« Il n’est que de passer la tête, un jour d’hiver, par la grosse porte de bois qui ferme la cour du Festival, pour saisir qu’au théâtre aussi les hommes sont seuls et qu’ils peuvent tout ». Dans un article de 1954 modestement intitulé « Avignon, l’hiver », Roland Barthes décrit son ressenti lors d’un parcours dans la ville à la fin de l’hiver. À partir de cette visite « hors saison » avec le groupe en devenir des Amis du Théâtre Populaire d’Avignon, le sémiologue et amateur de théâtre saisit ce qu’il pense être l’esprit du Festival, et plus encore du théâtre public. C’est en faisant l’expérience de la Cour d’honneur vide, sans gradin, sans plateau et grise sous le ciel hivernal, en somme dans sa configuration de lieu « impossible » pour le théâtre dans laquelle Jean Vilar l’a d’abord rencontrée, que Roland Barthes nous questionne sur la promesse du théâtre populaire. En faisant l’expérience en creux de ce lieu, finalement déjà emblématique du Festival d’Avignon en 1954, c’est-à-dire dans une période fortement distincte de l’effervescence de l’été, Roland Barthes rend compte dans quelle mesure le Festival d’Avignon relève d’un rendez-vous social à part entière :
« Avignon l’hiver, ce n’est qu’une cour. Avignon l’été, c’est le spectacle. Entre les deux, quoi ? La révolution des saisons, toutes ces fleurs d’arbres fruitiers, dont j’ai vu la vallée du Rhône déjà foisonner ; mais aussi, toute une promotion du lieu-spectacle, qui n’est rien d’autre qu’une montée de l’homme-spectateur. De l’hiver à l’été, annuellement, c’est le pouvoir de faire lui-même le spectacle que Vilar remet à son public » (Barthes, 1954).
Les cadres et les contextes de la recherche sur le public du Festival d’Avignon
Cette thèse prend effet dans une multiplicité de cadres et de contextes. Elle s’inscrit d’abord dans une tradition de recherche sur les publics de la culture – dont ceux du Festival d’Avignon – portés par le Laboratoire Culture et Communication depuis le début des années 90 : Emmanuel Ethis, Jean-Louis Fabiani rejoints par Damien Malinas pour sa thèse de doctorat en 2002, ont conduit plusieurs programmes scientifiques. Le programme de recherche inaugural sur les publics du Festival d’Avignon avait un double objectif. Il s’agissait d’abord de mettre en œuvre une production scientifique de connaissances sur la sociomorphologie du public de ce festival dont on sait qu’il joue un rôle structurant dans le paysage des politiques culturelles depuis 1947. Plus encore, parce que le projet fondateur de ce festival est intimement lié au public, cette connaissance sociodémographique devait être mise en dialogue avec l’idéal de la démocratisation culturelle à un moment de redéfinition des modalités d’intervention de l’État faisant suite à un constat d’échec de la démocratisation culturelle ; les enquêtes sur les pratiques culturelles des français ne témoignant pas d’un renouvellement suffisant des publics de la culture. Cette question de l’état et de la réception du projet de démocratisation culturelle restera une préoccupation constante de cette équipe à travers ses différents projets scientifiques. D’ailleurs, celle-ci sera renouvelée grâce à l’institutionnalisation de l’Éducation Artistique et Culturelle, un objet qui, ces dernières années, suscite une forte attention de la part de l’équipe de sociologues. Enfin, dès leurs prémices, les données produites sur le Festival d’Avignon et son public ont pris davantage de relief grâce à une démarche comparative, en l’occurrence en regard du Festival de Cannes. Ce décalage vers un autre territoire artistique, le cinéma, mais dans une forme culture in fine semblable et un festival de l’après-guerre, permis de faire émerger de nouvelles connaissances sur les public de la culture.
Grâce au premier volet d’enquêtes, le programme de recherche s’est poursuivi avec de nouvelles perspectives telles que la conceptualisation des notions de « public participant », faisant écho à la manière dont Vilar envisageait lui-même le public, mais aussi de « transmission ». L’une des singularités de ce second programme de recherche tenait également au fait qu’elle comprenait un premier travail de thèse avec pour objet les dynamiques de transmission entre festivaliers et l’inscription de l’expérience festivalière dans des parcours culturels, des carrières de spectateurs, et plus encore des parcours de vie (Malinas, 2008). La méthodologie de recherche avait par ailleurs permis de produire des connaissances sur les publics du Festival d’Avignon dit « IN » et du OFF, dans la mesure où nous ne pouvons aborder l’un sans évoquer l’autre.
Les sciences de l’information et de la communication : quels cadres théoriques pour la recherche sur les publics des festivals ?
Dans l’entreprise qui est ici la nôtre, celle de proposer une recherche sur le public du Festival d’Avignon, de décrire et analyser les pratiques festivalières à l’œuvre dans le temps en interrogeant notamment ce qui en elles relève de continuités et de ruptures, celles qui sont structurantes et celles qui sont conjoncturelles, il paraît bien réducteur, sinon impossible, de recourir à une analyse qui serait basée sur la recherche de similarités entre des événements et discours du passé et ceux du présent. Pour le dire autrement, en se proposant d’étudier le pendant temporel et mémoriel des pratiques du public du Festival d’Avignon, nous ne pouvons nous satisfaire de la logique selon laquelle les pratiques ayant cours dans le temps présent seraient le seul héritage, le seul produit ou la continuité, qui plus est logique, des actions du passé dans la mesure où la parole de Jean Vilar – figure qui serait incontestable – résonne encore à plusieurs endroits tels que le projet institutionnel, les attentes du public ou encore les discours de certains artistes. Les pratiques festivalières ne s’envisagent pas linéairement, c’est-àdire à partir d’une succession chronologique d’actions, mais plutôt dans une multiplicité de temps sociaux et de dynamiques, autant collectives qu’individuelles, voire intimes.
Du protocole d’enquête aux données : définition de la méthodologie et des matériaux de recherche produits
À l’image des questionnements qui animent ce projet de thèse, notre approche du Festival d’Avignon et notre méthodologie sont elles aussi empreintes de dynamiques temporelles. En outre, cette recherche se situe au confluent de deux directions : nous avons (re)connu le Festival en 2012, sous la direction d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller et nous l’avons pratiqué pour la première fois comme objet de recherche, d’abord comme sujet de mémoire de Master, sous la direction d’Olivier Py. Cet espace de comparaison non formel – celui-ci n’ayant pas fait l’objet d’un protocole d’enquête – a néanmoins permis de donner plus de relief à certains analyses et critiques, émises ou retranscrites .
Les données présentées dans cette thèse sont issues d’une enquête dont le protocole s’est échelonné sur quatre années. Elle mobilise les outils de l’enquête de terrain en sciences sociales, à la fois dans une perspective comparative avec les précédentes études et dans une perspective d’innovation quant à la méthode et au contenu du matériau. Détaillé dans les annexes, le protocole d’enquête comprend une approche quantitative par l’intermédiaire de questionnaires (en ligne) avec pour dessein de poursuivre la sociomorphologie du public du Festival d’Avignon dans le temps, de mesurer et qualifier la fréquentation ainsi que les pratiques festivalières sur la période contemporaine. Le protocole d’enquête comprend également une approche qualitative à travers une observation participante avant, pendant et après la période festivalière, à la fois in situ et en ligne d’une part, et des entretiens semi directifs auprès de membres du publics et d’acteurs institutionnels en lien avec ce festival (équipes, directeurs, partenaires) dans une perspective de production de discours d’autre part.
Dans la filiation des enquêtes nous précédant, la production de données vise à observer et mesurer ce qui se joue au niveau de la pratique spectatorielle, et plus généralement culturelle, dans sa dimension individuelle autant que collective et dans leur enrichissement mutuel. Cette production de connaissances s’est adaptée aux spécificités du terrain, à commencer par l’importance grandissante du numérique au contact des pratiques informationnelles et culturelles. Cela a notamment contribué à développer une nouvelle méthodologie, à considérer une autre temporalité de passation , à faire entrer de nouvelles variables et façons d’envisager les tris croisés. Ce projet de thèse a ainsi permis de recueillir 7 393 questionnaires et 65 entretiens sur quatre ans et vient enrichir la connaissance sociologique du public de ce festival, un terrain privilégié du Laboratoire Culture et Communication.
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Table des matières
– REMERCIEMENTS
– SOMMAIRE
– AVANT-PROPOS
– INTRODUCTION
– PREMIÈRE PARTIE
« Continuer »
Le sens de l’action collective au Festival d’Avignon pour un théâtre et un public populaires
– Premier chapitre
Les tréteaux et les étoiles. Quelles ambitions ? Quelles continuités ? Quelles ruptures ?
I. Le Festival d’Avignon : architecture d’un paradigme
A. Théâtre, national, populaire. Les fondamentaux d’Avignon
B. L’institutionnalisation à travers les ruptures et les continuités
C. Le théâtre populaire, le contre-pied du théâtre bourgeois pour recréer la rencontre entre la scène et le public. Revendiquer le caractère politique du théâtre
II. Répondre à l’utopie vilarienne face/dans le temps présent. La continuité pour une authenticité en actes
A. Auteur/direction et authenticité
B. La continuité pour une authenticité en actes
C. Approche tripartite de l’authenticité institutionnelle au Festival d’Avignon
III. Comment se pose la question des publics au Festival d’Avignon ?
A. Public(s) : une notion interrogée depuis le théâtre
B. L’invention du festivalier
C. L’affirmation d’une forme festival
– Deuxième chapitre
La sociomorphologie du public du Festival d’Avignon 113
I. (Re)penser Avignon et ses publics depuis l’évolution de la forme festival
A. Où en sont les recherches sur les festivals et les pratiques numériques en Sciences de l’information et de la communication ?
B. Le choix d’une démarche comparative depuis le programme GaFes
C. La forme festival à l’épreuve des terrains anthropologique et numérique
II. Portraits des festivaliers d’Avignon
A. Sociomorphologie du public
B. Structure socioprofessionnelle du public
C. Grand public et public professionnel
III. Fréquentation, rythmes et relations : le Festival d’Avignon comme séquence de formation des publics
A. Avant Avignon : l’EAC dans les parcours de spectateurs
B. Relations au Festival d’Avignon : devenir festivalier
C. Situer Avignon dans des carrières de spectateurs
– Le public du Festival d’Avignon : des expériences vécues au temps remémoré
– DEUXIÈME PARTIE
Existe-t-il un temps social festivalier ? Explorer les configurations temporelles de l’expérience de la forme festival à Avignon
– Troisième chapitre
Une diversité de pratiques tournées vers la (re)découverte, la rencontre, l’expertise et la mémoire du spectateur
I. Les pratiques festivalières et leurs dynamiques temporelles : approches individuelles et collectives du public à partir de groupes d’expérience
A. Séquences et rythmes festivaliers : quelles partitions se côtoient ?
B. Structurer et apprivoiser le dispositif festivalier depuis les sources d’information
II. Vécus festivaliers en fonction du groupe d’expérience
A. La pratique spectatorielle
B. Les débats : prolonger et aiguiser son expérience
C. Du séjour au parcours : les pratiques culturelles pendant le séjour
D. Engagement et autonomie ?
III. Les pratiques numériques
A. Profils numériques
B. Les pratiques numériques de l’institution
C. Approche temporelle des pratiques numériques des festivaliers
– Quatrième chapitre
Les structures temporelles de l’expérience du Festival d’Avignon. Vers l’identification d’un temps social ?
I. Du rythme festivalier vers l’identification d’un temps social
A. Point de départ : le rapport au temps dans l’étude du monde social
B. Le prisme du temps en sciences sociales pour les pratiques culturelles
II. Explorer le dialogue entre temps social et festivals depuis la rencontre avec l’univers carcéral
A. Le Festival d’Avignon et le centre pénitentiaire du Pontet
B. La rencontre entre le temps festivalier et le temps carcéral
C. Retrouver une expérience partagée avec la société ?
D. Le public, une communauté temporelle ? Le temps social au Festival d’Avignon
III. Les structures symboliques du temps social festivalier d’Avignon : la définition tripartite de la culture de Jean-Claude Passeron
A. « La culture comme style de vie »
B. « La culture comme comportement déclaratif »
C. « La culture comme corpus d’œuvres valorisées »
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