Après les sanglantes émeutes de mars 1991 le Mali a entamé une longue marche vers la démocratisation, consacrée par l’élection en juin 1992 du président Alpha Oumar Konaré et l’avènement de la Troisième République, qui se veut laïque et démocratique. Le contexte politique actuel est cependant loin de répondre à tous les rêves, et des difficultés de différents ordres viennent s’ajouter à l’immaturité civique d’une population émergeant de vingt-trois ans de dictature militaire teintée, plus ou moins selon les époques, d’idéologie marxiste. Les problèmes ethniques s’ajoutent aux impasses économiques et font du Mali un des pays que l’on situe au plus bas sur l’échelle du développement. Les Bwa qui ont retenu notre attention sont des agriculteurs défavorisés pour diverses raisons, habitant dans l’est du pays. Mis à l’écart des entreprises actuelles de développement, ils font office de parents pauvres. Si leur conversion au christianisme, importante par rapport aux autres ethnies du pays, n’y est sans doute pas étrangère, l’isolement territorial dont ils souffrent n’arrange pas la situation. De plus, contrairement à certains peuples d’origine mandé, ils n’ont jamais eu de goût pour le commerce et tombent facilement dans tous les pièges de la société économique, comme nous l’a montré la récente dévaluation du Franc CFA en janvier 1994. Pratiquant un mode ancestral d’agriculture principalement dirigée vers l’autosuffisance, ils se placent d’eux-mêmes en marge de tout projet national. Si les jeunes prennent en nombre la route de l’exode, c’est ordinairement pour ne trouver qu’un emploi subalterne en ville ou encore une place de journalier dans une grande exploitation comme il en est du côté de Sikasso ou bien en Côte-d’Ivoire. Les Bwa ne sont cependant pas les seuls responsables de leur situation. Il semble en effet que pendant longtemps, la majorité “bambarisante” du pouvoir ait eu quelque réticence à confier des postes clefs du pays à des individus issus d’ethnies n’appartenant pas au monde mandé, quels que soient les diplômes ou recommandations présentés, et qui, de surcroît, n’étaient pas musulmans. Cet état d’isolement au sein d’un pays essentiellement rural où la scolarisation (estimée à 36% pour 1995) est plus que problématique, maintient le pays boo dans une situation de “civilisation du village” où règnent encore pour une grande part les lois traditionnelles de la coutume. De même, malgré certains emprunts glanés lors des échanges sur les marchés de brousse, la langue reste plus que vivante au cœur des villageois. Ainsi, les proverbes font bonne figure au sein des plus beaux discours et sont l’apanage de l’argumentation des vieux et des meilleurs adeptes de la palabre. Ces proverbes transportent avec eux, depuis des temps parfois immémoriaux, des pans entiers de ce qui fait la culture, l’histoire et l’identité particulières des Bwa. L’étude des proverbes nous a donc semblé être un biais tout à fait pertinent pour aborder la connaissance de la vie des Bwa d’aujourd’hui. Les mots de l’énoncé, plus ou moins figés par la tradition, véhiculent des images concernant la vie sociale présente ou passée, les coutumes, les contes, les histoires… qui sont ainsi intéressantes à étudier en tant que documentaires.
Diversité et différence dans la moisson
Les proverbes recueillis ne l’ont pas tous été de la même façon, tout comme en tant qu’acte de langage, le proverbe use de différentes manières pour advenir à la parole.
Situation de discours
Le proverbe peut intervenir à l’intérieur du discours, en réponse à la réflexion de l’interlocuteur ou bien en venant appuyer les dires de son émetteur : il se situe, comme événement de l’énonciation, au sein d’un discours qui détermine son émission tout comme lui-même influence le cours de celui-ci, le rompant par cette irruption. Les mots du proverbe sont dits à la place de ceux qu’on ne prononce pas, les images mises en scène dans le proverbe venant s’appliquer aux faits relatés dans la situation du discours. Le texte du proverbe, dont la signification littérale peut être intéressante pour qui désire connaître la société et sa langue, est composé d’images mises en relations entre elles : pour comprendre le proverbe il faut non seulement connaître ce à quoi renvoient ces images (animal, personnage, plante, fait particulier…), mais aussi comprendre les liens qui sont établis entre elles dans le texte même, afin de dégager la logique du raisonnement qui s’opère dans l’énoncé. Le raisonnement du proverbe doit donc être abstrait du texte afin de le penser en général pour l’appliquer ensuite au cas particulier qu’est la situation en question. Il revient alors à celui qui a reçu le proverbe de comprendre le sens que l’énonciateur a voulu mettre dans son émission, son intention en prononçant ces mots et la valeur que prend le proverbe dans ce cas précis : critique, mise en garde, remarque d’ordre général, plainte…
Collection
Certaines émissions de proverbes sont motivées par des circonstances différentes. Que ce soit pour renforcer l’argument d’un premier proverbe par un autre énoncé plus facile à comprendre ou bien au contraire plus profond et plus percutant, ou que ce soit par jeu, par pur plaisir de dire des proverbes, certains événements proverbiaux adviennent à la suite d’un autre ou d’une série d’autres : ce sont alors les images ou le raisonnement du premier proverbe qui provoquent le suivant. Au fond de la maison d’une femme qui “tient cabaret”, lors d’une veillée quand la lune est pleine, autour des arachides à décortiquer, lorsqu’on commence avec les proverbes il est bien rare en effet que l’on se suffise d’un seul énoncé. Chacun s’efforce de dire un autre proverbe pour appuyer le premier, un proverbe de sens proche ou semblable, ou bien signifie son désaccord par l’émergence d’un proverbe contraire. Chacun veut montrer qu’il sait “bien parler” et que sa panoplie de proverbes n’est pas négligeable. Il se peut alors que toute une collection de proverbes soit prononcée sans qu’il ne soit plus fait référence à la situation de discours initiale qui avait motivé la première émission. De la même façon, puisqu’ils savaient que nous nous intéressions aux proverbes, il arrivait souvent que l’énoncé que nous notions en situation de discours inspire nos interlocuteurs qui songeaient alors à d’autres énoncés, plus ou moins éloignés du premier. Notre présence en tant qu’enquêteur friand de bonnes paroles n’était pas sans conséquence sur l’émission des proverbes, et sur leur récolte.
Situation d’observation
La situation d’émission d’une parole proverbiale n’est par ailleurs pas toujours de l’ordre du discours, mais peut aussi être motivée par l’observation : on remarque un objet, une image, une certaine situation qui rappelle l’histoire d’un proverbe que l’on dit alors comme illustration. Le proverbe dans ce cas n’intervient pas comme métaphore, mais plutôt comme bribe culturelle de référence.
Absence de classement
Notre but était, non seulement de recueillir les proverbes dans leur situation d’énonciation, en étant autant que possible attentive tant au discours qu’au contexte de leur émission, mais aussi de présenter ces proverbes sans en faire des énoncés figés délestés d’une grande partie de leur sens, en essayant au contraire de trouver un moyen pour présenter ces fragments de discours comme ce qu’ils sont véritablement : des actes de parole qui, comme tout acte, entrent en interaction avec le contexte dans lequel ils se situent, cette interaction faisant jouer ses influences d’un côté comme de l’autre. Ce n’est donc pas vers une étude linguistique de l’énoncé que nous nous tournons, mais plutôt vers une linguistique de l’énoncé en acte, de l’énonciation. De ce fait, il nous a semblé qu’aucun classement ne pouvait être retenu pour la présentation du corpus de proverbes. Un classement, qu’il soit morphologique, alphabétique ou thématique, mettrait au premier plan les énoncés et occulterait la vraie réalité du proverbe. En effet, la réalité même du proverbe met en valeur la non-pertinence de tout classement. Si l’on prend pour exemples quelques recueils de proverbes, on peut retenir différents classements possibles. Prenons en premier lieu l’ouvrage de H. Gaden [1931] qui nous offre un modèle de classement thématique. Chacun des proverbes cités est accompagné d’un commentaire en expliquant le texte. L’énoncé est ainsi considéré comme une formule figée ne faisant référence qu’à la situation d’origine qui l’a fait naître, et il devient alors une phrase souvent plate mettant en relation des éléments, mais échappant à la dimension réellement proverbiale qui est de faire correspondre ces éléments à ceux relevés dans une situation vécue intéressante à commenter. D’autant plus qu’un classement selon les thèmes que l’enquêteur a cru devoir bon de mettre en valeur, qu’ils soient explicites (la vie sociale, la religion, le travail, la mort…) ou implicites (la prudence, la patience, l’orgueil…), tout en risquant une interprétation purement subjective, faussée par la lecture que l’on peut avoir de la société en question ou même fortement influencée par notre conception occidentale et ses préoccupations, omet de prendre en compte que les mots du proverbe sont aussi là pour ne pas en dire d’autres, que les images que le proverbe accepte de donner pour dévoiler un pan de la vie sociale de ses locuteurs ont avant tout la mission de camoufler ces réalités que l’on ne dira pas, ces indicibles qui sont les détenteurs des réalités profondes d’une culture.
Dans son étude sur les proverbes des Minyanka, J. Cauvin a cherché à pallier ce handicap en rangeant les énoncés selon des typologies établies en fonction du rapport que la logique des images avait avec la logique du discours dans le fonctionnement du proverbe ɛn acte”. Il met ainsi en valeur différents types de raisonnement et fait des proverbes qu’il étudie des faits particuliers de communication et de réflexion. Si l’étude de J. Cauvin permet d’aborder le proverbe dans sa véritable dimension, il n’en reste cependant pas moins que le classement qu’il a adopté pour son corpus, avec pour but de comprendre « les mécanismes psycholinguistiques par lesquels la société minyanka exprime son être-au-monde à travers les proverbes » [CAUVIN 1980 : 122], a l’inconvénient de s’en tenir à “la langue” plus qu’à “la parole” ; c’est-à-dire à s’attacher au fonctionnement de la “structure mentale imageante” à l’œuvre dans la logique de la formulation du proverbe, en occultant le fait que l’émission du proverbe est avant tout un événement à chaque fois unique de l’interlocution. D. Bonnet, consciente de l’invalidité de tout classement quel qu’il soit et penchant pour un certain arbitraire de l’énonciation” a cependant choisi de classer cet arbitraire, par commodité, selon l’ordre alphabétique des énoncés. Le classement alphabétique est sans doute le classement le mieux adapté au proverbe, mais il a pour inconvénient majeur de laisser croire que les énoncés se formulent toujours de la même façon, qu’ils sont rigides comme les récitations des écoliers, alors que dans le discours quotidien on les voit s’adapter à la syntaxe du contexte, s’évoquer les uns les autres, intervenir allusivement sans être explicitement dits… Nous avons donc décidé de ne retenir aucun classement, mais de considérer les énoncés comme des actes de parole recueillis en tant qu’événements de l’interlocution. Présentés par les situations lors desquelles nous les avons reçus, ils peuvent être lus comme des histoires particulières, ou comme poèmes.
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Table des matières
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
CONTEXTE SOCIO-CULTUREL DE L’ÉNONCIATION
CHAPITRE PREMIER – La terre des bwa ou le pays boo
CHAPITRE DEUXIÈME – Présentation ethnique
CHAPITRE TROISIÈME – Présentation individuelle – chemin de vie
CHAPITRE QUATRIÈME – La langue
DEUXIÈME PARTIE
LE PROVERBE ET LA PAROLE
CHAPITRE PREMIER – Ce que parler veut dire
CHAPITRE DEUXIÈME – Le proverbe dans le cadre d’une manière plus générale de parler
CHAPITRE TROISIÈME – Parler en proverbes, bien parler
TROISIÈME PARTIE
LE PROVERBE DANS LE CADRE DE L’INTERLOCUTION
CHAPITRE PREMIER – Faire l’expérience du proverbe
CHAPITRE DEUXIÈME – L’intervention du proverbe dans le discours
CHAPITRE TROISIÈME – Sens et sagesse du proverbe
Conclusion
Bibliographie générale
Classement alphabétique
Bibliographie thématique discutée
Liste des proverbes selon leur numérotation
Liste alphabétique des proverbes en boomu
Tableau de la faune
Tableau de la flore
Liste des noms individuels
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