Le récit de soi
Dans son ouvrage intitulé Dans l’intimité des maladies, de Montaigne à Hervé Guibert, Stéphane Grisi isole au sein des pratiques autobiographiques ce qu’il appelle, selon un néologisme de son invention, l’« autopathographie1 ». Ce néologisme induit l’imbrication de deux notions, celles d’autobiographie et de pathographie. L’autobiographie est, dixit Philippe Lejeune, « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence2 », récit dans lequel auteur, narrateur et personnage se confondent en une seule et même personne. À l’inverse, la pathographie est une approche externe qui porte un diagnostic clinique sur l’auteur étudié à travers sa biographie et son œuvre. L’autopathographie est donc, rappelle Grisi, « tout écrit autobiographique dans lequel l’auteur évoque, de façon centrale ou périphérique, des faits, des idées ou des sentiments relatifs à sa propre maladie . » Elle est autobiographique quant au contenu tout en empruntant sa forme à la pathographie ; c’est-àdire que le patient et l’observateur ne font plus qu’un. Grisi limite néanmoins son étude au domaine littéraire. Or, l’image photographique, puis cinématographique, a toujours occupé une place importante dans les processus d’observation et les diagnostics médicaux depuis l’invention des rayons X jusqu’au développement du numérique. Un roman de l’écrivain allemand Thomas Mann, La Montagne magique , illustre bien les bouleversements qu’occasionne la mise au point de ces nouvelles technologies. Dans une scène du livre restée célèbre, le protagoniste principal, Hans Castorp, assiste à la radioscopie de son cousin, Joachim, atteint de la tuberculose. Le médecin lui désigne « un arc sombre qui se lèv[e] et s’abaiss[e] dans le bas de l’écran » : la marque d’une pleurésie ancienne ; le corps de Joachim est inspecté sous toutes ses coutures jusqu’à ce que Hans lui-même passe sa main aux rayons X, voyant la « future besogne de la décomposition6 ». Le choix de cet extrait vise à démontrer que le corps n’est donc pas uniquement objectivé par l’image dans le but d’établir un diagnostic ; l’être humain a rapidement pris conscience que le perfectionnement des images qu’il en fait change non seulement son rapport à celui-ci, mais aussi au monde et à sa finitude. D’une autre manière, quelques plans montés dans la série documentaire Apocalypse : la Première Guerre Mondiale sont révélateurs. Les auteurs de cette production télévisuelle ont en effet pu récupérer des bandes, probablement tournées en milieu hospitalier, où l’on voit d’anciens combattants blessés. Le filmage à l’aide de caméras encore rudimentaires a servi à enregistrer les ravages inédits de la première guerre industrielle sur le corps et l’esprit. La captation avait ainsi pour visée la monstration et chacune d’elle, en un seul plan, élabore une forme de micro récit centré sur le trouble et la dégradation corporelle et mentale. Dans un de ces plans, un convalescent relève la tête pour mieux montrer à l’objectif le trou dans la partie inférieure de son visage7 . Dans un autre, un soldat au sol, souffrant d’une crise de paralysie, est relevé par le personnel soignant sous l’objectif de la caméra8 . Le point de vue adopté est celui de l’observateur qui enregistre les symptômes, compile les manifestations d’une pathologie ou d’un traumatisme, et cela même parce que ces problèmes surviennent avec une ampleur nouvelle.
La démocratisation des moyens techniques a encouragé ces pratiques jusqu’à faire de l’image un outil médical à part entière, et surtout banalisé. Des micro-caméras ont été conçues pour sonder le corps d’un malade et formuler un diagnostic sans opération chirurgicale. De nos jours, l’utilisation d’endoscopes (un tube auquel est fixée une caméra) permet également d’opérer sans ouvrir le corps, en passant par les voies naturelles par exemple. Des praticiens se filment en cours d’intervention à destination des étudiants voulant intégrer le milieu médical. Il est par ailleurs possible de retransmettre ces captures d’images, de les diffuser sur différents supports ou encore de surveiller méticuleusement, dans le cadre d’une grossesse, le développement du fœtus afin d’appréhender les éventuelles complications de sa venue au monde par le biais d’une échographie allant en se perfectionnant… Bref, suivant la formule d’Isabelle Queval, « [l]e corps est un lieu d’exercice de la science nouvelle », et cette science est entre autres l’espace de création de nouveaux moyens et procédés d’image, et ce, depuis la fin du XIXe siècle. Cependant, si l’image est devenue accessible au point de permettre le développement de ces pratiques au sein de l’univers hospitalier, elle a aussi été réappropriée par le malade lui-même. C’est précisément cette récupération que nous allons tenter d’analyser dans ce mémoire à travers le geste d’autofilmage. En effet, l’auto-filmage pose d’autant plus de questions quant au récit de la maladie qu’il permet, comme le remarque Catherine Guéneau au sujet du film La Pudeur ou l’impudeur, de Pléthore de films que nous considérerons, à la suite de Grisi, comme « autopathographiques » utilisent ce dispositif parmi lesquels le récent E Agora ? Lembra-me , Silverlake Life: The View from Here , ou encore les deux films dont l’étude comparative conduira notre analyse : La Pudeur ou l’impudeur et Tarnation.
La Pudeur ou l’impudeur (1992) a été réalisé par l’écrivain, photographe et journaliste français Hervé Guibert (1955-1991). Dans ce film, produit pour la télévision, le réalisateur montre son combat quotidien contre le sida. L’œuvre est ainsi ponctuée de visites chez le médecin, d’interventions diverses effectuées sur le corps au nom de son bien-être et de sa préservation : séances de massage, exercices physiques… Si le film s’apparente ainsi à un documentaire sur le quotidien d’un jeune homme séropositif au début des années 1990 en France, Guibert s’efface néanmoins du champ de la caméra à certaines occasions. Il laisse la place à différents intervenants, comme ses deux grands-tantes, et introduit dans le film des procédés qui tiennent de l’interview et du reportage, voire de la fiction, et qui fonctionnent comme autant d’apartés. Nous savons que Guibert a cadré la quasi-totalité des plans de la version finale du film, à l’exception des quelques plans de lui enfant, filmés par son père, et d’un plan d’ensemble tourné sur l’île d’Elbe. Certains rushes non utilisés, montrant son arrivée en scooter sur son lieu de villégiature, sont de la main de son ami et amant Thierry. Lorsque ce n’est pas le réalisateur qui tient la caméra, elle repose sur un trépied fourni par la production, ce qui permet à Guibert de se filmer plus facilement. Le film oscille donc, d’une part, entre l’auto-filmage, facilité par le pied de caméra et, d’autre part, le filmage d’autrui par le malade qui assume ainsi sa propre mise en images comme celle des autres.
Le deuxième film qui nous intéresse à cet égard est Tarnation (2003), du réalisateur américain Jonathan Caouette (1973 –). Tarnation est un récit rétrospectif dans lequel le cinéaste raconte l’histoire de sa vie, de son enfance jusqu’à un passé rapproché, c’est-à-dire proche du temps du montage et de la distribution. Pour ce faire, Caouette utilise des images qu’il a lui-même filmées au cours des périodes concernées, et ce, dès son plus jeune âge. Enfant, il se met en scène devant la caméra, filme sa famille, explore sa sexualité ; plus âgé et malade, il tente de faire la lumière sur les troubles mentaux de sa mère diagnostiquée schizophrène, violée puis internée dans d’atroces conditions. Le film est conséquemment basé sur un jeu constant de va-et-vient entre la figure du fils et celle de la mère, s’élargissant à la famille et aux amis dont il prend aussi le temps de faire le portrait. Ces portraits occupent une place singulière dans le long-métrage autant qu’ils nourrissent le récit que fait le cinéaste de sa pathologie et de celle de sa génitrice. Caouette cherche qui il est15 et l’auto-filmage est l’un des moyens favorisant cette recherche. Se crée alors, comme chez Guibert, un rapport entre le filmage de soi et celui des autres. À la fin du long-métrage, Caouette laisse même la caméra à son amant David. Nous reviendrons, bien évidemment, sur cette particularité dans le corps de notre étude.
Au-delà des multiples différences que nous comptons bien étudier, La Pudeur ou l’impudeur et Tarnation ont donc quantité de points communs. Tous deux procèdent d’une tentative existentielle d’être, en résistance au morcellement identitaire, physique comme psychologique, occasionné par la maladie. Tous deux témoignent pour ce faire d’une volonté d’exposer une part d’eux-mêmes. Selon Serge Tisseron, « [s]i les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie [privée], c’est pour mieux se les approprier dans un second temps, en les intériorisant sur un autre mode grâce aux réactions qu’ils suscitent chez leurs proches . » Ce mouvement d’extériorité est appelé l’extimité. Il s’agit d’une confrontation entre soi et les autres, ou plutôt entre les autres et l’image que l’on renvoie de soi. Notre hypothèse est donc, en regard de la notion d’extimité, mais surtout des procédés filmiques utilisés, que les pratiques de Guibert et Caouette se circonscrivent dans une tension née de leur volonté de se dire, de s’exposer, mais aussi de voir leur entourage réagir et participer à la construction du récit de soi. Tarnation n’est cependant pas le film d’un mourant ; la confrontation entre les deux longs-métrages en fait plutôt deux miroirs inversés : le film de Guibert prépare sa mort alors que celui de Caouette tente d’organiser sa vie. Contre toute attente, La Pudeur ou l’impudeur est un journal audiovisuel actualisant le présent « avec la richesse du passé17 » ; Tarnation est une autobiographie de jeunesse, tout comme Guibert l’avait lui-même pratiquée avec son livre Mes Parents18, où le présent affronte les secrets et démons de l’enfance. Il appert également que ce récit de soi est entendu comme processus de formulation d’une vérité dont l’exergue guibertienne « [j]e disparaîtrai [et] je n’aurai rien caché » peut résumer le jusqu’au-boutisme. Bon gré, mal gré, l’autre prend part à ce processus de formulation.
Nous n’avons jamais lu d’analyse proprement cinématographique de La Pudeur ou l’impudeur, ce qui est d’autant plus étonnant que l’intérêt de Guibert pour l’image cinématographique et photographique ne s’est jamais démenti. Avant même de publier, il échoua au concours d’entrée de l’IDHEC, une des plus grandes écoles de cinéma françaises. Il fut journaliste culturel – spécialisé en photo et en cinéma – pour le journal Le Monde pendant 10 ans et scénariste, avec Patrice Chéreau, du film L’Homme blessé20. Son travail en tant que photographe, occulté par le reste de son œuvre, est en phase de redécouverte. De plus, nombre de ses textes renvoient à la pratique photographique et à l’image cinématographique, dont L’Image fantôme21. En bref, on peut supposer, à la suite de deux grands spécialistes de l’œuvre guibertienne, Jean-Pierre Boulé et Arnaud Genon, que le cinéma a occupé les pensées de Guibert sa vie durant. La Pudeur ou l’impudeur est son unique film, ce qui, sans prouver le talent de son auteur, nous conforte dans l’envie d’analyser ce long-métrage de façon plus approfondie. Caouette n’a réalisé qu’un seul film après Tarnation, à nouveau centré sur sa mère et lui-même. Ce deuxième opus s’intitule Walk with Renee (2011). Si les entretiens qu’a donnés Caouette, à la suite de plusieurs projections de ses films dans de grands festivals (Cannes, Sundance…), sont nombreux, la somme d’études critiques effectuées à partir de ses œuvres est néanmoins plus restreinte. Enfin, il nous semble qu’un corpus audiovisuel regroupé sous l’appellation d’« auto-filmage pathographique » ou aux particularités similaires n’a jamais été regroupé. Nous ne nous attellerons pas à cette tâche de façon exhaustive ici. Nous nous efforcerons toutefois de dégager, à partir d’œuvres aussi différentes que les deux films choisis et autour de la problématique de notre étude, les particularités propres à cette pratique de même que les thématiques et procédés transversaux communs.
Ce que nous entendons ainsi par auto-filmage pathographique est précisément, et dans la lignée de Grisi, cette exposition prise en charge par le malade lui-même au moyen du geste d’auto-filmage. L’auto-filmage pathographique devient alors une étiquette sous laquelle placer ces œuvres dans lesquelles le réalisateur est aussi le sujet filmé. Il s’agit d’écrire sa maladie, de s’écrire au moyen du procédé d’auto-filmage. Naît alors un rapport dialectique entre le regard posé sur soi et le regard posé sur le monde. Nous entendons par « rapport dialectique » un « rapport reposant sur le principe de tension-opposition entre deux termes, deux situations, et dépassement de cette opposition22 ». En effet, l’auto-filmage induit des questionnements et partis pris bien particuliers. Se filmer soi-même implique de filmer les autres ou, au contraire, de ne pas le faire. Dans les deux cas se dessine un rapport au monde qui pose les questions suivantes : Quelle influence semble avoir l’auto-filmage dans le récit de soi ? Se pourrait-il que son utilisation favorise une certaine forme de reconstruction de soi ? Quelle place est donnée à l’autre dans l’économie et la construction de ce récit de soi ?
Qu’est-ce que l’auto-filmage pathographique ?
Qu’est-ce que l’auto-filmage ?
Quelques considérations étymologiques. Le procédé.
« Auto » est « tiré du grec autos, adj. pronominal signifiant à la fois “le même, lui-même, de lui-même’’ ». Quant au mot « film », son sens s’est fixé à la fin du XIXe siècle ; c’est un « mot anglais signifiant “pellicule’’ en photographie puis au cinéma ». Le terme « filmage » est par la suite apparu, dans la langue française et sous la plume d’un certain Giraud, en 1912. Par auto-filmage, nous désignons le procédé qui consiste à prendre en charge sa propre image en se filmant soi-même. L’image n’est plus du ressort d’un autre opérateur que le sujet luimême, à contrario de la manière dont sont captées celles d’un film dit traditionnel. L’opérateur, cadreur ou directeur de la photographie ne se situe plus systématiquement derrière la caméra et le sujet devant, que ce dernier soit un sujet réel (une personne interrogée dans le cadre d’un documentaire ou d’un reportage par exemple) ou fictif (un personnage conçu par l’équipe du film, joué par un acteur dans le cadre d’un film de fiction). Le procédé d’auto-filmage subvertit par conséquent une forme de hiérarchie traditionnellement opérationnelle sur les plateaux de tournage, en ce qui concerne les grosses productions notamment3 . Il marque ainsi la double disparition d’un intermédiaire :
– Entre le film et le sujet lui-même – le cadreur est le sujet filmé, lui seul manipule le matériau filmique lors de la prise de vue. C’est le cas chez Guibert et plus encore chez Caouette qui assure non seulement le cadre, la lumière, mais aussi le montage de son film, en partenariat avec Brian A. Kates (concernant Guibert, cela est un peu plus compliqué, comme nous le verrons plus loin) ;
– Entre le sujet filmé et le spectateur. Le procédé d’auto-filmage est donc, d’une certaine manière, l’équivalent cinématographique de l’autoportrait pictural. Il nécessite en cela des moyens moindres que ceux d’une production cinématographique standard, à la fois en terme de logistique et d’équipe, son utilisation se voulant, dans le cadre du cinéma autobiographique, plus intimiste. Nous allons voir comment.
On peut noter néanmoins que le procédé d’auto-filmage se voit depuis quelques temps récupéré dans un cadre fictionnel, et notamment dans le cinéma fantastique et d’horreur contemporain. Ce procédé a par ailleurs été utilisé assez tôt dans le sous-genre horrifique italien, en vogue dans les années 1970-1980, appelé « mondo cannibale » – à ce titre, Cannibal Holocaust4 est un film séminal. On peut citer, parmi ces films contemporains, The Blair Witch Project5 (Fig. 1), The Bay6 ou, plus spectaculaire encore, Cloverfield7 . Le procédé d’auto-filmage est alors compris dans la dénomination found footage, qui signifie littéralement « images trouvées ». Que le spectateur ait ces images devant les yeux se justifie par leur prétendue trouvaille et leur projection par le gérant de la salle, tout comme Montesquieu, pourtant auteur du livre, ne revendiquait que la traduction et ladiffusion des Lettres persanes. Il y a là un jeu qui vise à simuler tacitement l’abolition d’une frontière entre la fiction et le réel, entre la diégèse du film et le monde du spectateur.
Égofilms et auto-filmage.
Résumons : ce que nous appelons le cinéma autobiographique constitue, pour reprendre l’expression de Georges Gusdorf concernant ce qu’il appelle les écritures du moi, « un domaine immense et solidaire21 » aux délimitations incertaines. Elles le sont d’autant plus que, en dehors des films cités depuis le début de ce chapitre, et qui participent d’un mode de production traditionnel (pas d’auto-filmage, équipe de tournage conséquente, distribution grand public…), certaines pratiques diaristes, plus confidentielles, ont progressivement vu le jour. Quelle différence y a-t-il entre l’autobiographie et la pratique du journal intime ? Brièvement, là où « [l]’autobiographie proprement dite exerce une action rétroactive ; elle met de l’ordre dans le passé22 », le journal intime n’a que peu d’effet unificateur. Il est davantage fragmenté et sa visée rétroactive est faible, car il fait la chronique quelque peu désordonnée d’un passé proche. En effet, le diariste écrit rarement sur le coup ; il attend un moment de répit pour consigner les événements récents. C’est ce temps de latence entre le déroulé de l’événement et sa consignation que vient dynamiter l’usage d’une caméra toujours plus facile à porter. En ce sens, les pratiques diaristes d’Alain Cavalier, par exemple, témoignent de ce développement comme elles l’encouragent. Cavalier assure que « [s]on problème a toujours été le temps entre [s]on émotion et le moment où [il] filme23. » Il précise : « Avant, il fallait que je trouve une caméra, que je trouve un opérateur, que j’aille chez Kodak […] tandis qu’aujourd’hui il m’arrive quelque chose et immédiatement je peux l’ enregistrer24 ». Toutefois, le développement et l’irruption sans cesse renouvelés de ces nouveaux outils ont changé jusqu’à la façon de considérer ce qui peut être filmé.
L’auto-filmage pathographique
L’auto-filmage pathographique, un acte d’émancipation et d’autonomisation. « Patho » vient du grec pathos, qui désigne la « maladie, [l’]affection31 » mais aussi la « souffrance32 ». Enfin, « graph(o), graphie » tire son origine du grec graphein, « écrire33 ». Notons que le terme « graphique » peut également être un emprunt à graphikos, « qui concerne l’art d’écrire ou de dessiner34 ». Faire acte d’auto-filmage étant, nous l’avons vu, se filmer soi-même, la dimension pathographique revient pour sa part à écrire, à décrire et en l’occurrence à représenter la maladie qui atteint celui qui se filme et, corrélativement, la souffrance qu’elle engendre. L’appellation d’auto-filmage pathographique regroupe donc les films où le réalisateur raconte sa maladie et qui consistent en une prise en charge de sa propre image par le malade. En effet, nombreux sont les processus de diagnostique dans lesquels le malade se trouve impliqué malgré lui. Qu’il s’agisse des scanners, radioscopies, endoscopies, fibroscopies décrites par Guibert dans les trois livres35 racontant ouvertement ses difficultés en tant que séropositif ou encore dans son journal d’hospitalisation36 (ou bien même lors des simples procédures d’observation affiliées à n’importe quelle hospitalisation), le malade est au sein du circuit médical scruté, observé, photographié sous tous les angles. Son image ne lui appartient d’autant plus qu’il n’est pas responsable de sa production. À l’inverse, dans le cas de l’auto-filmage pathographique, il se dégage de l’emprise du monde extérieur : c’est lui qui commande. Guibert a bien conscience de ce retournement de situation lorsqu’il écrit dans Le Protocole compassionnel, au sujet des rushes de La Pudeur ou l’impudeur : « de toute façon je suis libre de tout détruire, de tout effacer, tout ça m’appartient37 ». Par ailleurs, l’auteur nous confie, sur la même page, qu’il ne se laisse plus prendre en photo depuis deux ans. S’il se filme, c’est que ce n’est pas tant l’image elle-même qui pose problème que celui qui la prend. Guibert, comme Caouette, a conscience du désagrément voire de l’emprise tyrannique que peut avoir un opérateur sur son modèle. Et c’est ce qu’il ne souhaite plus pour lui-même. Cette conscience du médium, l’auteurréalisateur l’avait déjà avant d’être enserré dans les dispositifs hospitaliers d’image.
De la même manière, Caouette sait, parce qu’il est malade mais aussi parce qu’il prend en charge l’image de sa mère, que filmer n’est pas anodin, comme le révèle cette déclaration au journal Libération à l’occasion de la sortie de Walk away Renee39 : « La ligne est très fine entre le fait d’utiliser la vie tumultueuse de ma mère, que j’aime plus que tout, et abuser d’elle40 . » Le procédé d’auto-filmage, dans un film catégorisé comme un auto-filmage pathographique, se démarque donc de celui vu chez Varda en tant qu’il s’agit d’un acte d’émancipation découlant de la prise de conscience du pouvoir coercitif de l’image filmique. Il est par ailleurs intéressant de constater que La Pudeur ou l’impudeur et Tarnation mettent en scène cette récupération par l’inclusion de scènes non filmées par leur réalisateur respectif. Dans La Pudeur ou l’impudeur, Guibert a inclus une séquence de film de vacances tournée par son père (00:10:20) ainsi qu’un plan, certainement tourné par Thierry (00:37:47), sur l’île d’Elbe. Dans Tarnation, ce sont les premières années de la vie de Jonathan qui sont illustrées par les photos et les films des autres, avant que le garçon ne commence lui-même à filmer (nous reviendrons sur le cas des images tournées par Rosemary et David, sous l’injonction probable de Jonathan). Cette dépossession de sa propre image intervient par ailleurs à un moment où le sujet, comme un malade, ne dispose pas d’une autonomie optimale et est donc maintenu dans une certaine dépendance : la petite enfance.
CONCLUSION :
Ainsi, notre mémoire vise, premièrement, à circonscrire un type de films que nous appelons « auto-filmage pathographique ». En effet, nous utilisons, comme point de départ à notre réflexion, la définition que donne Stéphane Grisi de l’autopathographie en littérature pour ensuite l’appliquer au champ des études filmiques. L’auto-filmage pathographique est un type de film autobiographique dans lequel l’artiste, atteint d’une maladie, raconte sa pathologie de façon plus ou moins directe, de même que l’impact qu’elle peut avoir sur sa propre vie. Les films que nous regroupons sous cette appellation, dont La Pudeur ou l’impudeur, Tarnation, mais aussi Silverlake Life: The View from Here et E agora ? Lembrame, utilisent pour ce faire le procédé de l’auto-filmage. Le réalisateur se filme en tenant la caméra à bout de bras ou en la plaçant sur un trépied. Dans La Pudeur ou l’impudeur et Tarnation, qui sont les principales œuvres de notre corpus, Hervé Guibert et Jonathan Caouette mobilisent tour à tour l’auto-filmage afin d’exposer leur intimité. Pour eux, cela signifie prendre en charge leur propre image, en dehors des circuits médicaux et des nécessités que requerrait le filmage par un autre opérateur. L’auto-filmage pathographique est en ce sens un type de film autobiographique au sous texte politique : l’individu travaille à sa propre émancipation et se place en amateur, non pas par glorification de l’inexpérience mais par volonté de rejeter les procédures filmiques institutionnelles. De plus, le malade conteste l’hégémonie du discours médical et le paradigme pasteurien. La médecine étant mise en échec, la légitimité de son pouvoir et la confiance qu’on lui accorde s’en trouvent relativisées. Le malade remet également en cause aussi bien les rituels sociaux, les conventions régissant la monstration du corps que les présupposés. Le corps montré au sein de l’auto-filmage pathographique est conséquemment un corps qui déroge au rituel d’effacement mis en œuvre dans les sociétés occidentales modernes. En effet, on trouve au cœur de ces sociétés où le corps est mis en avant une certaine ironie : plus le corps est exposé, dévoilé, plus certaines de ses particularités, pourtant proprement biologiques, sont passées sous silence, comme l’écoulement des fluides ou la présence de certains signes disgracieux. Un film relevant de l’auto-filmage pathographique est donc une opération de dévoilement à contre-courant. De fait, Caouette comme Guibert exposent le corps atteint, dégradé, décharné ou au contraire bouffi, prématurément vieilli ou précocement sexué… Ils convoquent le spectre de la mort, l’imagerie de la Shoah et de la martyrologie, ou encore celle du film d’horreur. De plus, ils réinstaurent la présence de l’image du malade en dehors des lieux où nous les trouvons généralement. Les patients sont chez eux, dans une maison ordinaire, dans une petite ville, dans une grande métropole, en famille, sur une île… et à l’écran. Cette présence à l’écran, aussi inhabituelle soit-elle, a cependant été permise par les avancées technologiques qui ont rendu les caméras extrêmement maniables et accessibles au grand public. Par ailleurs, la production et la diffusion de ces films, bien que réservées à une audience avertie, ont été rendues possibles par certaines institutions. Ainsi, La Pudeur ou l’impudeur est le résultat d’une proposition faite à Guibert par la productrice Pascale Breugnot. Le film, moyennant certaines concessions du réalisateur à la production, puis de la production aux différents organes de contrôle télévisuels et publics, a pu être diffusé sur une chaîne de grande écoute. Quant à Tarnation, le film a pu être projeté, après certaines coupes au montage demandées par l’entourage professionnel du réalisateur, en salles et dans de nombreux festivals. Nos représentants de l’auto-filmage pathographique mettent ainsi, selon nous, l’accent sur une des particularités de ce type de film : si contestataire soit-il, l’auto-filmage pathographique se meut dans les marges d’un espace laissé libre, sous certaine condition, par les centres de pouvoir.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : Qu’est-ce que l’auto-filmage pathographique
I. Qu’est-ce que l’auto-filmage ?
1.1.1. Quelques considérations étymologiques. Le procédé
1.1.2. De quelques difficultés concernant le cinéma autobiographique.
1.1.3. Egofilms et auto-filmage.
II. L’autofilmage pathographique.
1.2.1. L’auto-filmage pathographique, un acte d’émancipation et d’autonomisation.
1.2.2. L’auto-filmage pathographique : pour le malade, un acte de contestation.
1.2.3. L’auto-filmage pathographique, une riposte
III. « Montrer » la maladie
1.3.1. La mort et le corps supplicié.
1.3.2. Corps des vieillards, corps des fous : une sortie des hétérotopies ?
1.3.3. Bousculer les frontières de l’intime : le dévoilement de soi, la mort à l’écran et
la confusion des sphères privées et publiques par le renvoi à la culture populaire
CHAPITRE 2 : Le récit de soi
I. Se raconter
2.1.1. Notre corpus, vidéo ou cinéma expérimental ?
2.1.2. Stratégies du récit de soi et maladies
2.1.3. Le récit de soi, la sincérité et la fiction : reconsidération
II. Conversion à soi et reconnaissance de soi
2.2.1. Retour à soi et spiritualité dans l’art
2.2.2. Avant l’epimeleia heautou et le gnôthi seauton : l’auto-filmage et la
reconnaissance de soi
III. Souci de soi et connaissance de soi
2.3.1. Hervé Guibert et l’epimeleia heautou.
2.3.2. Jonathan Caouette et le gnôthi seauton
CHAPITRE 3 : Souci des autres et dialectique des regards dans l’auto-filmage
pathographique
I. Le souci des autres
3.1.1. Hervé Guibert et ses grands-tantes : soutien et préparation au pire
3.1.2. Jonathan Caouette et la rupture de la malédiction familiale
3.1.3. Retour sur l’intertextualité : l’emprunt et la citation comme clés de lecture
axiologiques de l’œuvre
II. Dialectique des regards
3.2.1. Dialectique des regards : entre auto-filmage et filmage des autres
3.2.2. L’auto-filmage par quelqu’un d’autre que soi : une contradiction véritable ?
3.2.3. Auto-filmage, filmage des autres et auto-filmage par un tiers : l’auto-filmage
pathographique ou le dépassement de ces termes
CONCLUSION
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