Ne pas se rendre au théâtre, c’est comme faire sa toilette sans miroir. Arthur Schopenhauer
Cette thèse trace et interroge le passage, qui s’est opéré au cours des quarante dernières années dans la dramaturgie québécoise, d’une écriture de l’identitaire à une écriture de l’individu.
La lecture privilégiée est de l’ordre de la sociocritique du texte dramatique. Elle permet d’identifier les stratégies discursives et poétiques autoréflexives d’une pratique théâtrale qui puise ses tropes dans les littératures de l’intime. Ainsi, les pièces à caractère biographiques et les relectures historiques sont étudiées au même titre que celles qui se réclament de l’autobiographie, de l’autofiction et de l’autoreprésentation. Ces dernières caractérisent la production théâtrale québécoise récente.
Longtemps considérée écriture-miroir d’un peuple dont la nation est en perpétuel devenir, la dramaturgie québécoise était alors résolument politique et axée sur la langue. Aujourd’hui, elle s’intéresse d’abord à elle-même, à sa littérarisation, voire à ses praticiens préoccupés par la place qu’ils occupent dans un milieu plus exigu, plus marginalisé dans l’ensemble de la société québécoise. Le devenir sociétal a-t-il été remplacé par la préoccupation du devenir individuel, non pas comme exemplum, mais comme manifestation d’un sentiment d’unicité?
L’histoire du théâtre au Québec est étrangement itérative compte tenu de ses «renaissances » en série. Qu’elle s’étende sur près de trois cent cinquante ans de représentations diverses (en prenant la fameuse production censurée du Tartuffe à Québec en 1664 comme référence), sur une centaine d’années d’écriture scénique proprement canadienne française, sur une soixantaine d’années d’écriture reflétant les aspirations du Québec (si l’on prend Tit-Coq de Gélinas en 1948 comme date butoir), ou encore sur une quarantaine d’années de dramaturgie proprement québécoise (pour prendre la création des Belles-Sœurs, en 1968, comme référence), l’histoire du théâtre au Québec reste jeune et est régulièrement frappée d’amnésie. Cette histoire du théâtre renaissant constamment au Québec est tout aussi chargée que celle du théâtre qui met en scène l’histoire québécoise à des fins politiques et sociales. Le projet mimétique théâtral s’articule déjà, dès la fin du XIXe siècle, autour d’une série de pièces patriotiques. Cette impulsion créatrice est renouée dès la fin des années 1960 et alimente une part importante de la dramaturgie québécoise de l’époque. Par la suite, l’émergence d’un « nous » sociétal à l’instar d’un récit historique cohérent, par moments manichéen, se retrouve au cœur du théâtre engagé des années 1970. Le résultat du référendum sur la souveraineté du Québec de 1980 tempère les ardeurs historicistes des créateurs et encourage les gens de théâtre à recentrer leur zèle sur leur propre pratique, sur leurs propres récits individuels, donnant lieu à une ambivalence devant l’histoire à raconter et à faire. Il s’agit dès lors moins de faire une lecture historiciste du théâtre québécois que d’en proposer une lecture ciblée d’événements politiques et historiques ayant nourri la dramaturgie québécoise. Le retentissement de ces événements, tout comme les œuvres qui s’en sont inspirées, est pertinent à la démonstration d’une certaine dramaturgie engagée — une dramaturgie du « nous » précédant l’éventuelle pratique contemporaine d’une dramaturgie du « soi ».
L’autoreprésentation individualisée, parfois égotiste, devient progressivement la norme dans ce théâtre. Sa dramaturgie est-elle pour autant autobiographique? La possibilité même d’un théâtre autobiographique pose problème. L’art théâtral reposant sur l’artifice, sur les conventions — mensonges convenus —, sur le persona, le masque, il est difficile d’entrevoir comment le pacte autobiographique, celui qui réclame l’engagement de la sincérité de l’auteur et de la véracité de ses dires, pourrait tenir. Et pourtant, de nombreux auteurs se réclament du libellé de l’autofiction ; ils s’amusent à semer des pistes en ce sens et ornent leurs textes de descriptifs suggestifs, pour leur donner l’aspect d’une « pièce aux accents autobiographiques » ; ils mettent en scène des personnages éponymes ; leurs personnages reprennent mot à mot des passages de récits autobiographiques ou d’essais signés par leurs auteurs. La société impudique permet à la spirale théâtrale de se refermer sur elle-même et de le faire sans mauvaise conscience. L’abondance des études théoriques portant sur l’autobiographie et toutes ses variantes en littérature est inversement proportionnelle au peu d’études sur le phénomène autobiographique au théâtre. Les autobiographiques théâtrales servent donc de prémisse et de lecture paradoxale d’une partie importante de la dramaturgie québécoise qui est devenue le véhicule privilégié d’introspection et d’autoportrait de ses créateurs.
Théâtre et histoire au Québec : l’émergence du « nous »
Histoire du théâtre au Québec, histoire de (re)naissances
S’il est un thème omniprésent (je dirais volontiers obsessionnel) dans l’histoire théâtrale du Québec, c’est bien celui de l’appropriation et, plus globalement, de la propriété. Cette obsession n’est en fait qu’une quête vitale, la quête de l’identité. Dans l’histoire de notre théâtre, quête de l’identité et appropriation vont nécessairement de pair, car le théâtre d’ici fut d’abord un théâtre d’ailleurs : de Paris, de Londres, de Broadway .
C’est ainsi que Jean-Marc Larrue débute son étonnant article sur la mémoire théâtrale au Québec. Mémoire, identité et appropriation : émergent alors trois thèmes chargés de sens pluriels qui sont détournés de leur usage politique habituel et retournés, en quelque sorte, contre le milieu qui les a souvent brandis comme des étendards visant à rallier ou, dans le cas de l’appropriation, visant la résistance culturelle. Or, le théâtre canadien-français a d’abord été patriotique, posant tout à la fois un geste de résistance et d’affirmation en réaction à l’envahisseur anglais (on pourrait voir dans la Conquête de 1759 le plus fécond carburant de la création au Québec, depuis lors .
Avant cela, la pratique théâtrale se limitait à des pièces françaises présentées en société ou dans les collèges religieux. Ce théâtre recelait de nombreuses « tentatives dramatiques de mettre en scène nos gloires nationales ». Suivant l’exemple de l’historien romantique François-Xavier Garneau (lui-même sous l’influence de Michelet et de Hugo, et en virulente réaction contre le rapport Durham de 1838 faisant la promotion officielle de l’assimilation des Canadiens français), on recommandait au cours du XIXe siècle, par exemple dans L’Avenir du peuple canadien-français de Nevers publié en 1896, que les artistes « évoquent dans le passé les gloires de la race à laquelle ils appartiennent, [qu’]ils ressuscitent ces héros et les imposent à l’admiration du monde ». La prose fleurie laisse pantois, le mot « race » n’a plus aujourd’hui la valeur de rassemblement qu’il avait, mais ce sentiment, ce besoin de se définir en fonction d’illustres figures historiques ne s’estompera pas vraiment, au Québec, avant 1980, sauf dans les spectacles populaires à grand déploiement qui misent toujours sur une telle évocation.
L’avènement de la littérature québécoise : la mort annoncée d’un projet réussi
Cette crainte de ne pas être perçu, ni reconnu par autrui non seulement nourrit l’ego de nombreux gens de théâtre (on comprend aisément que cette reconnaissance soit liée à la condition première de l’exercice de leur métier), mais elle est aussi une des caractéristiques de la société québécoise toujours consciente du regard qu’on pose sur elle, et à jamais susceptible face aux commentaires qu’elle suscite. Par conséquent, sa production culturelle et littéraire est également empreinte de cette conscience aiguë du jugement étranger. Sinon comment s’expliquer l’effet disproportionnel de la visite triomphale du général de Gaulle le 24 juillet 1967 et de son « Vive le Québec libre! » bien senti qu’il lance du balcon de l’hôtel de ville de Montréal à la foule s’extasiant devant le politicien français de droite?
Cette préoccupation du regard de l’autre ne date pas d’hier. Dans son ouvrage sur le nationalisme au Québec au XIXe siècle, Philippe Reid perçoit cette préoccupation comme la conséquence de la domination anglaise sur le Canada français. Il y voit : […] le reflet déformé du nationalisme de l’élite marchande écossaise de Montréal, qui a réussi à faire triompher sa vision de l’espace social. À partir de son entrée sur la scène politique, au début des années 1820, elle s’est appuyée sur un nationalisme très ethnique, centré sur le concept de race. « Nous », Britanniques, diront ses membres, appartenons à une race supérieure, porteuse de civilisation et de progrès face à « eux », Français, membres d’une race inférieure, traditionnaliste et rétrograde, vestige du XVIIe siècle .
Essentiellement, le rapport du Lord Durham officialise cette conception qu’Étienne Parent et François-Xavier Garneau reprennent, ne serait-ce que pour la réfuter. En l’espace de quelques décennies, « une collectivité en viendra à s’approprier l’image simplifiée et extrêmement réductrice qu’un autre groupe du même espace social avait conçue à son sujet ». Le regard condescendant que l’autre porte sur soi est déterminant sur l’éventuel désir d’affirmation des Québécois. Que penser, aujourd’hui, des reportages emphatiques et jubilatoires que génèrent les succès des artistes québécois à l’étranger, ces Céline Dion, Cirque du Soleil, Robert Lepage, Gilles Maheu et Denis Marleau dont on s’enorgueillit (à d’autres époques, on aurait écrit : Louis Fréchette, Alys Robi, Félix Leclerc, Jean-Paul Riopelle, Anne Hébert ou Réjean Ducharme). En revanche, le succès à l’étranger est davantage prisé par les médias et le public qu’il ne l’est par le milieu théâtral québécois qui privilégie plutôt un engagement localisé, régulier et visible.
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Table des matières
Page liminaire
Remerciements
Table des matières
Présentation
Introduction
Première partie : Problématiques historique, discursive et générique
A- Théâtre et histoire au Québec : l’émergence du « Nous »
1. Histoire du théâtre au Québec, histoire de (re)naissances
2. L’avènement de la littérature québécoise : la mort annoncée
d’un projet réussi
3. L’histoire mise en scène par le théâtre québécois
4. Le soi fragmenté : l’ambivalence devant l’histoire
B- Théâtre et auto/biographie
1. La société impudique
2. Recherches en autobiographie
3. Le paradoxe théâtre/autobiographie
4. Typologie et topographie des théâtres « autobiographiques »
5. Pourquoi le théâtre autobiographique?
C- Constitution du corpus
1. Traces vérifiables de l’autobiographie
2. Un Québec pluriel
Deuxième partie : De la biographie théâtralisée à l’autobiographie scénique
A- La biographie théâtralisée (le tu/je)
1. Polybiographes et homéographie
2. L’hommage paradoxal. Jaques Ferron dramatisé par Victor-Lévy Beaulieu et Michèle Magny
B- Autoportraits de créateurs à l’œuvre (le je/il/je)
1. Une littéralité nouvelle
2. Le metteur en scène en autoreprésentation, Jean-Pierre Ronfard
3. L’autobiographie d’un processus créateur : les impromptus de Michel Tremblay
C- Autofictions, autofrictions et récits de conversion
1. Autofiction et autofrissons
2. Autofrictions
3. Spectacles de soi et confessions
4. Théâtre du deuil et de la mémoire
5. Le récit de conversion : « L’alchimie de la transformation totale » chez Pol Pelletier
6. La conversion de David Fennario et son combat contre l’inauthenticité
Conclusion
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