Le renouveau du roman d’aventures
Koenigsmark paraît le 11 novembre 1918. Que ce que l’on peut considérer comme le premier roman d’aventures moderne français sorte le jour même de l’armistice qui met, en France, fin à la première guerre mondiale, on ne peut y voir qu’un hasard du calendrier. Cependant, il certain que les années d’après-guerre voient fleurir ce goût de l’aventure qui se développe depuis la fin du siècle précédent et qui concerne de façon générale la culture occidentale24. Dans le contexte de ce triomphe de l’aventure, la critique littéraire française prend conscience du développement d’un renouveau du roman d’aventures. Si la réflexion et la pratique du roman d’aventures littéraire prennent naissance dans le XIXe siècle, il n’en reste pas moins que la critique littéraire est restée généralement réticente à qualifier un roman français de « roman d’aventures ». Or, la tendance s’inverse au début des années 1920, et le nom de « roman d’aventures » multiplie ses apparitions dans le discours sur le roman.
La critique littéraire de l’immédiat après-guerre, nous l’avons vu, tout en reconnaissant l’importance des aventures dans Koenigsmark et L’Atlantide, est réticente à qualifier les deux romans de « romans d’aventures ». En 1919, Rachilde décrit un roman d’Edmond Cazal, Joël Rollon, comme un « roman d’aventure fort amusant25 ». L’année suivante, elle qualifie Pour Don Carlos, le troisième roman de Benoit, de « nouveau roman d’aventures26 ». La même année, à propos d’un roman d’Alexandre Arnoux, Indice 33, elle note qu’il s’agit « [d’] un roman d’aventures.
Un roman romanesque sur la plus grande aventure de tous les temps : la guerre », et donne sa définition du roman d’aventures :
Un roman d’aventures, c’est tout simplement le livre qui nous attache par un sentiment plus fort que celui qui nous mène, généralement, vers les belles lettres, une oeuvre dont le fond nous ferait oublier la forme, mais, jamais il n’a été entendu d’avance que ce livre, aiguisant notre curiosité, devait être à la fois mal écrit et puéril.
C’est le livre envoûtant et d’une qualité certaine en dépit d’une forme littéraire peut-être moins achevée que celles que l’on trouve dans d’autres oeuvres ; Rachilde généralise les remarques qui avaient accueilli les premiers romans de Benoit. Il est bon de souligner qu’elle insiste également sur la poésie du roman d’Alexandre Arnoux, réaffirmant la dimension poétique du roman d’aventures littéraire : « Écrit en un beau langage, sévère, naturel, […] l’Indice 33 d’Alexandre Arnoux est un poème, et, en outre, le plus attachant des romans d’aventures28 ». D’autres journaux ont recours au terme d’aventure ; Le Divan en 1923-1924 célèbre Kessel, Jean d’Esme, Robert de Roquebrune,
Pierre-Louis Rehm29, pour leurs « romans d’aventures » ou romans « pour les amateurs d’aventures ». Dans Vient de paraître, les romans de J. d’Or Sinclair, Pierre Billotey, Marcel Rouff, Pierre Bonardi se voient qualifiés de « romans d’aventures » ou encore de « livre de l’aventure »30. Cela sans prendre en compte tous les romans dont il est dit qu’ils contiennent des « aventures » ou des « aventuriers ».
L’aventure accède à une certaine reconnaissance littéraire ; dans le Mercure toujours, en juin 1922, un encart publicitaire annonçant la septième édition des Caves du Vatican, présente le roman comme « […] un mélange tout à fait nouveau de roman d’aventures, de satire allégorique analogue à celle de notre vieux théâtre, et de critique de moeurs de la société moderne31 ». En 1923, Rachilde écrit : « Il faut se féliciter de voir le retour du roman romanesque, tellement plus délassant que le roman seulement de moeurs32 ». Dans une note intitulée « Lautréamont est-il un précurseur de notre roman d’aventure ? » parue dans le Mercure de France en 1921, Legrand-Chabrier voit un ancêtre littéraire au genre de l’aventure en la personne du poète tant célébré par les surréalistes et un roman d’aventures dans le sixième chant de Maldoror, qu’il qualifie de « feuilleton pour l’élite ». Ce quasi-oxymore révèle bien la situation d’entre-deux qui est alors réservée au roman d’aventures. De ce genre issu de la littérature populaire et élevé au statut de genre littéraire par le biais du domaine anglais, on vante le plaisir de lecture et les qualités de peinture de la vie, en restant toutefois toujours réticent à en faire l’égal d’oeuvres plus traditionnellement littéraires. Ainsi, au sujet des romans de Benoit, la critique, quoique enthousiaste, réserve toujours un bémol dans son jugement.
Firmin Roz, dans un panorama du roman français qu’il donne en 1924, fait la différence entre deux types de romans d’aventures : les romans populaires, pour les « grands enfants que restent toujours les hommes », et ceux plus littéraire, inspiré des Anglais, et représenté par Benoit, Mac Orlan et Chadourne (Louis), « c’est là sa forme supérieure, celle qui lui donne une place de choix dans la littérature contemporaine34 ». Cette irruption de l’aventure dans le littéraire se voit également dans le jeu de collections des maisons d’éditions avec l’apparition, aux côtés de collections plus traditionnelles et populaires comme la « Bibliothèque des grandes aventures » de Tallandier, de « La collection littéraire des romans d’aventures » de l’Édition française illustrée, qui publie Chadourne, Mac Orlan, Renard ainsi que les classiques anglo-saxons, Stevenson, Defoe, Curwood, London.
Le « renouveau » de l’aventure est avant tout un renouveau qualitatif
L’« aventure » est à la mode au début des années 1920. Non seulement la critique littéraire multiplie l’emploi positif de l’appellation « roman d’aventures », mais certaines de ses plumes vont de leur propre analyse du phénomène littéraire lui-même. Plusieurs font le constat de ce renouveau de l’aventure. « Depuis la fin de la guerre ; il est remarquable que le goût pour les choses touchant l’Aventure semble renaître chez le lecteur français », note Mac Orlan dans La NRF en 1921. La même année, Jacques Delebecque donne un long article sur Stevenson dans le Mercure de France, il ouvre son article par un constat similaire : « Le roman d’aventures semble retrouver en France une vogue qu’il avait perdue depuis longtemps ». Roger Allard, dans La NRF, utilise le même terme de « vogue » à propos de « l’aliment tonique et salubre du roman d’aventures38 ». L’article le plus complet consacré alors au roman d’aventures est celui de Pierre Grasset, publié en deux livraisons dans La Grande Revue aux mois de juin et juillet 1922 et dont le titre questionne cette vogue de l’aventure : « Le roman d’aventures. Renouveau ou régression39 ? ».
La réponse est : « régression vers le roman d’aventures», mais une régression progressive, dans le sens où des retours en arrière sont parfois nécessaires, selon Grasset, pour aller de l’avant. D’autres termes que « vogue » ou « aventure » sont associés aux auteurs de l’aventure. André Beaunier consacre une grande partie d’un article intitulé « Un renouveau du romanesque41 » à Pierre Benoit. À Joseph Kessel, Louis- Frédéric Rouquette et Jules Supervielle, il consacre un article intitulé « romans de la nouvelle énergie42 ». André Beaunier, dans ces deux articles, associe explicitement ces renouveaux à l’expérience de la guerre :
Peut-être n’a-t-on pas en raison d’attendre, pour les lendemains de la guerre, une littérature extrêmement réfléchie. Peut-être aussi, à la guerre, les combattants ont-ils vu la psychologie ancienne en défaut, les âmes réagir et agir d’une autre façon, plus soudaine et plus capricieuse, moins raisonnable, et enfin les spontanéités supprimer les dialectiques.
À propos de la nouvelle énergie, il tient le même discours : « Il paraissait probable que les poèmes et les contes des années tranquilles et un vieil usage des mots ne suffiraient pas à une jeune France que la guerre eût modifiée du tout au tout44 ». Mac Orlan, quant à lui, concède que la guerre ainfluencé les mentalités, toutefois c’est pour lui le déplacement de cette jeune mentalité dans l’ailleurs de l’exotisme qui marque la véritable nouveauté du roman d’aventures littéraire :
La guerre et des influences inexplicables ont donné à une génération qui est la nôtre le sens de la misère, de la souffrance et de la fatalité, ce qui serait insuffisant pour la distinguer de la précédente, si le cadre ne venait apporter un élément nouveau, en offrant aux personnages un champ d’action illimité. Dans ce cas l’exotisme ne domine pas la pensée de l’auteur, mais c’est au contraire l’auteur qui se sert de l’exotisme pour broder son sujet, ce qui est très différent […] .
Produit de l’Histoire (la guerre), et produit littéraire (les rêveries de l’ailleurs), le renouveau du roman d’aventures dont on constate la vogue est perçu au début des années 1920 comme une oeuvre répondant à la fois aux exigences de l’esprit d’après-guerre et du roman moderne.
La Nouvelle Revue française : le numéro d’hommage à Conrad
Gide s’est éloigné de La NRF pendant la guerre, la direction en est assurée par Jacques Rivière qui ne donne pas suite à son article sur le « roman d’aventure ». Alain-Fournier, le meilleur espoir de ce roman nouveau, est mort au combat en 1914. Jacques Copeau, qui le premier avait suggéré une poétique du roman fondée sur la notion d’aventure, s’est lancé dans l’aventure théâtrale avec le théâtre du Vieux-Colombier. L’intérêt de La NRF pour le roman d’aventures se maintient toutefois.
Thibaudet publie une réflexion sur le « roman de l’aventure » en 1919. Mac Orlan collabore à la revue après la guerre. En 1920, il y publie un article intitulé « La Folie Almayer et les aventuriers dans la littérature ». Il y propose une théorie succincte du roman d’aventures et reprend la distinction de son Petit Manuel entre l’aventurier actif et l’aventurier passif. Il y distingue également les « romans d’aventures imaginaires » des « romans d’aventures vécues ». Thibaudet proposait une division tripartite des romans d’aventures, Mac Orlan en propose une duelle. Dans les deux cas la réflexion sur l’aventure est à l’heure de la classification, de l’organisation. Le roman d’aventures littéraire n’est plus considéré, comme c’était le cas avant la guerre, comme un potentiel d’avenir, mais comme une réalité que la réflexion littéraire doit prendre en compte. Mac Orlan réaffirme également les conclusions de Schwob, qui voyait dans le détail un élément essentiel46, il assure ainsi le lien de sa réflexion avec les origines symbolistes de la pensée de l’aventure littéraire. Enfin, La NRF n’est pas indifférente au renouveau de l’aventure, elle consacre des notes à Benoit, Conrad, Chadourne, Pierre Mille, François Fosca et, bien sûr, Mac Orlan. Gide a entrepris avant-guerre de superviser et de promouvoir la traduction des oeuvres de Conrad qui, jusqu’alors, avec peu de résultats, étaient entre les mains de Henry Davray.
En dépit de désaccords et de difficultés, Typhoon et Victory sont parus en français en 1923 chez Gallimard après avoir été publiés en revue47. La célébrité de Conrad grandit dans le cercle de Gide et son nom est associé à La NRF et à la jeune maison d’édition Gallimard qui se donne pour programme la traduction complète en français des oeuvres du romancier. Conrad, qui avait à coeur le succès de sa carrière française n’en verra pas l’aboutissement, il meurt le 3 août 1924. La NRF offre un numéro d’hommage en décembre 1924 qui consacre l’auteur, et à travers lui, le roman d’aventures littéraire dont la vogue bat alors son plein.
Le numéro de La NRF d’hommage à Conrad regroupe des souvenirs du romancier de la part de ceux qui l’ont connu, une analyse et des extraits de son oeuvre, des extraits de sa correspondance et la première partie de la traduction de Heart of Darness par André Ruyters. « Il a fallu l’annonce de sa mort pour que la presse consentît enfin à s’émouvoir. On sembla brusquement comprendre qui nous perdions48 », écrit Gide. Gide, Valéry, Kessel, Larbaud, Galworthy, Ramon Fernandez, Edmond Jaloux, plusieurs plumes et critiques d’importance viennent célébrer le talent de l’auteur récemment disparu. Du romancier disparu, Gide fait un modèle, si ce n’est une nécessité : « Je crois que [la leçon] de Conrad est on ne peut plus profitable en un temps où d’une part l’étude de l’homme tend à détourner les romanciers de la vie, où d’autre part l’amour de la vie tend à discréditer la littérature49 ». Entre la littérature et la vie, l’oeuvre de Conrad est consacrée par l’intelligentsia littéraire française. Consacrée, et même assimilée. G. Jean-Aubry, traducteur de Conrad pour Gallimard, n’hésite pas à affirmer : « Si grand écrivain anglais qu’il fut, il était aussi l’un des nôtres50 ». Plusieurs des contributeurs au numéro évoquent la jeunesse marseillaise de Conrad, sa maîtrise du français, ses amitiés françaises.
On fantasme un Conrad français. Edmond Jaloux imagine quel aurait pu être l’apport pour le roman français, du roman d’aventures tel que l’a pratiqué Conrad : « Si Conrad était devenu un des nôtres, il nous aurait donné un type de roman qui nous a toujours manqué : le grand roman d’action psychologique51 ». Le roman français regrette de ne pas avoir eu son grand romancier d’aventures. Reste à partir « à la recherche du Conrad français».
Si l’analyse de l’oeuvre est déclinée selon plusieurs articles en diverses approches, il est néanmoins possible d’en retenir trois axes principaux : la vision de l’homme et du monde selon Conrad, le héros conradien et les particularités narratologiques que ces deux premiers points impliquent. Conrad est perçu d’abord comme un écrivain visionnaire. « Aussi bien la technique n’est-elle pas dans Conrad ce qui est vraiment important, écrit André Maurois. Ce qui lui donne sa véritable maîtrise, c’est le sentiment très pur qu’il a d’une certaine grandeur humaine53 ». Conrad offre une vision de l’homme confronté aux éléments, une vision tragique de l’humain dans la fureur du monde : « Le tragique est au fond de tous ses récits, sur tous ses héros plane la menace de la mort54 » note André Chevrillon qui fait de Conrad, « un réaliste romantique et mystique, comme tant d’écrivains slaves et anglo-saxons55 ». En dépit de l’aversion de Conrad pour Dostoïevski, on le compare volontiers au romancier russe. À propos du héros conradien, Edmond Jaloux écrit : « Il est moins près du pirate de Stevenson que du possédé de Dostoïewsky [sic] ou du déchu de Gorky ».
Kessel signe un article intitulé « Conrad slave ». Si on évoque les romanciers britanniques pour parler des romans de Conrad, il n’en reste pas moins que sa vision du monde est associée à celle des romanciers slaves, et notamment Dostoïevski, qui a tant fasciné l’équipe de La NRF. Conrad effectue pour La NRF cette synthèse entre l’exploration de l’âme humaine, telle que la pratiquent les Russes, et la fureur de l’action, ainsi que Stevenson et Kipling ont pu la représenter. Ramon Fernandez, qui donne un article sur « l’art de Conrad », évoque ses personnages : « les meilleurs, à leurs meilleurs moments, sont comme des rages de sensibilité qui font tourner la machine humaine à un régime anormal […] ce qu’il y a de purement humain en lui [le personnage] se révèle avec le plus d’éclat ».
Le héros de Conrad est un « déclassé », le mot revient sous les plumes de Kessel et d’Edmond Jaloux58. Ce dernier évoque : « l’aventurier typique de Conrad ; une sorte de déclassé supérieur que telle ou telle raison […] a rejeté de la civilisation et dressé sur ces marges de la vie sauvage que sont certaines contrées encore mal connues59 ». Kessel associe cette marginalité des personnages de Conrad à celle des personnages de Dostoïevski. Or, dans ce personnage d’anti-héros, Edmond Jaloux voit une rupture avec le héros traditionnel du roman d’aventures. De Smollett, Defoe, Dickens, Stevenson, il écrit : « […] il semble qu’ils aient en commun une idée toute faite de l’aventurier, aussi conventionnelle que le chevalier errant du Moyen-Âge dont il est l’incarnation moderne ». Robinson et le jeune Jim de Treasure Island sont en effet des héros positifs, dont le parcours suit l’idéologie bourgeoise des romans d’aventures populaires : écarts de jeunesse qui en défoulent la violence et les pulsions, puis réintégration à la vie bourgeoise. Or, si l’on compare le Jim de Stevenson à son homologue conradien, les deux personnages ont les mêmes origines anglaises et rêveuses, tous deux s’engagent en aventure, le premier en revient en héros, le second en paria, puis s’exile à nouveau et trouve la mort. De même pour les marins de The Nigger of the “Narcissus” ou de Typhoon : sans bénéficier ni du prestige social du gentilhomme de fortune, ni de celui du héros aventurier, ils sont exilés sur les mers, dont ils affrontent les tempêtes et la solitude.
De même encore pour Kurtz, parti en bourgeois conquérant pour le Congo, revenu fou et sauvage, et pour qui la mort représente l’unique apaisement possible. Cette marginalisation procède souvent d’une rupture entre les rêves et la réalité. Conrad a initié une rupture dans l’aventure littéraire, précisément entre les aspirations héroïques de ses personnages et leur impossible réalisation. Ainsi Robert Francillon note-t-il, dans l’article qu’il donne pour le numéro hommage à Conrad : « L’imagination est le mode principal des personnages de Conrad : ils sont hantés par un rêve de gloire ou de beauté, dont ils cherchent l’équivalent dans le monde extérieur. Ils confondent le fictif et le réel61 ». Le déclassement social des héros de Conrad provient donc, selon la lecture qui en est faite en 1924, du même conflit, entre rêve et action, qui tourmentait les personnages d’À Rebours ou Paludes. La critique française retrouve chez Conrad, la dialectique du rêve et de l’action selon laquelle s’est élaborée, en France, la notion de roman d’aventures littéraire. Il est intéressant de noter qu’au moment ou la gloire de Conrad consacre l’aventure, elle en affirme également l’impossibilité.
Selon André Maurois, le personnage conradien n’est pas la représentation de l’âme de l’artiste, mais l’âme complémentaire à la sienne. L’artiste n’est pas un aventurier mais un observateur62. Or, en raison de cette position – « en marge de la marge » dirions-nous –, il ne peut connaître l’âme de l’aventurier. Defoe, Stevenson offraient des récits à la première personne, Conrad s’y refuse. Que dire de ces personnages d’aventuriers, demande André Maurois, « si l’on s’interdit, par une esthétique rigoureuse, de supposer en eux autre chose que ce que l’on voit63 » ? À propos de cette opacité des personnages, Ramon Fernandez, évoque « un grand silence de la raison64 » que, selon lui, Conrad aborde narratologiquement de deux manières distinctes, selon la façon dont la temporalité est envisagée, suivant des questions d’ordre et de durée, et ceci presque toujours à la troisième personne65. D’une part, la narration s’organise selon une suite chronologique de perceptions dans « un présent hallucinant et oppressif », comme c’est le cas dans The Nigger of the “Narcissus” par exemple. D’autre part, l’acte narratif se fait rétrospectivement, de manière plus posée, plus réfléchie. Plus complexe, la narration multiplie les anachronies, mais elle n’a cependant pas la pénétration psychologique de la première manière et reste à la surface du mystère des personnages. Ce sont les récits de Marlow, par exemple, qui plusieurs années après évoquent Kurtz ou Jim. Conrad fait alors des récits de récits, comme si le geste aventureux n’était que le minuscule noyau d’un fruit de paroles. Conrad retourne en quelque sorte la problématique de la narration de l’action, qui n’en est plus une de l’acte, mais une du langage et de la poésie. La narration de Conrad opère un retour de l’action vers le rêve.
Le numéro de La NRF en hommage à Conrad de décembre 1924 consacre le roman d’aventures littéraire en France dont la vogue se développe dans le paysage littéraire depuis la fin de la guerre. D’une possibilité pour le roman français, le roman d’aventures est devenu, en 1924, une réalité dont on estime les ressources narratives et la capacité d’exploration de l’âme humaine. La France cherche alors son Conrad.
L’aventure acquise
L’aventure acquise, l’aventure contestée
Le numéro d’hommage à Conrad de La NRF témoigne de la reconnaissance du potentiel littéraire du roman d’aventures. Gallimard publie au fil des années les oeuvres complètes de Conrad, qui marquent durablement les auteurs français des années 1920. Interrogé sur Conrad en 1974, Malraux répond : « Surtout, lorsque j’ai publié La Voie Royale [1928], l’oeuvre de Conrad était en cours de publication ; les jeunes écrivains en attendaient chaque nouveau volume (le dernier était Victory) avec impatience1 ». Or, le roman d’aventure n’est alors plus une particularité d’outre-manche sur laquelle spécule le monde littéraire français. Le roman d’aventures s’est développé en France après la guerre : Pierre Benoit lui a donné ses premiers succès en français, Mac Orlan l’a poétisé, théorisé. Suivant en quelque sorte les prescriptions de Du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française, certains romanciers traduisent et surtout imitent le modèle étranger, pour petit à petit s’en affranchir et développer un roman d’aventures littéraire français.
Nous avons vu, avec « La collection littéraire des romans d’aventures » de l’Édition française illustrée, que l’édition française, au début des années 1920, s’adaptait au goût nouveau de l’aventure littéraire. Les collections d’aventure littéraire se multiplient durant les années suivantes. Sont publiées à la fois des traductions de romans anglais ou américains (London et Curwood commencent à être connus en France), et des productions françaises. Aux côtés de traductions de Stevenson par Théo Varlet et de L’Histoire des aventuriers, des boucaniers et des flibustiers d’Amérique racontée par Alexandre-Olivier OExmelin, Les éditions de La Sirène, dont le premier directeur littéraire est Blaise Cendrars, publient Mac Orlan, t’Serstevens et envisagent en 1920 de créer une « Collection des belles aventures». Gallimard lance sa collection des « chefs d’oeuvres du roman d’aventures » qui publie également des auteurs français et anglophones. Au début des années 1930, la maison Grasset crée une collection intitulée « Lectures et aventures » dans laquelle sont publiées essentiellement les oeuvres d’Henri de Monfreid, aventurier et trafiquant de la Mer Rouge, figure emblématique de l’aventure pour l’aventure. La Renaissance du livre crée la collection du « Disque rouge », collection de romans policiers, de roman d’aventures et d’action, dans laquelle sont publiés Ridder Haggard et Maurice Constantin-Weyer (qui obtient le Prix Goncourt en 1928 pour son roman d’aventures Un Homme se penche sur son passé, autre signe de la reconnaissance institutionnelle de l’aventure). À noter l’amalgame d’alors, entre roman d’aventures et roman policier, qui au fil des ans profitera à ce dernier.
La collection de Gallimard évolue en collection policière annonçant la Série noire. Le prix du roman d’aventures créé en 1930 par Albert Pigasse devient très rapidement un prix du roman policier. Toutefois, si les collections policières finissent par supplanter les collections littéraires d’aventures, ces dernières favorisent, durant les années 1920 et 1930, l’émergence de l’aventure française.
La littérature française, même tournée vers l’action, reste empreinte de la tradition psychologique selon laquelle s’est développé son roman. L’aventurier fascine, on célèbre les grandes figures de l’aventure du siècle précédent : en 1926, Maurice Soulié donne une biographie de l’aventurier Gaston de Raousset-Boulbon qu’il intitule La Grande Aventure4, en 1927, il en donne une de Charles-Marie David de Mayrena, « Roi des Sédang », Marie Ier, Roi des Sédang, 1888-18905 ; en 1928 Marcel Ner rédige un « Essai de psychologie de l’aventurier » inspiré du même Mayrena.
L’aventurier, perçu avant-guerre comme un être d’action superficiel, est désormais considéré comme relevant d’un intérêt psychologique certain. Durant les années 1920, la critique prête de plus en plus d’attention à la dimension psychologique des romans d’aventures6. Le 4 février 1927, Mauriac prononce une conférence à la Société des Conférences intitulée « Le roman d’aujourd’hui ». Il s’y prononce sur le roman d’aventures :
Nouveaux auteurs, auteurs bourlingueurs
Selon le Petit manuel du parfait aventurier, il y a l’homme qui rêve et l’homme qui agit. À chacun sa place : l’aventurier passif dans son cabinet de lecture, l’aventurier actif sur les champs de l’action. Mac Orlan n’admet que très peu d’exceptions à cette règle : peu d’écrivains, affirme-t-il, appartiennent, « à ce genre infiniment rare et précieux qui comprend les aventuriers à la fois passifs et actifs18 ». Plusieurs auteurs pourtant, au cours des années 1920, viennent démentir cette conception de l’aventure. Cendrars, Kessel, Saint-Exupéry, Malraux, Henri de Monfreid, Maurice Constantin-Weyer entrent en aventure, quittent l’Europe, s’exposent au danger et, s’ils en reviennent, écrivent. Le goût du voyage touche même des auteurs moins aventuriers, Gide et Michel Leiris voyagent en Afrique subsaharienne, Pierre Benoit au Liban, Nizan à Aden. Aden, la figure de Rimbaud se profile derrière ces nouveaux poètes aventuriers… Intellectuels, anciens combattants, bourlingueurs, contrebandiers, aviateurs, trappeurs, trafiquants de biens archéologiques, journalistes, ces nouveaux aventuriers commencent à publier après-guerre et obtiennent rapidement la reconnaissance critique et institutionnelle.
Cendrars, Malraux, Monfreid sont publiés chez Grasset, Kessel et Saint-Exupéry chez Gallimard – Gide donne une préface élogieuse à Vol de nuit ; en 1928, Maurice Constantin-Weyer reçoit le Prix Goncourt pour Un Homme se penche sur son passé, récit d’aventures du Grand Nord ; en 1930, John Charpentier le pressent pour La Voie Royale19 : le roman ne reçoit pas le Goncourt mais le premier prix Interalliés ; John Charpentier, encore, inscrit Cendrars dans la lignée d’Apollinaire et de Rimbaud.
Des romanciers comme Kessel, Malraux, Saint-Exupéry et Cendrars considèrent l’aventure en elle-même, non plus à la manière des romans de pirates qui célébraient une aventure toute romanesque et reposant sur un certain nombre de lieux communs, mais de façon plus attentive, la prenant à la fois comme sujet, objet d’étude et attitude existentielle. Dans la lignée de Conrad, ils font du roman d’aventures une étude psychologique, poétique et métaphysique de l’homme. Plus sensiblement que chez Conrad, l’aventure y est détachée de tout autre but qu’elle-même dans ces romans d’aventuriers. « Le but ne justifie rien, mais l’action délivre de la mort27 » pense Rivière dans Vol de nuit. Sylvain Venayre parle de «mystique moderne » au sujet de l’aventure durant l’entre-deux-guerres, le même terme est utilisé par Benjamin Crémieux : « Un livre comme Vol de nuit a brusquement réintégré dans le réel une mystique de l’aventure, de l’évasion liée à un devoir d’autant plus impérieux qu’il est gratuit ». Malraux écrira dans Le Démon de l’absolu : « J’entends par aventure une action dont le rapport avec le but n’est pas rigoureux ».
On pourra objecter que l’aventure de Claude Vannec et de Perken dans La Voie Royale a pour objectif le vol et la revente de statues, mais leur engagement dépasse la simple volonté d’enrichissement. C’est une lutte contre la mort que mènent les deux héros de Malraux : « Qu’était ce besoin d’inconnu, cette destruction provisoire des rapports de prisonniers à maître, que ceux qui ne la connaissent pas nomment aventure, sinon sa défense contre elle ? ».
L’aventurier observé
Au sein d’un roman, l’aventurier n’existe pas seulement par le langage. Il est présent au monde. Il le perçoit et il est perçu par ceux qui l’entourent. La catégorie du mode, toujours dans l’optique de Genette, s’occupe des questions de distances et de perspectives. La distance est essentielle à l’aventurier, même prise au pied de la lettre. L’aventurier généralement quitte son pays, il le met donc à distance ; mais c’est aussi un être de confidence et de camaraderie, il existe, tantôt inconnu, tantôt dévoilé au regard de ceux qui l’entourent ; parfois encore, l’intimité de sa vie intérieure est révélée au lecteur. Par ailleurs, nous l’avons vu, l’aventurier peut susciter autour de lui l’admiration ou le mépris. Il n’existe pas de la même façon selon qui l’observe, que ce soit un quidam ou un ami ou qu’il s’observe lui-même. Si ce jeu des distances et des perspectives est propre à tout personnage de roman, il est des configurations narratives auxquelles l’aventurier moderne est plus sujet qu’à d’autres et qui sont symptomatiques de son être romanesque. Il est à la fois l’être impénétrable, une énigme pour autrui, et une intériorité complexe et sensible que dévoile parfois le roman au lecteur.
L’importance accordée au point de vue et à la vie intérieure sont deux caractéristiques majeures de la modernité romanesque française du début du XXe siècle. Toutefois, le roman d’aventures a ses techniques narratives plutôt qu’il n’a participé à les développer ; les grands romans d’aventures psychologiques arrivent une quinzaine d’années après les premiers tomes d’À La Recherche du temps perdu. Le roman d’aventures littéraire participe de la modernité littéraire mais ne la crée pas. Toutefois, les nouvelles configurations narratives qu’il s’approprie petit à petit vont dessiner un nouvel avatar de l’aventurier, mystérieux et complexe.
L’aventurier pour autrui : un mystère, un spectacle
L’aventurier raconté appelle un auditeur-conteur, l’aventurier observé appelle un observateur.
C’est l’évidence même, et pourtant cela soulève un point important du roman d’aventures littéraire de l’entre-deux-guerres, à savoir que l’aventurier y est généralement l’objet d’un regard insistant, d’une attention particulière. L’aventurier, généralement, forme un couple avec un compagnon qui l’observe. Claude et Perken, PetitGuillaume et son ami journaliste, PetitGuillaume et Clarriarte y Equipa, Bressond et Lursac, Saint-Avit et Morhange, Ferrières et Saint-Avit, Raymond La Science et Moravagine, Francisque et Thomas Boboul, Bernis et son camarade, Lozère et Mordhom, Vasco et Plassis… dans presque chacun des romans de notre corpus, il existe un couple formé d’un aventurier aguerri et d’un camarade moins initié qui croise sa route ou l’accompagne et pose le regard sur lui57. Notons quelques exception : Bernier et Youn, dans La Guêpe, pour lesquels le point de vue est inversé à la faveur de Bernier ; Krühl et Eliasar, couple parodique qui ne comprend aucun aventurier véritable ; Pablo de fer, seul à la tête de ses hommes, seul contre tous. Dans la grande majorité des cas, le compagnon observateur prend en charge, durant un passage limité ou tout au long du roman, une narration homodiégétique qui est l’occasion d’une focalisation subjective58 sur l’aventurier d’expérience.
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Table des matières
Introduction
I – Le jeu du rêve et de l’action : une histoire de la notion du roman d’aventures littéraire en France
A/ 1884-1913 de Marcel Schwob à Jacques Rivière
1/ Première influence anglaise : Stevenson
a) A Humble Remonstrance et A Gossip on Romance
b) Marcel Schwob et le « roman d’aventures »
c) Camille Mauclair
2/ Symbolisme et roman d’aventures
a) Fin du naturalisme, fin du roman ?
b) L’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret
c) Marcel Prévost et le « roman romanesque »
d) Proses symboliste et décadente : le rêve de l’intrigue
d1/ L’aventure du poème en prose
d2/ Huysmans et Gide au pied de l’action
e) Gide et « l’appel de la vie »
3/ Deuxième influence britannique : Kipling, Wells, Conrad
a) Les héritiers de Stevenson
b) Rudyard Kipling
c) Herbert George Wells
d) Joseph Conrad
e) L’image, la vie, le rêve
f) L’Ermitage, la Revue Blanche, Ghéon, Gide et le « roman d’aventure »
4/ Les premières années de La Nouvelle Revue française et l’aventure
a) L’aventure comme poétique du roman
b) Le « Roman d’aventure » de Rivière
c) Le Grand Meaulnes et Barnabooth
B/ 1914-1939 Le roman d’aventures littéraire moderne français
1/ Les débuts de l’aventure moderne dans le roman français
a) Gide : l’aventure du roman
b) Les Caves du Vatican
c) Albert Thibaudet : « le roman de l’aventure »
d) Mac Orlan, le « parfait aventurier »
2/ La « vogue » du roman d’aventures
a) Pierre Benoit : le succès du roman d’aventures
b) Le renouveau du roman d’aventures
c) La Nouvelle Revue française, le numéro d’hommage à Conrad
3/ L’aventure acquise
a) L’aventure acquise, l’aventure contestée
b) Nouveaux auteurs, auteurs bourlingueurs
4/ De l’inquiétude à l’existentialisme
a) Inquiétude et désillusion
b) Un nouvel héroïsme
II – Étude du roman d’aventures littéraire de l’entre-deux-guerres
A/ Préambule à l’analyse
B/ L’aventure
1/ Quelles aventures ? Faits, gestes et lieux
a) Actions.
b) Dépaysements
2/ Le conflit de l’aventurier et de l’aventure
a) L’aventure rêvée
b) L’aventure parlée, l’aventure écrite
c) L’aventure vécue
3/ L’aventure et le temps
4/ L’aventure et la mort
a) Mort putrescente et mort idéale
b) Le rêve immortel et l’action périssable
c) Mort et roman d’aventures littéraire
5/ Stratégies du roman d’aventures
a) Une pensée de réconciliation
b) Contre le monde, contre l’image : stratégies du roman d’aventures littéraire
b1/ Le roman d’aventures réaliste : l’homme contre le monde
b2/ L’aventure au second degré : l’homme contre l’image et le rêve
Les romans de l’imitation sceptique : L’Atlantide et Les Dieux rouges
Les romans de l’ironie critique : Le Chant de l’équipage, Raz Boboul, Les Figurants de la mort
Les romans de l’image : Moravagine et Pablo… de Fer
C/ L’aventurier
1/ L’aventurier regardé, l’aventurier raconté
a) La personne de l’aventurier
b) L’aventurier raconté : histoire d’un mort-vivant
c) L’aventurier observé
c1/ L’aventurier pour autrui : un mystère, un spectacle
c2/ L’aventurier intérieur
d) Le couple aventureux
2/ Portrait de l’aventurier en figure érotique
a) Perdre sa vie pour la gagner
b) Dépits de l’amour
Conclusion
Bibliographie
Index
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