Le rapport entre fiction et réalité dans l’oeuvre de Tomás Eloy Martínez ou le pouvoir des mots dans les rapports de force

Tomás Eloy Martínez (1934-2010) est avant tout connu en Amérique latine pour sa carrière journalistique exemplaire ; cependant, l’œuvre romanesque de cet auteur a également suscité un intérêt grandissant, Santa Evita (1995) devenant ainsi le roman argentin le plus traduit de toute l’Histoire. Notons toutefois qu’il ne s’agit pas d’un simple succès d’édition, la qualité de son écriture ayant été saluée à maintes reprises par de grands noms de la littérature tels Mario Vargas Llosa, Gabriel García Márquez ou Carlos Fuentes, pour n’en citer que quelques-uns.

La première approche professionnelle de l’écriture de Martínez se fera donc tout d’abord par l’intermédiaire du journalisme ; il apprendra de ce métier qu’il exercera avec passion jusqu’à la fin de ses jours l’art délicat de manier les mots, et la puissance que peut renfermer le discours. Ainsi, il ne cessera de défendre cette profession première et ses valeurs, comme l’éthique et le soin apporté à la rédaction de chaque article.

C’est également ce métier qui lui fera vivre une expérience déterminante pour l’ensemble de sa future carrière de romancier ; en effet, c’est en qualité de journaliste que Martínez a été amené à rencontrer à diverses reprises le Général Juan Domingo Perón. En 1970 notamment, celui-ci confie ses mémoires à Martínez, qui les enregistre pendant plusieurs jours et ne peut que constater une évidente manipulation des faits visant à présenter le Général sous son meilleur jour. C’est là une des premières confrontations de l’auteur avec le pouvoir, puisqu’il est contraint par les règles régissant sa profession de publier les transcriptions de ces dialogues telles que les avait validées Perón, sans possibilité d’y apporter de corrections — qu’il avait pourtant suggérées au Général.

Le point de départ : le journalisme 

Le journaliste « absolu » : les dix commandements du journaliste

La profession première de Martínez, alimentaire dans un premier temps, a été le journalisme. Cette opportunité de travailler avec les mots sera pour lui une précieuse formation pour sa future carrière de romancier : loin d’être un pis-aller en attendant de vivre de ses romans, le journalisme a tenu une place fondamentale dans sa vie d’homme de lettres. Ainsi, c’est un journaliste dont tous s’accordent à reconnaître l’excellence : « Tomás Eloy est le meilleur journaliste en langue castillane », a ainsi déclaré son ami Gabriel García Márquez, parmi tant d’autres. Il occupe une place de maître incontesté dans le journalisme hispano-américain, comme l’a souligné récemment le journaliste et écrivain mexicain Juan Villoro :

Si un jour les directeurs de journaux pouvaient être choisis par suffrage et que nous puissions avoir un directeur pour un journal d’Amérique Latine, nous aurions sûrement voté pour Tomás Eloy Martínez, notre guide irremplaçable. Un journaliste m’a demandé une fois : « Tu ne donnes pas de cours à la Fundación de Nuevo Periodismo ? », et je lui ai répondu : « Comment pourrais-je donner cours là où Tomás Eloy Martínez est le maître ? »

En effet, cinquante ans ininterrompus d’un journalisme intègre et de grande qualité formelle lui ont forgé une solide réputation. Depuis ses débuts à La Gaceta de Tucumán jusqu’à sa participation dans des journaux internationaux comme La Nación, The New York Times ou El País (journaux pour lesquels il a été chroniqueur permanent depuis mai 1996), Martínez a occupé divers postes : correcteur d’épreuves, critique de cinéma, de théâtre et de romans, reporter, chroniqueur, rédacteur en chef, mais aussi directeur et créateur de journaux et de revues (citons  entre autres la création de El Diario de Caracas en 1979 au Venezuela, Siglo 21 en 1991 au Mexique, ou encore en 1991 également la création du supplément Primer Plano du journal Página/12, en Argentine). Toute sa vie, il aura ainsi pleinement exercé cette profession, publiant son dernier article intitulé « Los desafíos de la cultura narco » le 9 janvier 2010 pour La Nación, soit trois semaines avant que ne l’emporte son cancer.

L’éthique de la recherche de la vérité : indépendance et responsabilité

Dès 1954, Martínez travaille pour La Gaceta de Tucumán, où il fait ses premières armes en tant que correcteur d’épreuves, de critique de cinéma et de théâtre, et enfin de chroniqueur politique. Extrêmement formatrice, cette étape lui fait déjà prendre conscience de certaines problématiques essentielles :

J’ai commencé dans le journalisme par nécessité, car mes parents et moi-même doutions que le travail universitaire et la littérature puissent me permettre de vivre. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler à La Gaceta de Tucumán, comme correcteur d’épreuves. Ce fut une école formidable, car il y avait là tous les professeurs désavoués par le péronisme. Il y avait un grand philosophe français, Roger Labrousse ; une extraordinaire professeur d’Histoire, María Elena Vela ; une autre professeur de Philosophie, Selma Agüero… Nous avions des conversations très riches tandis que nous discutions des problèmes de grammaire ou des séparations de syllabes. Ce fut là ma première forme d’éducation journalistique. Si l’on soigne son langage, l’éthique vient en consonance, car la responsabilité commence par l’outil que l’on manipule. Dès le début, je sus qu’il n’y avait pas qu’une seule vérité ; je sais qu’il n’y a pas qu’une seule vérité et que si toi et moi nous racontions ce que nous sommes en train de vivre en ce moment, nous le raconterions de manières différentes.

Déjà, nous voyons affleurer l’intuition d’une relation entre langage et éthique, ainsi que le thème de la multiplicité de la vérité, deux motifs récurrents dans l’ensemble de l’œuvre de Martínez. Il restera à La Gaceta de Tucumán jusqu’en 1957, date à laquelle il quitte Tucumán pour suivre sa vocation, et devient critique de cinéma à La Nación. Mais ses critiques sans concession attirent au journal les foudres des distributeurs de films états-uniens, qui retirent en 1961 leurs parts de publicité et exigent, pour les rendre, le renvoi de Martínez. La direction du journal finit donc par lui demander de se contenter de rédiger ses critiques en suivant les indications d’un secrétaire de rédaction. Pleinement conscient de sa responsabilité envers ses lecteurs, Martínez refuse de signer de tels articles, déclarant alors : « Mon travail est à vendre, pas ma signature. » C’est de cette expérience que découle tout naturellement le premier précepte du décalogue :

Le seul patrimoine du journaliste est son nom respectable. Chaque fois que l’on signe un texte insuffisant ou infidèle à sa propre conscience, on perd une partie de ce patrimoine, ou la totalité.

Mais cette intransigeance lui coûta cher : fidèle à ses principes, il démissionne et se retrouve sur les listes noires des propriétaires de journaux pendant un an. Cependant, cette mise au ban est aussi l’occasion de développer une autre de ses passions : le cinéma. Ainsi, il survit en enseignant à l’Université de la Plata de 1961 à 1965, où il obtient la charge d’un cours de théorie générale du cinéma. Cet attrait pour le septième art se traduit également par la publication de Estructuras del cine argentino en 1961 et se prolonge dans l’écriture de scénarii, la plupart du temps en collaboration avec son ami Augusto Roa Bastos ; il en écrira ainsi dix entre 1960 et 1990. Il ne poursuivra pas dans cette voie, qui s’était ouverte à lui surtout par nécessité financière ; toutefois, comme nous pourrons le constater, l’écriture scénaristique trouvera plus tard sa place dans ses romans, comme dans Santa Evita, et aura permis à l’auteur de pratiquer très tôt l’art du montage, tout en développant une réflexion sur l’image.

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Table des matières

Introduction
1. [H]istoire et [h]istoire
1.1. Le point de départ : le journalisme
1.1.1. Le journaliste « absolu » : les dix commandements du journaliste
1.1.1.1. L’éthique de la recherche de la vérité : indépendance et responsabilité
1.1.1.2. Journalisme et narration
1.1.1.3. Expertise et engagement dans l’écrit
1.1.2. Du journalisme à la fiction : le « cycle péroniste »
1.1.2.1. Des entrevues à la Puerta de Hierro (1970) à Las vidas del General (2004)
1.1.2.2. Un « duel de versions narratives » : la naissance du cycle péroniste
1.1.2.3. « Ficción, Historia, periodismo : límites y márgenes » : le chemin vers la fiction
1.1.3. La pasión según Trelew (1973)
1.1.3.1. Une confrontation décisive avec le pouvoir
1.1.3.2. Premiers pas vers l’écriture romanesque
1.1.3.3. Souci du témoignage et engagement pour la démocratie
1.1.4. Lugar común la muerte (1979)
1.1.4.1. Où réalité et imagination se mêlent
1.1.4.2. Altération de la perception de la réalité par les sens
1.1.4.3. Le corps, la voix et l’écriture
1.2. Influences théoriques
1.2.1. Philosophie et Histoire
1.2.1.1. Walter Benjamin, le « chiffonnier baudelairien »
1.2.1.2. Hayden White
1.2.2. Le Nouveau Journalisme
1.2.2.1. La chronique, un genre « latino‐américain par excellence »
1.2.2.2. Rodolfo Walsh, le journaliste détective engagé
1.3. De l’Histoire vers l’histoire : un « désir de rectifier la réalité »
1.3.1. Comment rendre compte de l’Histoire ?
1.3.1.1. Niveau paradigmatique : les événements historiques
1.3.1.2. Niveau syntagmatique : la construction du temps
1.3.1.3. Des romans peuplés de personnages historiques… et moins historiques
1.3.1.4. Les procédés de l’histoire racontée
1.3.2. Une réalité transfigurée
1.3.2.1. Altération de la limite entre fiction et réalité
1.3.2.1.1. Des personnages qui troublent les limites
1.3.2.1.2. L’investissement des zones d’ombre de l’Histoire
1.3.2.2. Mélange des genres
1.3.2.3. Auteur, narrateur ou personnage ?
2. « L’autre rive »
2.1. La subjectivité de la perception
2.1.1. Perception et existence
2.1.1.1. Les sens des personnages : un problématique accès à la réalité, entre « la chose en soi » et « la chose pour moi »
2.1.1.2. Des sens altérés
2.1.1.2.1. Des sens défaillants
2.1.1.2.2. Des sens qui s’effacent
2.1.1.2.3. Des sens niés
2.1.1.2.4. Des sens qui perçoivent ce qui « n’est pas »
2.1.2. Un regard fragmenté… ou des fragments de regard ?
2.1.3. Mémoires et réalités
2.1.3.1. Manipulations volontaires et utilisation du souvenir : mémoire ou imagination?
2.1.3.2. Manipulations involontaires du souvenir et mémoire littérale : de l’oubli à la folie
2.1.3.3. Un hommage à la mémoire : Martel ou la mémoire exemplaire
2.2. Transgression des frontières et des limites
2.2.1. Limites géographiques et physiques
2.2.1.1. Les montagnes jaunes et la tranchée
2.2.1.2. Frontières et exils
2.2.1.3. L’eau, les fleuves et leurs rives
2.2.2. Les miroirs
2.2.3. Des frontières entre la vie et la mort
2.2.4. Les cartes
2.2.5. L’érouv
2.2.6. Entre mythe et réalité
2.3. Des réalités alternatives
2.3.1. Des réalités créées par les cartes
2.3.1.1. Cartes, mémoire et réalité : Buenos Aires ou la permanence à travers la mutation
2.3.1.2. Cartes et passages
2.3.2. Des réalités créées par la folie
2.3.2.1. Passions nécrophiles
2.3.2.2. Paranoïa et inversion des valeurs
2.3.3. Des mondes parallèles ou symétriques
2.3.3.1. Le double
2.3.3.2. Le jumeau
2.3.3.3. Le retour cyclique
3. Le pouvoir et les mots, le pouvoir des mots
3.1. Une première approche vers « le sombre cauchemar du pouvoir » : Sagrado et
La mano del amo
3.1.1. Le langage au centre
3.1.1.1. Le langage, un protagoniste à part entière
3.1.1.2. Le langage, source et enjeu du pouvoir des femmes
3.1.2. Le pouvoir dans l’espace privé : le règne féminin
3.1.2.1. Un modèle matriarcal
3.1.2.2. L’autoritarisme maternel
3.2. Le pouvoir des mots dans l’espace public
3.2.1. Le 4ème pouvoir : la presse
3.2.1.1. Les mots de la presse, révélateurs et créateurs de réalité
3.2.1.2. Limites et ambivalences
3.2.2. La mainmise sur l’esprit : religion, superstitions et croyances
3.2.2.1. La vacuité du message religieux
3.2.2.2. « Un pays gouverné par les mages et les devins »
3.2.2.3. La Croix et l’Epée : des mots qui justifient la violence
3.2.3. Des mots qui créent l’illusion : la politique
3.2.3.1. Le couple Perón : des mots‐exhibition
3.2.3.2. Menem : des mots‐dissimulation
3.2.4. Les mots‐disparition de l’armée
3.2.4.1. Des mots qui imposent l’uniformité
3.2.4.1.1. La doctrine, ou les mots‐guides du militaire
3.2.4.1.2. Une voix unique imposée
3.2.4.2. De l’usage du silence et du secret
3.3. Le contre­pouvoir artistique : un pouvoir subversif
3.3.1. Une illusion révélatrice d’illusions
3.3.2. Un pouvoir démiurgique : l’invention comme acte suprême
3.3.3. Le pouvoir des mots dans la lutte contre la disparition
3.3.3.1. La figure du dominus : le docteur Dupuy
3.3.3.2. Le contre‐pouvoir artistique comme magister
3.3.3.3. Dominus vs Magister : la trajectoire d’Emilia dans les jeux de pouvoir
Conclusion

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