Le crépuscule de la démocratie ?
Le Centre régional d’information des Nations unies soulève un constat inquiétant sur l’état des démocraties contemporaines : la COVID-19 a fragilisé les libertés fondamentales et le fonctionnement démocratique . Cette crise sanitaire a en effet conduit à un retrait des libertés civiles à une échelle inédite dans l’histoire contemporaine. Selon The Economist Intelligence Unit’s Democracy Index, à peu près 70% des pays ont vu leur score régresser.
Un peu plus tôt, le mouvement des Gilets jaunes avait illustré d’une autre façon une crise de la représentation et plus largement de la participation politique des citoyens. Grunberg (2019), propose ainsi une analogie dudit mouvement avec celui des Sans culottes : il est une remise en question et une critique du gouvernement représentatif. Bedock et al. (2020) quant à eux soulignent que les Gilets jaunes ont certes proposé une critique acerbe des organisations politiques contemporaines (partis politiques et syndicats en premier plan) mais ne revendiquent pour autant pas une sortie du système représentatif.
La crise de la représentation politique et de notre système démocratique demeure cependant un constat ancien (Cohendet, 2004 ; Rosanvallon, 2015) entre une « érosion de la démocratie de partis » (Manin et al., 2017, p. 72) et le rejet radical que suscite le système représentatif (Ogien & Laugier, 2014, p. 49). La crise et la critique de la démocratie sont de fait moins celles de la démocratie en soi que de son pendant représentatif. Ce dernier suscite de nombreuses critiques : distance par rapport aux principes politiques fondateurs, fossé entre gouvernants et gouvernés, disjonction entre droits formels et droits réels, distorsion de la logique de publicité, etc. (Gourgues et al., 2013).
Selon certains, cette approche exclusivement représentative de la démocratie participe à produire un discours et des pratiques antidémocratiques qui visent à survaloriser l’expertise d’administrateurs, de gestionnaires et d’élus face aux citoyens ordinaires considérés comme illégitimes quand il s’agit d’élaborer et de faire la chose publique. Cette pensée de l’antidémocratie vise à convaincre les citoyens de leur incapacité à diriger et de la nécessité d’une classe dirigeante politique distincte du « peuple » (Ogien, 2018). Alors que les régimes démocratiques représentatifs semblent depuis un siècle s’imposer comme les plus justes des régimes, les pays dans lesquels est née sa conception moderne sont traversés par des questionnements profonds, voire un rejet de leur fonctionnement et de leurs institutions politiques (Facal, 2007).
Ce désamour de la démocratie libérale représentative, voire sa mort (Levitsky & Ziblatt, 2018) ou sa fin (Runciman, 2019), conduit certains pays à préférer des mouvements autoritaires (Collombon & Mathieu, 2021). Cependant, face à la montée de l’« anti-démocratie » (Bozarslan, 2021), l’idéal démocratique tend à retrouver sa vigueur et son actualité dans les moments d’interrogation sociale et politique profonde (Graeber, 2018). Il faudrait ainsi revoir la conception moderne de la démocratie pour réinventer son cadre institutionnel (Mounk, 2018), voire engager le passage vers une nouvelle « civilisation démocratique » (Öcalan, 2020). Pour ce faire, certains envisagent de repenser notre système économique tant les nouveaux pouvoirs de l’entreprise globalisée remettent en cause les équilibres et la division du pouvoir des démocraties contemporaines, phénomène accentué par l’explosion des inégalités (Piketty, 2013). En s’émancipant des régulations et des contrôles nationaux et en retirant leurs activités du débat politique, les « entreprises hyper puissantes » (Lévêque, 2021) créent un nouvel ordre politique mondial « postdémocratique » (Crouch, 2013). Ces éléments participent à faire redécouvrir la pertinence de l’argument des « spillovers » (Pateman, 1970 ; Rothschild, 2009).
Une crise de la pensée managériale
Face aux crises sociales, économiques et écologiques contemporaines, les retombées sur le travail sont importantes (Arborio, 2019) : identification du travail, flexibilisation et précarisation de l’emploi, montée du chômage, restructuration d’entreprises, etc. Cette situation contemporaine se matérialise par une augmentation et une diversification des pathologies, en particulier au travers des syndromes d’épuisement professionnel qui font aujourd’hui régulièrement les titres de revues professionnelles ou journalistiques : burn-out (Freudenberger, 1974), bore out (Bourion & Trebucq, 2011 ; Rothlin & Werder, 2007), job boredom (Harju et al., 2014), brown-out (Baumann, 2018) ou encore bullshit jobs (Graeber, 2018). Face à ce constat, le management est ainsi de plus en plus critiqué comme cause fondamentale.
La place prépondérante de la gestion et du management dans la production d’une souffrance au travail a depuis longtemps été soulignée par la littérature (Aubert et al., 2007 ; 1998, 2015 ; Gaulejac & Hanique, 2015 ; Linhart, 2011). Le management, par son caractère « quantophrénique » (Gaulejac, 2009), participe à une perte du contrôle de l’activité de travail et à produire des pratiques et des dispositifs désincarnés (Dujarier, 2017). Dans cette optique, Clot (2006) approche cette souffrance par le concept d’« activité empêchée » : l’organisation du travail et le management contemporains empêchent les travailleurs de s’épanouir par un collectif de travail et le déploiement d’un « bien-faire » dans leur activité de travail. Si la chaîne fordiste n’existe plus physiquement, elle survit à travers des processus et des outils de gestion notamment informatiques, une « chaîne invisible » (Durand, 2012). D’une rationalisation des processus et des machines, l’objet du management est relocalisé sur une rationalisation des hommes (Le Texier, 2016), d’une force de travail physique à une force de travail libidinale (Gaulejac, 2009).
Cette situation entre en écho avec la « faillite de la pensée managériale » (Dupuy, 2011). Alors que certains soulignent la fin de l’ère du management (Ludwig, 2001), d’autres proposent de construire un nouveau paradigme du travail post-managérial (Silva & Lacan, 2020).
Le renouveau de la démocratie en entreprise
Face à une crise de la démocratie représentative civile et à celle du travail, la thématique de la démocratisation du travail et de l’entreprise revient aujourd’hui sur le devant de la scène (entre autres : Brière & Le Texier, 2018 ; Cukier, 2018a ; Ferreras, 2012 ; Jardat, 2012 ; Supiot, 2018a), pourtant écartée pendant près d’un siècle par le mouvement ouvrier majoritaire (Trentin, 2012). Entrevue comme solution à une crise sans précédent du capitalisme (Adler, 2019 ; Malleson, 2014 ; Wolff, 2012), la démocratie économique est présentée comme la « big idea » pour le prochain siècle (Malleson, 2013). Cette analyse de l’entreprise s’appuie sur l’apport des sciences politiques (Cornforth, 2004 ; Ferreras, 2012 ; Gomez & Korine, 2009). L’entreprise est comprise comme une entité politique en soi. Ce projet de démocratisation de l’entreprise se présente alors comme une alternative à la conception instrumentale du travail dans laquelle le salarié reste un simple facteur de production (Ferreras, 2012).
La démocratisation de l’entreprise pourrait ainsi, en donnant plus de pouvoir aux salariés, pousser davantage les entreprises à être dirigées par des fins morales et non plus exclusivement financières (G. F. Davis, 2021), à transformer les relations de pouvoirs (Raelin, 2020) et à donner une voix aux travailleurs (Griffin et al., 2015) tout en revitalisant une démocratie en crise (King & Griffin, 2019). C’est pourquoi, sur la lancée de la publication de l’ouvrage de Ferreras, Battilana et Méda (2020), un Forum mondial sur la démocratisation, porté par le mouvement #Democratizing Work, était organisé en octobre 2021 pour la « constitution d’un mouvement organisé de démocratisation du travail ». Parallèlement, la démocratisation de l’entreprise et du travail devient un sujet politique : la thématique est ainsi reprise par la Commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen (Bischoff, 2021). Dans un autre registre, certains s’inquiètent de la montée de l’« activisme » dans les entreprises, en particulier des nouvelles générations, de plus en plus exigeantes vis-à-vis de leurs employeurs concernant les actions socio environnementales des entreprises.
Ce projet de démocratisation reste cependant limité : les pratiques démocratiques demeurent minoritaires en entreprise et sont bien souvent considérées comme utopiques, voire contraires à la logique de l’entreprise. Ce retour de la question de la démocratie en entreprise et au travail se matérialise cependant par :
(1) un renouveau de l’économie sociale et solidaire (ESS) avec la redécouverte du modèle coopératif qui s’illustre par un renouvellement législatif : la loi Hamon en 2014 ou encore la création de nouveaux statuts : les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) en 1995 et les coopératives d’intérêt collectif (SCIC) en 2001. Ces innovations juridiques ont permis de relancer la pertinence sociale et économique des coopératives : mutualisation des moyens entre entrepreneurs-indépendants (Coopaname et Smart), re-politisation de secteurs délaissés par l’État (Railcoop, Enercoop) ou encore opposition à l’économie collaborative et à l’ubérisation (Mobicoop, Coopcity).
(2) la découverte de l’ESS par la communauté académique en sciences de gestion et l’augmentation sans précédent de travaux de la discipline sur le sujet (Bayle & Dupuis, 2012 ; Béji-Bécheur et al., 2018 ; Combes-Joret & Lethielleux, 2020 ; Eynaud & Carvalho de França Filho, 2019 ; Gand, 2015 ; Laville & Glémain, 2009 ; Silva, 2013 ; VercherChaptal et al., 2016), et plus récemment sur la question démocratique (entre autres Caire & Nivoix, 2012 ; Canivenc & Moreau, 2020 ; G. F. Davis, 2021 ; Gand, 2015, 2019 ; Jardat, 2012 ; Jaumier, 2017 ; Jaumier et al., 2019).
|
Table des matières
INTRODUCTION
0.1. Contexte de la recherche
0.1.1. Constat 1 : Le crépuscule de la démocratie ?
0.1.2. Constat 2 : Une crise de la pensée managériale
0.1.3. Constat 3 : Le renouveau de la démocratie en entreprise
0.1.4. Constat 4 : Une profusion de nouveaux modes de travail
0.2. Itinéraire de recherche
0.2.1. Repenser l’entreprise et la gestion
0.2.2. Le cas des entreprises de l’économie sociale et solidaire : la question de la concrétisation
0.2.3. La question démocratique
0.3. Présentation de la recherche
0.3.1. Un objet de recherche original et inexploré
0.3.2. Un double ancrage théorique pour une approche démocratique
0.4. Plan de la thèse
PREMIERE PARTIE : REVUE DE LITTERATURE
CHAPITRE 1 : LES ENTREPRISES DE L’ESS : DE L’IMPENSE A L’IMPLICITE MANAGERIAL
1.1. L’économie sociale et solidaire : retour d’un projet politique démocratique
1.1.1. Une réinscription de l’entreprise dans la société
1.1.2. La loi de 2014, entre concrétisation et indétermination démocratique
1.2. Un constat contemporain : banalisation, instrumentalisation et souffrances
1.3. La théorie de la dégénérescence : l’implicite managérial
1.3.1. Une lecture classique déterministe et déterminée
1.3.2. Une lecture nuancée
1.3.3. Un implicite managérial
1.4. L’impensé du projet organisationnel en ESS
1.4.1. Le projet utopique : émanciper le travail et le travailleur
1.4.2. L’institutionnalisation : une acceptation managériale
1.4.3. L’économie solidaire : un rendez-vous manqué ?
1.5. Vers un management social et solidaire ?
1.5.1. La question managériale et gestionnaire
1.5.2. L’impératif d’une organisation démocratique
1.6. Conclusion
CHAPITRE 2 : L’ENTREPRISE LIBEREE : LA FIN DE LA HIERARCHIE, UN RENOUVEAU DEMOCRATIQUE ?
2.1. Des pratiques et des modèles différenciés
2.1.1. La Form-F : de Peters à Getz
2.1.2. De la sociocratie à l’holacratie
2.2. L’entreprise libérée : un concept mobilisateur ?
2.3. Entre continuités et ruptures ?
2.4. Une littérature critique en cours
2.4.1. Une décentralisation du pouvoir pour un contrôle socialisé
2.4.2. Une recentralisation du pouvoir
2.4.3. Un modèle non-délibératif
2.4.4. Disciplinarisation et négation du pluralisme
2.4.5. L’impensé de la propriété et de la gouvernance d’entreprise
2.5. Conclusion
DEUXIEME PARTIE : CADRE THEORIQUE
CHAPITRE 3 : DEMOCRATISER L’ENTREPRISE ? ENJEUX ET CONTROVERSES
3.1. La démocratie en entreprise, un possible théorique
3.1.1. Retour sur la disjonction politique/économique
3.1.2. Déconstruire un réductionnisme
3.1.3. L’argument démocratique
3.2. La démocratisation en cours de l’entreprise
3.2.1. Retour sur les théories et expériences autogestionnaires
3.2.2. La démocratie industrielle
3.2.3. De la RSE à la société à mission
3.3. Conclusion
CHAPITRE 4 : LA DEMOCRATIE ENTRE COMMUN ET AGONISME
4.1. Le commun, un renouveau démocratique de l’entreprise
4.1.1. De la ressource commune à l’institution/organisation du commun
4.1.2. Le commun comme activité
4.1.3. Une force alternative, destituante et expérimentale
4.1.4. Un renouveau des sciences de gestion ?
4.2. Vers une approche agonistique de l’entreprise
4.2.1. Une critique des modèles rationnels et consensuels
4.2.2. Une approche diversifiée : une typologie des agonismes
4.2.3. Une ouverture agonistique des sciences de gestion
4.3. Conclusion
TROISIEME PARTIE : DEMARCHE EMPIRIQUE
CHAPITRE 5 : DEMARCHE METHODOLOGIQUE
5.1. Problématique et questions de recherche
5.2. Positionnement de la recherche
5.2.1. Positionnement disciplinaire : des sciences de gestion ouvertes
5.2.2. Une posture critique
5.2.3. Se positionner épistémologiquement : un choix interprétativiste
5.3. Cadre méthodologique
5.3.1. Une analyse par étude de cas
5.3.2. Une étude par les dispositifs de gestion
5.3.3. La sélection des cas
5.3.4. Présentation synthétique des cas
5.3.5. Analyse générale des données
5.4. Enquêter en temps de COVID-19
5.4.1. Un bricolage méthodologique
5.4.2. Une dématérialisation méthodologique : le cas de l’entretien semi-directif
5.4.3. La difficile intégration au terrain
5.5. Conclusion
CHAPITRE 6 : LE CAS DE CONSOMX
6.1. Méthodologie au sein de CONSOMX
6.1.1. Les food coops : d’un renouveau coopératif à la dépolitisation
6.1.2. Présentation de CONSOMX
6.1.3. Préparation et animation de la recherche
6.1.4. Récolte et analyse des données
6.2. Quelques premiers constats
6.2.1. CONSOMX, un engagement politique
6.2.2. Entre convivialité et participation
6.2.3. Une convivialité en berne, une participation fragilisée
6.3. Une coopérative en dégénérescence
6.3.1. Un processus de dépolitisation
6.3.2. Une oligarchisation organisationnelle
6.4. CONSOMX, un espace antagonique
6.4.1. Des valeurs communes partagées mais différenciées
6.4.2. Une organisation sous conflit
6.4.3. Un consensus construit
6.4.4. Des conflits latents, une violence interpersonnelle
6.5. Gestion par consentement et politique démocratique
6.5.1. Présentation du dispositif
6.5.2. Un dispositif délibératif alternatif
6.5.3. Une délibération prescrite
6.5.4. Une délibération a-conflictuelle et positive
6.5.5. Une production du consentement
6.6. Une interprétation du cas CONSOMX
6.6.1. Une mise en commun de l’action
6.6.2. Un pluralisme organisationnel
6.6.3. Du pluralisme à l’antagonisme organisationnel
6.6.4. Antagonisme, consensus et dégénérescence
6.6.5. La question de l’autorité de gestion en suspens
6.7. Conclusion
CHAPITRE 7 : LE CAS ESUX
7.1. Méthodologie au sein d’ESUX
7.1.1. Présentation d’ESUX
7.1.2. Libérer l’aide à domicile
7.1.3. Préparation et animation de la recherche
7.1.4. Récolte et analyse des données
7.2. Un processus entrepreneurial atypique
7.2.1. Un constat, une solution expérimentale
7.2.2. L’adoption de statuts et d’une gouvernance alternatifs
7.2.3. Une diversification et un développement au service de sa mission ?
7.2.4. Une organisation en cours
7.3. Une gouvernance multi-partenariale et recentrée
7.3.1. Une gouvernance plurielle mais complexe
7.3.2. La centralité des dirigeants-entrepreneurs
7.4. Equipes autonomes et coachs
7.4.1. L’équipe autonome d’auxiliaires de vie
7.4.2. Une reconfiguration du travail gestionnaire
7.4.3. Relation entre auxiliaires et bureau : déséquilibres et tensions
7.4.4. Un collectif inter-équipes peu développé
7.4.5. Un besoin d’autorité de gestion
7.5. Une interprétation du cas ESUX
7.5.1. Entrepreneuriat et organisation en commun
7.5.2. Une pluralisation de l’organisation
7.5.3. Une difficile autorité de gestion partagée
7.5.4. Entre centralisation et déficit d’autorité
7.6. Conclusion
QUATRIEME PARTIE : DISCUSSION ET CONCLUSION
CHAPITRE 8 : VERS UNE DEMOCRATISATION DE L’ENTREPRISE
8.1. Subvertir l’entreprise libérée
8.1.1. Une ouverture de la gouvernance
8.1.2. … pour une ouverture agonistique
8.2. Une relecture agonistique de la dégénérescence démocratique
8.2.1. Revisiter les étapes de la dégénérescence
8.2.2. Renouveler les sources de dégénérescence
8.3. Éléments théoriques d’une démocratisation de l’entreprise : conditions, effets et enjeux
8.3.1. Conditions – Une démocratisation multi-niveau et originale
8.3.2. Conséquences – La production d’une organisation démocratique pluraliste
8.3.3. Enjeux – Repenser l’organisation pour une reproduction démocratique
8.4. Éléments propositionnels d’une recherche-action
8.4.1. Présentation générale du dispositif expérimental de CONSOMX
8.4.2. Délibérer : pluraliser et apprivoiser le conflit
8.4.3. Pour décider, une double autorité de gestion
8.5. Conclusion
CONCLUSION GENERALE