Introduction
Un constat qui mène à réflexion
Lors de nos stages, nous avons eu la possibilité d’observer des enseignants généralistes pendant plusieurs moments d’enseignement. L’une des disciplines que nous n’avons pas beaucoup eu l’occasion d’observer était la musique. Lorsque nous recevions les horaires hebdomadaires des classes nous avons noté que le temps prévu pour l’enseignement de la musique était souvent réduit à un petit moment dans la semaine (généralement pour enseigner une chanson). De plus, ces périodes étaient souvent utilisées pour avancer dans d’autres disciplines.
Concrètement, nous avons pu voir que la musique était peu, voire pas du tout enseignée. Ceci nous a surpris et nous nous sommes demandés si cela touchait un domaine plus vaste que le seul cadre de nos stages. Pour tenter d’y répondre nous avons choisi de faire une enquête orientée à un ensemble de 15 enseignants.
La question à laquelle répondre, suite à des conclusions intuitives tirées des observations, était :
Est-ce que les enseignants généralistes alignent l’enseignement de la musique avec le PER ?
Nous allons tenter de répondre à cette première interrogation à l’aide de deux questions faisant partie de notre enquête.
Au préalable, nous établirons un cadre théorique succinct concernant les directives légales et la déontologie que tout enseignant se doit de suivre lors de la planification de son enseignement et de la mise en place de ses pratiques enseignantes.
Cadre théorique
Les directives à suivre lors de l’enseignement de toute discipline scolaire sont définies par le Plan d’études Romand2. Ce document légal a pour fonction de « définir les contenus d’apprentissage […] et permet aux enseignants de situer leur travail, la place et le rôle de leurs disciplines ».
Le PER ne hiérarchise pas les différentes disciplines à enseigner. Elles sont toutes structurées avec des objectifs et des progressions d’apprentissage à atteindre nécessairement à des stades précis de la scolarité obligatoire.
Les Plans d’études répondent à des moments sociaux spécifiques. Une initiative sur la formation musicale (retirée le 25.03.2012) demandait une modification des Plans d’études en matière de musique4. Un contre-projet du Parlement (inscrit dans la Constitution)5 a considéré qu’une grande partie du texte de l’initiative était déjà considérée dans les Plans d’Etudes suisses et que «tous les cantons accordent aujourd’hui déjà une place importante à l’enseignement de la musique à l’école. En comparaison internationale, les élèves suisses ont en règle générale davantage de leçons de musique que leurs condisciples étrangers»7.
Hypothèses
La musique n’a pas la même reconnaissance que d’autres branches en matière d’insertion économique et sociale20 et il n’y a pas de contrôle effectif de son enseignement. Son évaluation étant plus subjective que pour d’autres branches, l’enseignant dispose d’une grande marge de liberté.
L’institution scolaire ne dispose pas de beaucoup de dispositifs de contrôle car il n’y pas de traces ni d’outils d’évaluation permettant de s’assurer que l’enseignement est mis en place tel qu’il est prescrit dans le PER (il n’y a pas, par exemple, d’inclusion de la musique dans les épreuves cantonales de référence, ECR21). D’ailleurs, la musique fait partie du groupe 3 dans le Cadre général d’évaluation22, ce qui induit une pondération différente par rapport à d’autres disciplines (mathématiques, langues, sciences). Les notes en musique ont moins de poids et les conditions de promotion semblent conforter l’idée que la lecture, les langues, les mathématiques et les sciences se trouvent en situation de supériorité par rapport aux arts (visuels, manuels et musicaux)23. Par preuve, nous nous sommes rendu compte que les enseignants qui n’enseignent pas la musique pour des raisons personnelles sont rarement critiqués (ce qui dans d’autres branches ne serait jamais toléré).
Nous constatons ainsi une priorisation subjective qui n’est pas à qualifier de simple dysfonctionnement. La vocation et la responsabilité de l’enseignant à amener ses élèves à «apprendre, et d’apprendre à apprendre afin de devenir aptes à poursuivre leur formation tout au long de leur vie» peuvent se voir biaisées par une tendance à satisfaire les disciplines que le PER exige d’évaluer, favorisant des disciplines qui sembleraient «plus urgentes».
Ce choix n’est pas obligatoirement une négligence, mais rend compte de la réalité pratique des programmes appliqués sur le terrain en fonction des priorités destinées à offrir plus de chances aux élèves dans des disciplines où ils seront effectivement évalués par l’école et ultérieurement par la société d’insertion. Cette situation fait de la musique, pour paraphraser Dubois (2013), un parent pauvre de l’enseignement.
Les contenus du Plan d’études sont censés satisfaire les expectatives sociales du moment.
L’école applique -ou cherche à appliquer- ces contenus et les priorités dans le traitement des disciplines s’expriment sous la forme de finalités, de moyens, de ressources et de temps assignés à chacune (Périsset, 2011:227). Ces assignations signalent une sélectivité et se reflètent aussi dans les pratiques enseignantes.
Le lieu concret et réel est la classe28 qui est, en même temps, un lieu de subjectivité possible qui s’inspire et qui part 2. Certains enseignants gardent un mauvais souvenir de leur propre scolarité en musique.
Un enseignant n’est pas en dehors de sa propre expérience scolaire. Son parcours en tant qu’apprenant peut jouer un rôle significatif dans sa pratique enseignante. Lorsque l’enseignant fait face à ses élèves dans la classe (lui-même ayant un rapport et une histoire personnelle face à la musique comme discipline scolaire), l’application des directives peut se compliquer: tout en s’appliquant de manière responsable à accomplir le Plan d’études, l’approche individuelle et la gestion contextuelle de classe ont des influences sur les pratiques d’enseignement. La musique est l’une de ces disciplines qui jouissent d’un statut de langage universel reconnu et de clé de rencontre interculturelle31 et le Plan d’études cherche à rendre compte de la pertinence de la musique comme discipline scolaire32. Mais tout ne se passe pas comme le Plan d’études déclare. Il y a une distance entre ce que le curriculum prescrit affirme et ce que le curriculum réalisé effectue (Perrenoud, 1994 : 2).
Notre expérience scolaire de la musique a été celle d’un apprentissage par imitation (Bandura, 1980), souvent par des chansons accompagnées avec des enregistrements. Dans ce modèle il n’y avait que peu d’éléments se rapportant à une sensibilisation à la musique (rythmique, théorie, intervalles, solfège, etc.).
Le problème que nous rencontrons dans l’enseignement de la musique aujourd’hui ce n’est pas que les enseignants ne soient pas de bons enseignants de musique. L’approche hiérarchisée dans le traitement des disciplines fait que rares sont les personnes qui ont eu -lors de leur propre parcours scolaire- des enseignants prônant l’excellence de la musique par rapport aux disciplines perçues comme des instruments modèles de réussite scolaire34 et nombreux sont les enseignants ayant vécu, en tant qu’élève, des mauvaises expériences, blessantes parfois, dont ils veulent épargner leurs propres élèves. On a décrit l’effet de cette pédagogie dissuasive sur l’étudiant qui deviendra enseignant et «certains n’ont pas hésité à parler de «pédagogie noire»: une pédagogie qui aboutirait à un processus de destruction des capacités créatrices de l’enfant…
De fait, dans de nombreux entretiens, des mots très durs ont pu être prononcés contre ce type d’enseignement. Beaucoup évoquent des situations d’humiliation: «Quand on se plantait à la flûte, il y avait toujours des ricanements et le professeur laissait faire»…voire des violences physiques: «Quand on ne chantait pas, on recevait un coup d’ardoise sur les doigts» […] Ceux qui ont connu cette situation en gardent une trace profonde, même si cela s’est accompagné d’une volonté de ne pas blesser l’enfant (lui demander, par exemple, de ne pas chanter pour lui permettre de ne pas se faire remarquer).
Mais la violence reste la même. Ce qui s’inscrit dans la tête de celui qui est exclu, c’est un sentiment de fatalité: on ne lui laisse pas d’issue, il pense donc n’avoir aucune chance de s’en sortir» (Lamorthe, 2006 :5).
La réaction générée par les exemples négatifs imprimés dans la mémoire personnelle de l’enseignant ferait que, lors de la gestion contextuelle de classe, il traite la musique avec des exigences programmatiques minimales ou évite même son enseignement.
Enseigner la musique exige une exposition psycho-émotionnelle et personnelle de l’enseignant
Nous avons constaté que certains enseignants n’ayant pas un rapport positif à la musique, ou ne s’estimant pas suffisamment compétents, ont tendance à réduire l’investissement du temps pédagogique et prétéritent, voire renoncent à son enseignement. La musique fait partie des disciplines où l’implication personnelle et l’engagement professionnel peuvent être tributaires d’éléments externes tels que des mauvaises expériences en tant qu’élève (cf. hypothèse 2) et du besoin d’une image de soi équilibrée pour pouvoir bien gérer l’exposition personnelle.
Ceci demande une assurance qui peut faire défaut. Dubois parle d’un «ensemble d’incertitudes plus ou moins importantes concernant ces différents axes [de formation] qui amènerait les enseignants à une […] insatisfaction » (Dubois, ibid.).
Un complexe de ne pas savoir ou un sentiment de ne pas être à la hauteur peuvent être à labase d’un refus à s’exposer au regard extérieur. Engagé dans l’acte de «devoir enseigner aux autres» (qui suppose le transfert de quelque chose que l’on sait), l’enseignant risque de refuser de «se montrer» -dans le sens de s’exposer dans sa faiblesse- vis-à-vis de ces régulations et «classements qui vont s’appeler «disciplines scolaires», «champs de savoir» (Meirieu, 2001 :6).
On peut comprendre que dans ces disciplines plus subjectives il y ait des réticences à s’exposer. Elles ne seraient les mêmes pour des disciplines auxquelles on accorde -en raison des exigences programmatiques- une instrumentalité qui favoriserait les chances de réussite sociale des élèves. L’enseignant aura donc tendance à répondre en priorité à ce qui relève de l’obligation -le devoir pédagogique-, la musique étant ainsi prétéritée en raison des représentations subjectives prises dans ce que Meirieu nomme «imaginaire personnel vorace» (Meirieu, opus cit., p. 11).
La musique demande des savoirs théoriques et des savoir-faire techniques qui rendent difficile son enseignement aux enseignants ne les maitrisant pas.
Certes, ne pas posséder de connaissances théoriques n’est pas un échec en soi: selon son éthique, sa posture professionnelle et le besoin de ses élèves, l’enseignant peut trouver des pistes pour développer l’axe du rapport au savoir musical, en équilibrant le triangle pédagogique et en s’appropriant des savoirs à maitriser pour l’enseignement de la musique.
Cette appropriation crée une ambiance stimulante à niveau relationnelle et pédagogique, favorise l’évacuation de la frustration comme source d’échec et permet de dépasser la fatale conclusion «Je ne suis pas doué pour la musique!» (Baume-Sanglard et alli, 2011:84). La spécificité de la musique comme art d’expression «engage de manière originale la personne […soit] dans son rapport au temps, à la trace, à la place et à la fonction du langage dans la communication interpersonnelle […soit] dans son rapport à son propre corps et à celui des élèves, à sa propre expressivité́ et à celle des élèves, à sa propre image de soi » (Mialaret, 2002:11).
Cette exigence demande de l’enseignant un travail constant sur soi qui met en valeur ses dispositions et son ouverture d’esprit pour avoir un rapport heuristique et créatif vis-à-vis de la profession, autonome dans sa relation à la discipline musicale et empreint de l’envie de transmission pédagogique.
Les indicateurs et leur mesure
Pour vérifier nos hypothèses nous avons choisi 4 indicateurs :
-‐ le rapport personnel de l’enseignant à la musique
-‐ la place qu’il lui attribue dans son enseignement
-‐ les connaissances théoriques
-‐ les savoir-faire musicaux
Par rapport personnel de l’enseignant à la musique nous entendons l’affinité que l’enseignant ressent envers la musique en tant qu’art.
La place qu’il lui attribue dans son enseignement est l’intégration qu’il fait de la discipline dans sa pratique concrète, en tenant compte des précisions sur le temps assigné à la discipline et au contenu enseigné.
Les connaissances théoriques et les savoir-faire musicaux relèvent de l’ensemble des prérequis de la Haute Ecole pédagogique à maitriser en musique par tout futur enseignant généraliste (Châtelain et Marazzi, 2014).
La mesure de chaque indicateur est directement intégrée dans le questionnaire. Les questions sont classées dans le tableau du questionnaire, selon les indicateurs qu’elles concernent (lignes grisées indiquant le titre de chaque série de questions).
Les non-réponses pour des raisons d’ordre administratif
Nous nous n’étendrons pas sur ces réponses qui parfois ont l’air d’excuses, mais elles peuvent trouver justification soit dans les politiques locales au sujet d’interventions extérieures (« Il faudrait parler plutôt à la Direction, je ne peux pas en décider», «Nous n’avons pas le droit de faire entrer des personnes autres que les enseignants en classe») ou dans les directives fédérales de protection des données et de la vie privée des personnes («Je ne sais pas si les parents des élèves sont prêts à autoriser des observateurs extérieurs en classe», «Je suis plutôt inquiète pour ce qui concerne la protection des données»).
Questions liées à une auto-appréciation des connaissances musicales: le rapport de l’enseignant à la musique
L’auto-évaluation au sujet des connaissances et compétences musicales est souvent contradictoire. On peut détecter une retenue importante dans la qualification personnelle en matière de connaissances théoriques. Les réponses diffuses parlent d’un souvenir parfois nébuleux («Je pense à la gamme, tout ce qui est lecture de chanson avec des notes, etc. Ça fait aussi référence à ce qui est instrument, historique des instruments, courants musicaux»), des connaissances précises («[Mes connaissances] devraient être bonnes, parce que j’ai quand même mon papier du conservatoire. Ce qui se fait au solfège, lire des partitions, tout ce qui tourne autour de la musique et qui permet de cadrer et définir la musique», «Connaissances analytiques d’une partition») doublées pourtant d’une réserve («Après j’ai bien conscience que c’est plus complexe que ça», «Crescendo, clé de sol, do, ré, mi, fa, sol, nuances, opposition de nuances », « Tout ce qui ne touche pas un aspect pratique qui est utile pour l’aspect pratique) ou d’un discours indirect (« Pouvoir lire une partition, savoir comment elle est composée, de tout savoir lire ce qui est écrit, que se soient les notes, les indications, le tempo, armures, clé, etc. Et puis la forme aussi… comment une pièce est construite parce qu’elle n’est jamais au hasard ») sans que le répondant déclare avec précision ce qu’il sait à titre personnel.
Lorsqu’il s’agit d’estimer les connaissances théoriques en les jaugeant sur un créneau de 0 et 5, la réserve évoquée dans le paragraphe antérieure se confirme. Les répondants s’accordent «un 1 de présence», « un minimum», «moins deux», «entre 1 et 2», «maximum 3» ou «un 1», avec une dévalorisation évidente. Même dans le cas d’un répondant ayant une solide formation, la réserve est explicitée («Théoriquement je devrai être à 5…Donc je pense plutôt 4: 16 ans de conservatoire à Lausanne, certificat de solfège, c’est quand même assez poussé.
Cours de violon») signalant de suite que «plus que connaissances théoriques, il s’agit d’écrire ce qu’on entend», tandis qu’un autre s’accorde un « 5…si c’est juste par rapport à ma vision, j’estime à maximum 3. …je sais les bases, mais je ne pourrais pas faire un coeur à 3 voix….je peux créer une chanson et un accompagnement…mais sans garantir que c’est musicalement totalement au point ».
Questions destinées à tester les vraies connaissances du répondant
On constate que les enseignants gardent un souvenir flou -sauf parmi ceux qui ont suivi des formations spécifiques en musique- de leurs connaissances musicales. Ils privilégient des réponses évasives parfois structurées comme interrogation. Ils sont nombreux les «j’imagine», «je dirais», «par intuition», «je n’en sais rien», «je ne sais même pas», «c’est ça?», «aucune idée».
Il surprend aussi l’usage des qualificatifs qui semblent exprimer une vision péjorative de la musique («je ne me rappelle plus de ces trucs», «je n’utilise jamais ces trucs pour enseigner») associées à des formules comme «cela ne me parle pas…c’est peut-être la même chose. Ne me dit rien, je ne sais pas à quoi ça sert en musique», «je devrais savoir…je ne sais pas». A l’analyse on se rend compte que ce non-savoir est perçu comme le manque d’une compétence pas complètement nécessaire, laissant sous-entendre qu’il ne s’agit pas de quelque chose d‘importance capitale (ce qui probablement ne serait acceptable pour les mêmes répondants dans d’autres disciplines ou le non-savoir peut être disqualifiant).
On peut constater que contrairement à d’autres disciplines, la question du rapport au savoir musical est complexe à évaluer : l’avis et le vécu personnel jouent ici un rôle important. Tandis que des répondants affirment avoir investi des efforts notoires dans l’apprentissage musical, d’autres semblent attribuer une valeur secondaire à la discipline et répondent aux questions fortement influencés par leur rapport personnel, leur vécu voire une certaine pudeur de se trouver exposés face à celui qui interroge.
On constate aussi que parmi ceux qui déclarent avoir une formation musicale -théorique et pratique- il s’agit dans tous les cas d’une formation musicale parascolaire ayant demandé un recours à des instances extérieures payantes réservées à des familles ayant la disponibilité mentale, de temps et de moyens financiers.
Questions en lien avec des savoirs techniques et des dextérités musicales
Les répondants n’ayant pas suivi une formation musicale parascolaire déclarent une fragilité régulière de dextérité et de savoir technique («j’avais un petit piano quand j’étais petit… mais sans partition, mais je pense que je saurais pouvoir rejouer une mélodie que j’entends », «j’ai fait un peu de chant… je pourrais retrouver la gamme de Do sur un piano, mais c’est tout»), tandis que d’autres, ayant étudié la musique, se déclarent tout de même comme manquant de compétences («je ne joue pas d’instrument. Mais j’ai joué de la contrebasse pendant 2 ans. En clé de Fa, j’arrive à lire, mais il faut un temps d’adaptation»). Sur 7 répondants, seulement 2 s’accordent des compétences musicales suffisantes. Un répondant ayant qualifié ses connaissances théoriques par «aucune idée. Je ne comprends déjà pas la question. Je vois bien le bémol à la clé de sol… mais… ben alors… euh…», affirme pourtant avoir « fait quelques années de piano. J’ai arrêté à la fin de la scolarité et je l’ai repris en deuxième année de HEP. En tout, à peu près 8-9 ans… plus maintenant à la HEP».
Il est ardu de savoir comment un enseignant peut se prendre, avec un tel manque d’outils et de moyens techniques, pour assumer l’enseignement de la musique en bonnes conditions.
Aucune de ces attitudes plutôt péjoratives par rapport à la musique paraitraient acceptables dans d’autres domaines scolaires. Il semble clair qu’une incidence notoire sur la question relève du statut que le Plan d’études et les grilles évaluatives accordent à l’enseignement de la discipline.
Tous les répondants signalent le caractère laborieux de la pratique enseignante en musique («cela demanderait beaucoup d’entrainement, gros travail de préparation, par tâtonnement, mais je pense que je serai capable», «c’est très dur. J’ai quelques notions qui datent de l’école»). Si certains s’y appliquent avec dévouement («je suis en train d’apprendre. J’ai 6 chansons à apprendre et j’apprends les accords de ces chansons »), d’autres reconnaissent la précarité de moyens et semblent glaner dans des espaces para-institutionnels et extrascolaires pour trouver des instruments pédagogiques pouvant pallier aux manques («si je dois faire… ben… Si je n’ai rien, je ne fais pas. Si j’ai déjà entendu la chanson que je connais la chanson… si c’est très simple je peux m’en sortir… mais si non… non. Maintenant on a des outils…donc en général ça joue… maintenant je me pose pas la question. YouTube pour certaines chansons»).
Questions liées à l’enseignement de la musique comme discipline scolaire
La question des éléments théoriques nécessaires est diversement abordée. Certains, ayant fait des formations musicales parascolaires, s’appliquent de manière technique («voir…analyser …regarder la tonalité…la mesure…la tessiture…la note la plus basse la plus haute…les difficultés que les élèves pourraient avoir….travailler la structure de la chanson…la justesse…ne pas…laisser passer les fausses…développer une oreille musicale…comprendre le texte pour pouvoir exprimer des émotions….parler de…rythmique… pulsation…travailler par étapes…parler des nuances…ajouter…la créativité…»).
Mais il y a aussi des répondants qui hésitent sur ces éléments théoriques nécessaires à l’enseignement («j’ai fait en sorte de pouvoir éviter tout cela. J’ai travaillé sur les émotions.
Pour éviter tous ces manques que j’ai…Je leur ai demandé ce qu’ils ont ressenti : j’ai lu un même texte avec une musique joyeuse…la musique des «Dents de la mer» et une musique triste» » et parlent «un peu de tout… dépend de ce qu’on a, si on a le CD ou pas… si on sait accompagner»). Les réponses montrent une grande hétérogénéité dans la manière comme les enseignants entendent s’y prendre («je ne vais pas regarder quelle gamme….je ne sais déjà plus comment ça fonctionne. Je savais le faire, mais ça fait tellement de temps…j’ai toujours délégué cela à mes collègues…s’il y a pas moyen, je passe complètement par-dessus »), ce qui confirme notre hypothèse concernant une certaine tendance à négliger la discipline, conforté par le fait que la musique n’offre pas de trace visible qui permette une évaluation, même indirecte, et que surseoir à son enseignement est perçu comme n’ayant pas d’incidence sur la formation effectivement évaluée.
Le rapport à la musique explicité par les interviewés parle bien de la problématique que nous avons souhaité aborder. L’expérience personnelle lors de la propre scolarité est qualifiée comme «très mauvaise. Ça allait bien quand j’étais petit, je prenais du plaisir à la maison en chantant. Quelque chose a tourné, je ne sais pas exactement quand, mais probablement en secondaire. On m’a dit que je chantais mal. Depuis ce jour-là, je ne me rappelle pas d’avoir chanté. En tous cas pas devant des gens. Crée un vrai blocage, pourtant j’aime la musique et toutes les émotions que ça peut déclencher». On dira même qu’«on chantait un peu avec la classe… c’était un peu pourri…Ensuite on a eu un prof spécialiste et là on faisait des trucs super sympa… on a fait des canons, (…) j’avais adoré. Pour moi c’était vraiment un enseignement de qualité »), ce qui explicite la relation primordiale entre un bon enseignant et la relation à la musique («ça n’a pas vraiment été mis au profit. On n’avait pas vraiment de projet…Mais rien en profondeur qui m’ait marquée »).
Les réponses vont jusqu’à la déclaration de rejet de l’enseignement («au niveau scolaire, le chant était une plaie. Je ne suis pas quelqu’un qui chante faux mais je n’ai pas une super oreille musicale… J’ai toujours trouvé absolument horrible de me retrouver seule devant la classe ») et le refus d’évaluer (« je n’aime pas du tout évaluer les chants. Je sais que ce n’est pas de leur faute s’ils chantent faux. A moins que l’élève fasse exprès je ne mets pas de résultat »).
Un manque de modèle motivant à imiter lors de la propre scolarité des enseignants semble se trouver à la base de ces difficultés relationnelles des enseignants vis-à-vis de la musique. Ceci fonde probablement ce sentiment de «frustration…[si on faisait] des choses très simples….vu que j’avais fait pas mal de musique en parallèle, je m’ennuyais…[si le] niveau était haut…c’était frustrant pour ceux qui n’avaient pas beaucoup de connaissances».
Presque tous les répondants disent avoir un rapport positif à la musique en tant qu’art: ils aiment en écouter et estiment que c’est une discipline intéressante et importante. Les questionnaires révèlent pourtant que quand il s’agit de la musique dans le cadre scolaire, les réponses sont moins positives et parlent de mauvaises expériences en tant qu’élève (ce qui peut mener même à un blocage), expliquant comment la musique (et les arts en général) demande une exposition personnelle et combien les disciplines artistiques sont plus difficiles à évaluer de par la dimension subjective qu’elles véhiculent.
Conclusions
Les interviews nous ont montré que beaucoup d’enseignants n’hésitent -ou n’hésiteraient- pas à renoncer à l’enseignement de la musique (que ce soit pour des raisons personnelles ou programmatiques). Cela illustre la différence d’importance de la musique dans l’insertion sociale et la fait apparaître comme une discipline accessoire dont on peut même se déclarer sans compétences sans que cela représente une difficulté objective dans l’exercice de l’enseignement. La musique est perçue -par l’enseignant et par le système scolaire- comme n’apportant pas d’outils pédagogiques ayant rentabilité dans le processus d’insertion sociale future de l’élève (en raison des directives d’évaluation). Sans évaluation ou contrôle institutionnellement cadrés de la musique, la discipline court le risque de continuer à être négligée, car les enseignants peuvent se permettre de prendre des libertés -que la subjectivité de l’évaluation favorise- sans risque d’être sévèrement critiqués ou jugés.
Les enseignants ayant des connaissances théoriques et des savoir-faire musicaux développés prennent plus d’initiatives personnelles, appréhendent moins l’exposition, cherchent à enseigner la musique et respectent son statut en tant que discipline à part entière. La qualité de l’enseignement ne dépend pas, uniquement, des compétences que l’enseignant possède dans la matière, mais elle se construit sur la base des rapports positifs ou négatifs qu’il a eus lors de ses premières approches à la musique.
L’application du Plan d’études en musique est traitée de manière subjective et dépend de la motivation individuelle. Le contrôle institutionnel restreint, voire non existant de la discipline permet que les libertés individuelles l’emportent sur un enseignement aligné avec les directives légales.
L’état d’esprit général retrouvé lors des interviews était habité d’une réticence et d’une gêne exprimée par une attitude désinvolte par rapport à la musique en tant que discipline. Nous-mêmes, lors de ces entretiens (même si nous prônons un traitement équivalent entre toutes les disciplines), nous sommes sentis enclins à montrer une compréhension «validante» envers cet état d’esprit. Nous sentions que nous évoluions sur un terrain habité d’émotions et de différents souvenirs. Cela conforte notre hypothèse selon laquelle l’impact des mauvais souvenirs du vécu personnel en musique de l’enseignant, influence ses choix d’enseignement. Un nombre important d’enseignants a dit avoir vécu de mauvaises expériences par rapport à leur apprentissage de la musique. Presque tous nos interviewés disent avoir appris uniquement des chansons lors de leur scolarité et néanmoins ils reproduisent ce mode d’enseignement dans leurs classes aujourd’hui. Nous constatons donc un manque de modèle positif et pour éviter la reproduction de souvenirs négatifs en lien à leur propre scolarité, certains enseignants préfèrent renoncer à la musique dans leurs pratiques enseignantes.
Le nombre d’enseignants ayant refusé de participer à notre enquête –notamment ceux qui ont argumenté des raisons d’ordre personnel- nous confirme qu’il y a effectivement un facteur d’exposition psycho-émotionnelle spécifique liée à la discipline de la musique qui influence les choix concernant son enseignement.
Certains enseignants renoncent aussi à l’enseignement de la musique pour éviter une exposition qui pourrait les mettre à nu par rapport à leurs connaissances théorique, savoir-faire musicaux et image de soi.
Il ressort de nos interviews que le manque de connaissances théoriques et de savoir faire pratiques, entrave lourdement l’engagement dans l’enseignement de la musique. Nous constatons aussi que les sentiments d’incompétence s’associent à la difficulté d’une utilisation d’un jargon qui semble bloquer une approche naturelle à la musique. Même chez les personnes qui ont suivi une formation musicale parascolaire, les connaissances théoriques sont moins décisives que les savoir-faire pratiques et les disponibilités personnelles.
Certains des interviewés disent enseigner la musique en respectant les directives du PER. Mais force est de constater qu’en matière de musique, les directives données par le Plan d’études ne correspondent pas à la réalité et sont différemment interprétées et suivies sur le terrain.
Proposition de pistes
Suite à nos conclusions, il nous semble important de proposer quelques éléments pouvant apporter des pistes pour pallier aux difficultés décrites.
A travers nos interviews nous avons pu constater que la majorité des enseignants avaient un rapport positif à la musique en tant qu’art. Malgré cela, une grande partie d’entre eux préfèrerait renoncer à l’enseignement de la même en tant que discipline scolaire, principalement parce qu’ils ne se sentent pas suffisamment compétents.
Pour pallier à ce manque de compétences -ressenti et/ou effectif-, nous pensons qu’il serait utile de proposer une méthodologie qui permette aux enseignants de se faire confiance.
Vu que certains d’entre eux perçoivent la musique comme une difficulté, parfois même liée à des échecs, il nous semble indispensable qu’ils aient des outils didactiques pour comprendre que la musique, tout comme les autres disciplines, permet des apprentissages et des progrès mesurables et productifs. Fournir des méthodologies soutenant l’enseignant dans ses connaissances théoriques et programmatiques permettrait la mise en place d’un enseignement faisant appel, par exemple, à des activités intégrées, où les contenus soient fortement liés -et non dissociés- les uns des autres.
Une grande partie des enseignants réduit l’enseignement de la musique à l’apprentissage restrictif d’une chanson. Toutefois, le PER ne s’y limite pas et les éléments prescrits vont bien plus loin. Nous comprenons qu’il est difficile d’exiger à des généralistes qu’ils maitrisent tous les éléments d’une discipline. Ce qui nous semble important est que l’enseignant soit capable d’élaborer un équilibre lui permettant d’enseigner de manière correcte et éthique. Pour cela, il convient qu’il soit conscient de ses forces et des éléments à renforcer et qu’il comprenne que la musique va bien plus loin que le simple concept de «faire apprendre une chanson».
Par ailleurs, beaucoup d’élèves chantent bien et juste. Les enseignants peuvent profiter de ces qualités et valoriser les compétences des élèves.
En outre, si les évaluations en musique et la mise en place de son enseignement étaient contrôlées plus souvent et de manière plus rigoureuse, la marge de liberté serait moindre et les enseignants devraient, comme pour toute autre discipline, planifier des séquences d’enseignement complètes en respectant toutes les directives à suivre.
La formation musicale des enseignants et des élèves est partiellement facultative, ce qui ne favorise pas l’enseignement rigoureux et systématique de la discipline. Si l’importance de la musique n’était pas mise -certainement à tort- en opposition à celle d’autres branches, la question de la pondération différente se poserait moins.
C’est aux institutions de formation des futurs enseignants d’attribuer à la musique un statut de discipline nécessaire à la réussite scolaire et à l’insertion sociale. Ceci demande des règles de fonctionnement issues d’un partage d’expériences collectives entre les instances de formation et les autorités législatives responsables de la production de programmes et des Plans d’études en lien à des processus pédagogiques institutionnellement structurés (surtout en cette époque de désinstitutionalisation) (Dauphin, 2010), tenant compte de la réalité contextuelle des enseignants dans leur classe et soutenant leur pratiques enseignantes (surtout en ce temps d’affaiblissement de l’autorité à l’école) (Renaut, 2004).
Un soutien constitué -en plus des directives d’un Plan d’études- d’outils pédagogiques adaptés et fonctionnels, permettrait d’aider les enseignants à évacuer les frustrations et les situations d’échec face à l’enseignement de la musique. Identifier ces éléments didactiques à intégrer dans la formation des enseignants est une tâche principale à accomplir par les écoles de formation d’enseignants. Elles devraient donner une formation musicale à tous les enseignants et cibler les programmes pour dépasser quelques perceptions fatalistes (notamment l’idée pessimiste selon laquelle les compétences musicales seraient purement innées et non pas le fruit d’une démarche évolutive d’éducation) (Granger, 2010).
Fournir des moyens d’enseignement, des méthodologies et des instructions pédagogiques précises est l’une des chances pour que la musique redevienne un vecteur de croissance pour l’élève, d’accomplissement pour l’enseignant et d’enrichissement pour la société dans son ensemble.
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Table des matières
Introduction
Un constat qui mène à réflexion
Cadre théorique
Les indicateurs et leur mesure
Question de recherche
Hypothèses
Les indicateurs et leur mesure
Présentation de l’enquête
Réponses en mots clé à la question initiale
Questionnaire
Analyse des questionnaires
Le refus de répondre: un élément significatif
Les non-réponses pour des raisons d’ordre personnel
Les non-réponses pour des raisons d’ordre programmatique
Les non-réponses pour des raisons d’ordre administratif
Questions liées à une auto-appréciation des connaissances musicales: le rapport de l’enseignant à la musique
Questions destinées à tester les vraies connaissances du répondant
Questions en lien avec des savoirs techniques et des dextérités musicales
Questions liées à l’enseignement de la musique comme discipline scolaire
Conclusions
Proposition de pistes
Bibliographie générale
Télécharger le rapport complet