puisqu’elle suppose un certain degré de cohérence entre les décisions passées, présentes et futures. Cela rend très problématique la question des renversements juridiques. Dworkin tente de répondre à cette question de deux façons compatibles, mais légèrement différentes.
Premièrement, Ronald Dworkin se sert des renversements juridiques pour justifier son approche principielle préférée, selon laquelle (a) le droit inclut non seulement des règles, mais aussi des principes. Ces derniers font partie du droit réel autant que les règles positives et doivent également être considérés par le juge au moment de prendre sa décision. En vertu de l’existence des principes et parce que le juge est dans l’obligation d’en tenir compte, cette conception des principes implique qu’on peut parler de droits et de devoirs légaux même lorsque les règles positives demeurent muettes. Selon Dworkin, le juge qui réfléchit à la possibilité de renverser un précédent doit nécessairement penser qu’un tel renversement favoriserait l’avancement du principe justifiant le renversement lui-même. Ce principe relève de la moralité constitutionnelle et doit être pondéré avec tous les autres principes en jeu. Si l’ensemble de principes prônant le renversement juridique est suffisamment favorisé par ledit renversement, ou a plus de poids que l’ensemble de principes s’opposant au renversement, le juge peut légitimement agir de la sorte.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Les données empiriques : Le renversement juridique
1.1 Introduction
1.2 Dispositions juridiques
a) Dispositions constitutionnelles
b) Les dispositions législatives
1.3 Arrêt Rodriguez
a) Les motifs de la majorité
b) Les motifs du Juge en chef Lamer
c) Les motifs de la juge McLachlin
1.4 Arrêt Carter
a) Stare decisis et jugement de première instance
b) Articles 7 et 15 de la Charte
c) Article premier
Chapitre 2 : Un premier cadre théorique : Le positivisme de H.L.A. Hart
2.1 Introduction
2.2 L’échec d’Austin
2.3 La théorie générale de Hart
2.4 Droit et moralité chez Hart
Chapitre 3 : Un second cadre théorique : Ronald Dworkin, ses critiques du positivisme et sa théorie de l’interprétativisme
3.1 Introduction
3.2 La critique du positivisme hartien : Taking Rights Seriously
a) « The Model of Rules I »
b) « Hard Cases »
3.3 L’interprétativisme : Law’s Empire
3.4 Conclusion
Chapitre 4 : Appliquer la théorie au cas pratique : Analyse et discussion des résultats
4.1 Introduction
4.2 Droit et moralité : discrétion vs principes
a) Carter et la discrétion positiviste
b) La moralité politique canadienne : une question de principes
c) Analyse : comment expliquer en l’espèce le lien entre droit et moralité ?
4.3 Qu’est-ce qu’un renversement juridique ?
a) Le renversement juridique en droit canadien
b) Les renversements juridiques : une théorie de l’erreur
c) Analyse : l’analyse dworkinienne est-elle toujours aussi convaincante ?
4.4 Divers aspects inclassables
a) Opposition à la théorie d’Austin
b) L’interprétativisme dworkinien
c) Analyse : qui remporte le troisième round ?
Conclusion
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