Le corps et le psychisme ont très longtemps été décrits comme deux entités séparées. Dans un article intitulé « The Mindful Body », les anthropologues américaines Nancy Scheper-Hughes et Margaret Lock (1987) corroborent la thèse de l’influence cartésienne sur la durabilité historique d’une telle dichotomie, certes aveuglante dans l’appréhension de l’être humain dans sa globalité. Néanmoins, René Descartes (1596 – 1650) se serait plutôt « contenté » d’asseoir des principes d’ores et déjà ébauchés dans les prémisses des sciences occidentales et de la médecine clinique. Le Corpus Hippocratique (400 avant J.-C.) visait déjà, en effet, la constitution d’une science médicale en-deçà de toute approche magico religieuse du corps humain, au profit d’une rationalité suffisamment probante pour annihiler l’autorité des guérisseurs mystiques, des « mages » et autres « charlatans ».
Au début du XXème siècle, la pratique clinique témoigne d’une timide révocation de la tradition idéaliste cartésienne : les causalités de dysfonctionnements/gênes physiques ou somatiques commencent à être ainsi investiguées dans le champ psychique lui même. Soma et psyché ne seraient donc pas si distincts, mais bien plutôt deux entités complémentaires. Une telle prise de conscience a alors induit la redéfinition des conditions du savoir médical et de son objet, où les rapports réciproquement entretenus par le corps et le psychisme restaient à élucider. De nouvelles perspectives médicales et théoriques se sont déployées, en lien avec la psychophysiologie ou encore la psychosomatique par exemple. Les anthropologues de la médecine et les cliniciens les plus enclins à dynamiter l’édifice dualistique peineraient encore, toutefois, à maintenir de « saines » distances vis-à-vis du dualisme cartésien, échouant trop souvent à appréhender l’existence humaine de la maladie et/ou de la douleur dans une perspective intégrant les différentes modalités de l’être-au-monde.
La santé mentale en France sous le prisme des médicaments psychotropes
L’appréhension et les modes de prise en charge de la maladie mentale ont subi de profondes transformations tout au long du XXème siècle. Si l’on a coutume de plus spécifiquement retenir la rupture avec un fonctionnement institutionnel de type «asilaire » — dès la fin de la Seconde Guerre mondiale —, la succession de paradigmes scientifiques et médicaux n’a pas non plus manqué d’inaugurer des conceptions du soin psychiatrique novatrices. De même, un certain nombre de mutations sociales et de courants intellectuels ont contribué à façonner toute la singularité historique de ces évolutions, suivant un cheminement parfois erratique, des avancées et des reculs à analyser suivant une temporalité étendue. Les médicaments psychotropes et leur perfectionnement ont tout particulièrement contribué à de telles mutations, comme un outillage des plus opportuns à une médecine en quête de légitimité scientifique et des moyens susceptibles d’impulser à la fois une rénovation de ses pratiques et un élargissement de sa patientèle. Interpénétrant ainsi de nombreuses sphères de la vie sociale, ces substances chimiques sont porteuses d’enjeux dépassant le cadre d’une rationalité purement médicale.
Afin de mieux saisir les contours et enjeux des médicaments psychotropes dans un tel contexte, nous entreverrons tout d’abord les voies par lesquelles la « fin de l’asile » traduit une réorganisation des relations entre la maladie, la santé et la société : où les thérapeutiques médicamenteuses modifient les rôles et pratiques des professionnels, mais aussi le rapport de la médecine aux questions d’économie. Il s’agira ensuite d’aborder ce qu’Alain Ehrenberg (2004a) nomme un « grand renversement », par lequel la psychiatrie médicale raisonnerait moins en termes de maladie mentale que de souffrance psychique, et fonderait l’espoir de répondre aux demandes qui lui sont formulées, par le biais de traitements médicamenteux.
LE « DÉSENFERMEMENT », UNE RÉORGANISATION DES RELATIONS ENTRE LA MALADIE, LA SANTÉ ET LA SOCIÉTÉ
Les premières prescriptions légiférant l’internement des aliénés en France ont été décrétées en aval de pratiques d’ores et déjà éprouvées. C’est en effet en 1838 que le roi LouisPhilippe ratifie la première loi touchant spécifiquement à la prise en charge des malades mentaux (Postel & Quétel, 2012 : 164). Le contexte de ce décret est celui des dénonciations, toujours plus nombreuses, du sort réservé aux aliénés, ainsi que du fonctionnement institutionnel d’asiles réduits à une unique fonction : celle de la réclusion. La question des malades mentaux se serait ainsi convertie en « préoccupation policière » (ibid. : 181), en problème de sûreté publique. Citons, pour exemple, l’expérience du journaliste Albert Londres (1884 – 1932) : il réalise plusieurs immersions dans des asiles français au début des années 1920. S’y faisant « passer pour fou » — non sans difficulté — pour mieux cerner les modes de traitement des malades mentaux, il assimile la loi de 1838 à « une loi de débarras », qui « n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société » (Londres, 1997 [1925]). Ainsi que le soulignent Madeleine et Henri Vermorel , un certain mode de prise en charge et/ou d’accompagnement des malades mentaux, appréhendé d’un point de vue institutionnel, est intrinsèquement lié au contexte socio-culturel dans lequel il s’inscrit : « c’est à l’humanisme et à ses oscillations dans l’histoire que sont liés le chemin et les combats de la psychiatrie, ses périodes de faste et ses périodes de stagnation ou de recul » (Vermorel & Vermorel, 1966).
Dans les années 1960 émerge le principe du « secteur ». Il s’agit d’un outil de désenfermement qui vise à « articuler l’offre de soins aux patients », « liant le dedans et le dehors en proposant des structures extra-hospitalières de proximité » (Le Pape, 2002 : 9). Ainsi dépériront les institutions « totales » et se développeront des pratiques d’accompagnement, d’insertion, de soutien au sein de la sphère civile, permettant au patient de recouvrer « une place d’humain dans un monde d’humains » (ibid.). Ce que d’aucuns nomment « traitement communautaire » induit donc une certaine dissémination des compétences — interpersonnelles, professionnelles, sociales, institutionnelles… — ainsi qu’une démultiplication des spécialités professionnelles impliquées. La centralité du jugement médical n’a pas été sapée, loin s’en faut, par l’entrée en jeu de nouvelles professions ; d’autant que l’approche médicale inhérente au traitement de la folie aurait plutôt impulsé de telles mutations plus qu’elle ne les aurait subies.
♦ Ruptures et inerties dans l’approche biologique des pathologies mentales
L’appréhension et la prise en charge de pathologies mentales par lesquelles se définit la psychiatrie appelle à l’enchevêtrement de la médecine et de la clinique mentales, de logiques thérapeutiques et diagnostiques, mais sans pour autant s’y limiter. Elle constitue un champ d’action sans équivalent sur le vivant humain et la subjectivité, une « médecine spéciale » dont la pratique appelle à conjuguer des principes médicaux, sociaux et moraux (Ehrenberg & Lovell, 2001). Au fil du XXème siècle, chercheurs et praticiens ont progressivement admis que la souffrance et le désordre psychiques étaient susceptibles de s’expliquer par des formes de dysfonctionnement biologiques, cérébraux et/ou énergétiques ; leur accompagnement ne s’en avère ni moins délicat, ni moins aléatoire. L’intervention directe sur les corps des sujets soulève, quant à elle, des enjeux éthiques et moraux d’un nouveau type.
◈ La psychiatrie biologique au XXème siècle : des pratiques et des visées thérapeutiques mouvantes
Retraçant l’histoire de la psychiatrie biologique tout au long du siècle dernier, JeanNoël Missa (2006) caractérise l’évolution des thérapeutiques psychiatriques agissant sur les corps des sujets souffrants , exhumant par là un passé non si lointain et des moins glorieux. Il découpe le soin psychiatrique du XXème siècle en quatre étapes : « calmer », « secouer », « couper » et « guérir ». Chacune d’entre elles se distingue donc par un mode de traitement de la maladie mentale et un objectif particulier, et par le biais des corps des sujets souffrants eux-mêmes. Il nous revient néanmoins de noter que ces étapes ne décrivent pas la perspective de traitement exclusive mais dominante à une époque donnée, et qu’elles se chevauchent et s’interpénètrent davantage qu’elles ne se seraient strictement succédé les unes aux autres.
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Table des matières
INTRODUCTION
Première partie LA SANTÉ MENTALE EN FRANCE SOUS LE PRISME DES MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES
LE « DÉSENFERMEMENT », UNE RÉORGANISATION DES RELATIONS ENTRE LA MALADIE, LA SANTÉ ET LA SOCIÉTÉ
Ruptures et inerties dans l’approche biologique des pathologies mentales
§La psychiatrie biologique au XXème siècle : des pratiques et des visées thérapeutiques mouvantes
§L’année 1952 et la « révolution chlorpromazine »
§L’ère de la pharmacologie : du premier neuroleptique à un arsenal psychotrope
¨ L’ère des psychotropes : le soin autour, contre et par rapport au médicament
§Les politiques de sectorisation à la française
§Psychanalyse et psychothérapies : et si on en parlait ?
§Rationalisation des pratiques et crise de la « médecine spéciale »
¨ Médicaments psychotropes et économie
§De la puissance de la recherche scientifique et technique dans le domaine des psychotropes
§L’industrie pharmaceutique et ses « technologies socioculturelles de domination »
DE LA MALADIE MENTALE À LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE :
PSYCHIATRIE ET « SANTÉ MENTALE »
¨ Principes et implications sociales du « grand renversement »
§La valorisation de l’accomplissement personnel et du bien-être social
§Autonomie, responsabilisation et consentement : souffrance psychique, handicap social
¨ Psychisme et neurosciences
§De l’être cérébral à la psychopharmacologie souveraine
§Evidence-Based Medicine (EBM) et administration de la preuve
Seconde partie UN OBJET CULTUREL ET SOCIAL, UNE RELATION : PRATIQUES ET MONDES VÉCUS ÉCLATÉS
REMÈDE ET POISON : PARADOXES DES TRAITEMENTS, AMBIVALENCES DES SUJETS
¨ Les médicaments psychotropes entre effets réels et spécificités sociales
§Des principes actifs aux effets secondaires : une expérience corporelle et psychique bifide
§La médication entre « mal nécessaire » et nécessité du moindre mal
¨ Expériences vécues des traitements et modification du rapport à soi et à l’altérité
§Médicaments et « handicaps iatrogènes »
§Incorporer un médicament et accepter ce qu’il veut dire
NÉGOCIATIONS, CONSENSUS ET « BRICOLAGES » : LE SOCIAL EN
TENSION ENTRE SAVOIRS ET POUVOIRS
¨ Pluralisme des savoirs et compétences négociées
¨ Pluralisme thérapeutique et autonomie négociée
CONCLUSION
ANNEXE