Une problématisation de la lutte contre le terrorisme par le biais du concept de puissance publique
Une politique publique n’est pas seulement une action répondant à un besoin réel, matériel de la population mais peut être aussi une action sur les symboles. En analysant le processus de légitimation des politiques publiques, on peut remarquer qu’elle renvoie à la prise en compte de l’individu sur un terrain où l’Etat n’est pas vraiment le maitre des lieux : c’est le domaine du symbolique. Si le symbolique est aussi important pour faire objet d’une politique publique, son importance ne sera pas niée dans le processus de construction des politiques publiques. C’est ce que Patrick Hassenteufel appelle « les procédés de symbolisation » dans le processus d’action publique. Par ailleurs, si l’approche politiste de l’action publique conjure la caducité de cet unilatéralisme « prométhéen » de l’Etat au profit d’un nouveau paradigme où le concept de politique publique va céder le pas à celui de l’action publique traduisant la participation de l’individu dans le processus de construction de l’action publique, elle se rend bien compte aussi que « Les politiques publiques ne sont pas en apesanteur sociale » . En effet, les politiques publiques n’émergent pas de l’Administration de façon ex nihilo. Elles sont structurées par des institutions, des normes et des budgets qui préexistaient, ne serait-ce qu’en partie, à la politique publique mise en œuvre. Quoique la venue de cette ère de démocratisation du processus de construction des politiques publiques, les institutions entretiennent avec les politiques publiques une relation d’influence certaine dans la légitimation de l’action, les stratégies politiques et le résultat de l’action (Lascoumes et Le Galès, 2012).
Ainsi, ce travail entend analyser le processus concurrentiel de redéfinition de la puissance publique en France au sein des mesures antiterroristes prises après le 11 septembre 2001 à travers les lois qui ont été prises, en considérant le concept, non pas dans son acception juridique, mais dans une approche sociologique qui fait de lui « une certaine qualité de la relation entre l’Etat et les individus » . C’est donc une étude de la concurrence entre acteurs étatiques et non-étatiques autour de la redéfinition de la relation entre l’individu et l’Etat en matière de politique de lutte antiterroriste. Plusieurs auteurs ayant comme point de mire la production législative du post 11 septembre2001 ont abordé cette problématique sous des angles différents. Parmi les plus pertinentsconsultés dans le cadre de ce travail, il faut citer : M. Didier Bigo (1996), Mme Isabelle Garcin-Narrou (2001),Mme Elise Féron (2002), M. Xavier Crettiez (2007), M. Vincent Thibeaud (2008), M. Julien Fragnon (2009), M. Emile Robert (2012).
La qualification de terrorisme est, objectivement, difficile d’abord. Xavier Crettiez, dans son article Les modèles d’appréhension du terrorisme, pose la problématique de base dans toutes les politiques publiques : celle du caractère profondément subjectif de la qualification de terroriste dans une relation de stigmatisation mutuelle entre les acteurs en conflits. Ce caractère accusatoire du terme fait que « la définition du terrorisme est intimement dépendante de la capacité des acteurs à peser sur les processus de désignation » . D’un autre côté, et de façon plus générale, le terme est, pour lui, impossible à définir parce qu’en s’alignant sur l’approche de M. Didier Bigo, « la violence politique « terroriste », quelles que soient ses motivations, ses pratiques ou ses objectifs, génère un ensemble structurant, véritable champ d’une lutte opaque, à l’intérieur duquel les clandestins, les pouvoirs publics et certains observateurs s’affrontent pour l’orientation du champ et sa qualification ».
L’auteur propose en conséquence qu’on aborde le phénomène en combinant les modèles d’appréhension qui existent. Il s’agit du modèle stratégique caractérisé par le type de lutte et les moyens militaires utilisés, du modèle de l’inversion terroriste, modèle utilisé par les gouvernements, définissant « de manière tautologique » le terrorisme, du modèle psychologique faisant du terrorisme une déviance psychique, le modèle rupturiste mettant au cœur de son analyse la marginalisation d’ungroupe social de quoi découle « l’idéologie de la menace du Sud », le modèle de la configuration d’affrontement.
Proposition d’un cadre d’intelligibilité et d’analyse de la relation Etat/individu dans la lutte contre le terrorisme
Vers une approche relationnelle de la puissance publique
Conçue à partir d’un type de rapport bien spécifique entre l’individu et le pouvoir à un moment de l’histoire de la construction de l’Etat, la notion de puissance publique renvoie à trois idées principales : indivisibilité, unilatéralité, inégalité. L’opération de conceptualisation de ce rapport par le positivisme juridique, en gommant le rapport politique sous-tendu, débouche sur le concept de puissance publique dont la substance devient d’autant plus « incommensurable aux individus et aux groupes qui en sont la substance » que sa nature « prend une valeur intrinsèque et comme une portée spirituelle » . Pour le professeur Nicolas Chifflot, toute la difficulté de l’approche classique à définir la puissance publique vient de leur méthode d’approche du concept. En effet, il fait remarquer que « les recherches entreprises ont souvent conduit à caractériser les prérogatives de puissance publique comme une notion ou un concept substantiel, par lequel on entend traditionnellement leur assigner un contenu plus ou moins fixe ».
Une autre tradition juridique rejette cette approche objectiviste et essentialiste de la puissance publique critiquée par le professeur Nicolas Chifflot. Ce courant de pensée, dit subjectiviste développé par M. Georg Jellinek , permet de voir les prérogatives de puissance publique « comme ordonnant à leur niveau le monde intentionnel d’après des buts et tenter de les analyser comme autant d’unités téléologiques, c’est-a-dire, en terme de fonction et de relation juridique » . Cette perspective fait desprérogatives de puissance publique un droit subjectif de l’Administration, « comme le moyen d’action naturel de l’Administration-puissance et comme le signe distinctif de sa nature supérieure »en raisonde sa fonction suivant un rapport de droit spécifique de l’Etat avec l’individu.
Mais, si pour M. Georg Jellinek et M. Charles Eisenmann, tenants de ce courant subjectiviste, seul ce rapport de droit peut faire véritablement objet d’une connaissance scientifique, pour le professeur Nicolas Chifflot, « il serait ainsi possible, allant jusqu’au bout de la logique, d’appliquer aux prérogatives l’idée avancée par M. Georg Jellinek et reprise par M. Charles Eisenmann […] ».
Cette vision de la puissance publique plutôt constructiviste qu’amorce ici le professeur Nicolas Chifflot et dans laquelle s’inscrit le travail, contrairement à la conception subjectiviste et substantialiste, analyse les attributs d’unilatéralité, d’unité et d’inégalité de la puissance publique « en prenant le point de vue des sujets destinataires objets des prérogatives, et non du point de vue des détenteurs de celles-ci » . S’appuyant sur la quasi impossibilité à trouver à la notion de prérogative de puissance publique un contenu juridique certain en raison de son évolution, l’auteur fait remarquer qu’ « […] en la matière, les prérogatives sont le plus souvent analysées à la marge de cette « dialectique de l’individu et du pouvoir » qui se trouve pourtant au fondement même de leur existence en tant qu’elles manifestent, pour reprendre les termes de Max Weber, « toute chance de faire triompher au sein d’une relation, fut-ce contre les résistances, sa propre volonté » » . Cette nécessité de repenser la notion de prérogative de puissance, qui s’évidente de plus en plus, est peut-être ce qui fera « émerger du brouillard des notions juridiques ce qui fait la matière même du droit administratif, à savoir des rapports de droit, des rapports intersubjectifs…, et peut être même ce qu’il conviendra d’appeler la puissance publique, c’est-à-dire une certaine qualité de relation entre l’Etat et les individus ».
L’hypothèse de puissance publique comme relation de pouvoir et le néo-institutionnalisme
A l’instar de la théorie de l’Etat, la science politique s’est intéressée à la réflexion sur le statut et le rôle de l’individu dans la gestion de la chose publique, liée à l’émergence des conceptions nouvelles de l’Etat et de la légitimité étatique. Diverses conceptions de la construction des politiques publiques ont vu le jour et ont donné une place plus ou moins grande à l’individu.
L’analyse du poids du cadre institutionnel dans la mise en œuvre des politiques publiques par la science politique adopte trois positions face à la place de l’individu dans la mise en œuvre des politiques publiques, correspondant à des angles de vues différentes du lien entre l’institution et les politiques publiques. L’approche qu’on qualifie d’institutionnalisme traditionnel noie totalement l’acteur social. Elle s’intéresse à l’aspect normatif des politiques publiques en mettant donc l’accent sur la cohérence interne des institutions qui ont la compétence légale de voter les politiques publiques (le Législatif), et de la relation entre ces institutions et ceux qui ont la charge légale de les élaborer (l’Exécutif). Dans cette approche, la puissance publique s’exprime dans sa toute puissance mystérieuse. La sociohistoire, en s’intéressant à « l’historicité des actions publiques » , fait, en revanche, de l’individu le lieu de la cristallisation des politiques publiques par un travail de naturalisation de l’action publique menée par les institutions au moyen d’un processus de « configuration précise d’acteurs ».
Le Néo-institutionnalisme est cette approche qui donne un rôle actif à l’individu dans le processus de construction de l’action publique, et en l’occurrence, dans l’arène institutionnel. Tout en faisant dépendre la marge de manœuvre des acteurs sociaux et politiques du degré d’institutionnalisation de l’espace politique, la perspective institutionnaliste reconnait que « certains acteurs, particulièrement « puissants » au sens wébérien, tentent d’organiser ou de modifier les règles (lois, normes) en fonction de leurs intérêts » . L’espace politique dans cette perspective est une arène caractérisée par « une asymétrie des ressources » où des acteurs « entrepreneurs politiques » entrent en coopération ou en affrontement pour faire passer la reconnaissance de leurs valeurs et leurs intérêts dans la définition des règles.
Le renforcement de la puissance publique, un point d’accord entre acteurs étatiques et non étatiques dans la lutte antiterroriste
La puissance publique est un concept non-juridique dans le discours juridique ; elle justifie un ordre de chose juridique, mais n’est pas juridiquement justifiable. C’est comme un principe : elle ne se sait pas, elle se sent. En cela, sa rétivité à livrer sa vraie nature heurte le positivisme juridique habitué à penser ses concepts en termes de certitude logique. Cette capacité immanente et inconditionnelle de l’Etat sera donc posée comme une donnée que le concept de puissance publique sera chargée d’assurer une existence réelle par l’adhésion populaire à grands coups de renfort de l’effet idéologique de l’étatisation du monde.
En revanche, les corollaires du postulat de la puissance publique, à savoir les prérogatives de puissance publique se sont faites dénudées quant à l’imprécision de leur contenu, à l’évolution de ce contenu dans l’Histoire et, à la clé, la relativité de leur contenu face à l’état des rapports de force entre l’Etat et les individus. Ainsi, l’exercice des pouvoirs de puissance publique s’accompagne d’un exercice perpétuel de leur légitimation mettant en concurrence Etat et acteurs non-étatiques. C’est là un grain de sable dans l’arrangement juridique mécaniciste entre puissance publique, prérogative de puissance publique et exercice des prérogatives de puissance publique du positivisme juridique.
En France, le pouvoir de contrainte et d’emprise sur les libertés individuelles reconnu à l’Etat en matière politique sécuritaire s’est vu considérablement augmenter à travers la législation antiterroriste qui a suivi le 11 septembre 2001. Des mesures exceptionnelles jugées attentatoires aux libertés individuelles ont été prises et continuent de l’être, bénéficiant d’un consensus social et politique. Ce processus s’observe, dans un premier temps, au travers des paramètres, de légitimation des mesures exceptionnelles, du côté de l’Etat (chapitre I) et d’un autre côté par la participation à cette légitimation des acteurs non-étatiques neutralisés par l’ambiance de consensus social et politique autour de la prise des mesures exceptionnelles (chapitre II).
Des mesures exceptionnelles proportionnelles à la menace
Si l’on est d’accord que la situation exige des mesures exceptionnelles, est-on, pour autant, prêt à accepter la démesure dans l’octroi des pouvoirs exceptionnels ? Mais, d’un autre côté, y a-t-il une façon d’estimer qualitativement et quantitativement la mesure des pouvoirs exorbitants à octroyer à
l’autorité publique? La question de la proportionnalité des mesures soulevée est moins une véritable obsession populaire, qu’un discours rassurant jouant sur des référents-valeurs du destinataire du discours, d’autant plus qu’on n’a pas un instrument pour mesurer cette proportionnalité. Il demeure toutefois que, vue la sensibilité du domaine des restrictions des droits fondamentaux, cette question prend de plus en plus une consistance car, d’une part, les mesures de restrictions ont un effet ressenti réellement par les administrés et, d’autre part, c’est une ressource mobilisable dans l’arène politique par un acteur contre un autre.
Analysant le discours de légitimation des mesures exceptionnelles en Europe, Mme Anastassia Tsoukala remarque, tout en accordant une similitude dans les objectifs à atteindre entre la France et la Grande Bretagne, que « […] le débat public français étant doté d’un aspect juridique qui fait défaut dans le cas britannique » . Cette prise en compte du référent juridique de l’opinion franç aise est identifiée dans ce qu’elle appelle la « quête de l’équilibre » que l’auteur détecte dès 2001 dans le discours de la ministre de la justice de lors Mme Marylise Lebranchu : « « ces mesures ne sont justifiées que si le risque que l’exercice d’une liberté fait peser sur l’ensemble de la collectivité est tel que la mesure la plus extrême, seule, peut permettre de le conjurer » ; dans ce cas, « la restriction à l’exercice d’un droit n’est acceptable que si elle est prévue par la loi, si elle est strictement nécessaire dans une société démocratique […] et si elle strictement proportionnée à la menace qu’encourt l’ordre public » ».
La mesure de la menace terroriste est aussi un élément qui, dans le discours antiterroriste, cache une stratégie de justification des mesures exorbitantes. La menace est une chose future elle est donc toujours estimée dans une perspective sécuritaire d’abord, donc de façon à s’attendre aux pires scenarii. C’est dans ce cadre de pensée que se cherche la proportionnalité des mesures exorbitantes. La perception de l’origine de la menace a un potentiel explicatif des objectifs des politiques sécuritaires, selon Mme Anastassia Tsoukala. Alors que dans d’autres pays de l’Europe la menace terroriste est perçue comme venue de l’extérieur, en France « son origine prétendument extérieure et intérieure au pays a donné lieu à des discours sur l’insécurité des banlieues » . En matière de liberté publique, les effets de la perception de la menace sur le discours pour le droit d’exception révèlent « […] une définition négative de la liberté » . En effet, « Celle-ci ne signifie plus liberté d’agir dans une société démocratique, mais liberté de jouir d’un ou des droits menacés » . Si les mesures exceptionnelles prises sont présentées comme juridiquement proportionnelles à la menace, elles se justifient politiquement par le fait qu’elles sont les moyens ultimes de sauvegarde des libertés publiques.
Un pouvoir symbolique de la raison européenne sur l’opinion publique nationale
Constituerait, par analogie à la notion de raison d’Etat, une sorte de « raison européenne » cette volonté souverainiste exprimée à travers tous les actes et décisions qui sont prises par les organes européens de l’Union européenne et qui entrent dans le cadre politique européen composé de l’idée d’« une puissance publique européenne » œuvrant pour un certain intérêt public européen et d’une opinion publique européenne. Si la raison européenne dans l’Union européenne renvoie à l’élément équivalent à la raison d’Etat dans le cadre de l’Etat-nation elle n’en demeure pas moins abstraite d’autant que l’Union jouit d’une perception providentielle auprès des citoyens des Etats de l’Union européenne dits également citoyens européens.
La présence française au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations-Unies
Le statut de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations-Unies de la France la met au premier rang dans l’application des résolutions et les Conventions prises par des organes des Nations-Unies, ayant été au plus haut point impliquée dans la prise de ces mesures. D’un autre côté, les solidarités d’ordre diplomatique et géopolitique vont aussi se manifester dans le domaine de la lutte antiterroriste. Mais dans l’espace national c’est le poids normatif des résolutions du Conseil, rassemblant en son sein cinq grandes puissances diplomatiques et géopolitiques, couplé au pouvoir symbolique du cadre onusien qui constituent ce tremplin de légitimité international qui va se réfléchir sur l’espace locale avec un effet de légitimation des mesures exorbitantes prises par la puissance publique nationale.
Le cadre onusien d’élaboration des mesures antiterroristes internationales est aussi le cadre de fixation de la pensée dominante sur l’approche dite adéquate ou normale de la pensée occidentalesur le terrorisme. Cela implique la prescription d’une doctrine sur l’équilibre entre puissance publique et libertés individuelles. Le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nation-Unies à travers ses résolutions fixe la barre en matière de restriction des libertés individuelles. C’est donc là une certaine définition de ce que sont les pouvoirs exorbitants de coercition de l’Etat en matière de lutte antiterroriste, une redéfinition de la puissance publique au niveau national, en dépit du fait qu’il a dû exister un régime d’exception prévu dans les législations des Etats en période exceptionnelle.
La France tire donc, sur le plan de la coopération onusienne, une légitimé certaine au regard de l’opinion nationale d’abord de son implication dans la lutte, ensuite des qualités de proportionnalité dont le cadre de coopération en question serait un garant. Il faut aussi signaler que le pouvoir légitimant du cadre onusien sur l’opinion nationale découle du fait qu’« Qu’y il ait un lien entre la coopération politique des Etats victimes et de l’opinion publique, cela est évident car l’opinion attend cette coopération : nécessité qui tombe sous le sens, d’abord parce que ce sont les démocraties occidentales qui paraissent visées par le terrorisme international, ensuite parce que l’efficacité de la riposte impose de pallier la perméabilité des frontières entre les pays démocratiques ».
Si ces facteurs internes (première section) et externes (deuxième section) jouent en faveur de l’Exécutif français dans l’acception par l’opinion nationale de la légitimité des mesures exceptionnelles, c’est par l’attitude des acteurs non-étatiques qu’il y aura lieu de parler d’un consensus pour le renforcement des marges d’actions de l’Etat dans la lutte contre le terrorisme.
Un consensus politique entre droite et gauche
La lutte antiterroriste est un débat national qui remet en cause le déroulement classique du jeu entre acteurs dans l’arène politique. Si dans un premier temps l’accent était mis « sur le rôle décisif d’acteurs qualifiés d’entrepreneurs » , aujourd’hui les travaux sont portés sur les controverses et l’ensemble des interactions observables. Callon (1981) et Jobert (1992) ajoute à cela les effets des conjonctures et des confrontations entre acteurs opposants. Dans la période qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, l’interaction entre différents partis politiques s’est caractérisée par un consensus sur les pouvoirs exorbitants à accorder à l’Exécutif aux dépens de certaines libertés publiques dans la lutte antiterroristes. Cette situation consensuelle se manifeste tant dans les discours politiques que lors des votes de lois.
La rhétorique de la « dépolitisation » de la lutte contre le terrorisme
Le domaine de la lutte contre le terrorisme est aussi celui de l’articulation entre prérogatives de puissance publique et libertés fondamentales. Comment dépolitisé, c’est-à-dire amener hors du champ de la politique, l’activité parlementaire d’assignation à l’Etat et à l’individu, à l’un ses prérogatives de puissance publique et à l’autre ses libertés fondamentales ? C’est pourtant cette pensée apolitique qui domine dans l’approche de la notion de puissance publique de quoi découle l’approche qu’on fait de la notion de prérogative de puissance publique. En effet, « […] par un biais fort naturel, les recherches entreprises ont souvent conduit à caractériser les prérogatives de puissance comme une notion ou un concept substantiel, par lequel on entend traditionnellement leur assigner un contenu plus ou moins fixe. L’origine de ce biais vient de cette dénomination même : la puissance publique […] élément invisible, extérieur, absent, inatteignable même, qui échappe en tout cas à la vision immédiate de l’observateur, élément sur la base duquel, par déduction, on entend pourtant définir ce que sont ces prérogatives ».
Le terme de dépolitisation est significatif. Il voudrait dire pour certains une évacuation de la configuration partisane, de la concurrence politique, ce qui, a priori, va à l’encontre de l’idée, de concurrence d’offre sécuritaire entre droite et gauche. C’est cette forme que prend, dans une grille d’analyse stratégique, le discours politique partisan. Cette dépolitisation, pour Julien Fragnon,marque une suspension du temps politique en quoi il voit un « abaissement de la configuration partisane pour signifier à la fois, l’insatisfaction du terme de dépolitisation pour désigner cette situation et pour montrer une baisse et non, une suspension, de la conflictualité partisane ». Il analyse cette rhétorique de dépolitisation de la lutte contre le terrorisme comme, d’un côté, revendication de la modification des relations internes vers une baisse de la concurrence, d’un autre côté, une rhétorique qui fait du sujet du terrorisme « […] un thème politique ouvert à la confrontation d’idées ».
Ce discours d’unité nationale peut donc être vu, dans une telle analyse comme un discours de façade entre les acteurs concurrents de l’arène politique. L’un, prêt à reprocher l’autre de son manque d’attache voire de division à cette cause nationale, et l’autre, faisant tout, de part sa position structurellement d’opposant, pour montrer à la nation son patriotisme, sa capacité à transcender les querelles politiques en situation exceptionnelle. Mais en filigrane de cette trêve politique, il y a encore une véritable émulation entre les acteurs en matière d’expression de patriotisme, valeur qui devient une parure implicitement obligatoire dans le champ politique. Cette situation était particulièrement observable en 2001, lors de la cohabitation politique entre M. Jacques Chirac et M. Lionel Jospin, tous deux candidats à la présidence.
Le discours de dépolitisation de la lutte contre le terrorisme, quand il est tenu par l’ensemble des acteurs politiques, marque bien le consensus nécessaire à la redéfinition de la relation entre l’Etat et les individus. En approchant la puissance publique non pas « comme une valeur intrinsèque et comme portée spirituelle » , mais comme un rapport de droit entre l’Etat et individu qui est pensé dans l’arène politique. Dépolitisé la lutte contre le terrorisme c’est donc penser ce rapport dans un cadre de pensée politique unique, condition nécessaire pour redéfinir la puissance publique. Si la concurrence d’offre sécuritaire entre les acteurs politiques a fait tenir un discours de dépolitisation de la lutte contre le terrorisme c’est en tenant compte du facteur électoral de la lutte.
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Table des matières
Dédicace
Remerciements
Sommaire
Introduction
Première partie : Le renforcement de la puissance publique, un point d’accord entre acteurs étatiques et non-étatiques dans la lutte antiterroriste
Chapitre I : L’action étatique de légitimation des mesures antiterroristes
Section 1 : Les facteurs internes : un discours étatique antiterroriste dans un contexte de terreur
Section 2 : Les facteurs externes : une coopération interétatique légitimante
Chapitre II : La participation d’acteurs non-étatiques dans la définition du périmètre et du mode d’action de l’Exécutif
Section 1 : Une opposition politique neutralisée
Section 2: Une société civile en asymétrie de ressources argumentatives
Deuxième partie : La limitation des restrictions aux libertés publiques, un point de divergence entre les acteurs de plus en plus fort
Chapitre I : Remise en cause grandissante de la conceptualisation sécuritaire de la puissance publique
Section 1 : Le contrôle de la mise en œuvre des politiques antiterroristes
Section 2 : Le recours grandissant au contrôle de constitutionnalité
Chapitre II : Contrepoids doctrinal des Autorités Administratives Indépendantes de défenses des droits de l’homme
Section 1 : L’autonomie doctrinale des rapports de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés et de la Commission Nationale Consultative des Droits de Homme
Section 2 : La force persuasive des rapports de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés et de la Commission Nationale Consultative des Droits de Homme
Section 3 : La mobilisation des arguments des autorités administratives indépendantes de
défense des droits de l’homme
Conclusion
Bibliographie
Table des matières