Le rationalisme du 18e siècle est marqué par de grandes avancées, notamment dans les domaines de la science, de la technique, de l’économie, de la politique et de la morale. Ces avancées devaient conduire à la réalisation du bonheur de l’homme et à la rationalisation de l’humanité. Mais, dans le monde contemporain, paradoxalement, les activités des hommes sur la nature ont eu des conséquences et des effets secondaires regrettables pour l’humanité, pour les valeurs morales et pour l’existence. Cet état des lieux de la situation du monde contemporain fait inévitablement surgir un défi contre toue idée de fondation d’une morale universelle. En effet, avec les nouvelles formes de savoir, les valeurs et les normes morales sont aujourd’hui tellement en crise qu’elles semblent renvoyer à des affaires de sentiment ou de décisions irrationnelles. C’est à ce défi contre une morale universelle que HABERMAS va tenter d’apporter une réponse. A cet effet, il propose une théorie philosophique qui vise à fonder les relations humaines dans les sociétés contemporaines. Ainsi, HABERMAS offre une pensée morale qui est étroitement liée à la communication intersubjective. En même temps, il réactualise l’enjeu et le fond de la Théorie critique initiée par deux grandes figures et co-fondateurs de l’Ecole de Francfort que sont: MAX HORKHEIMER et THEODOR ADORNO.
Pour comprendre l’apport de HABERMAS à la Théorie Critique et sa contribution à la modernité, il faut revenir au moins jusqu’au siècle des lumières. En effet, les philosophes des lumières pensaient que la science et la technique, les progrès réalisés sur le plan de la connaissance d’une manière général, grâce à ce que KANT appelait l’émancipation de la raison à l’égard de la raison et de la tradition et de la religion, vont réaliser le bonheur de l’Homme en fondant une société enfin réconciliée avec elle-même. Certes, la vocation émancipatoire de la raison s’est réalisée sous certains rapports, notamment par les importantes avancées notées dans le domaine de la science et de la technique, et par les grandes conquêtes réalisées en matière de liberté et de démocratie. Mais, le projet émancipateur des lumières s’est transformé en son contraire, en conduisant les hommes vers une société caractérisée par une inégalité entre les hommes et la domination de l’homme par l’homme. L’industrialisation, basée sur l’instrumentalisation de la raison, du savoir et des relations humaines, est devenue un obstacle majeur pour l’émancipation et la libération des hommes. Ainsi, on assiste à une crise non seulement de la raison, mais aussi des valeurs morales, de l’individualité et de l’humanité d’une manière générale. C’est cette crise morale qui a poussé HORKHEIMER et ADORNO à opérer une critique de toute la tradition des lumières et à manifester un pessimisme radical en condamnant totalement la raison, du seul fait qu’une des formes possibles de son utilisation a eu des conséquences fâcheuses pour l’humanité.
LE PROJET MORALISTE DE KANT ET SES LIMITES
Le projet moraliste de KANT s’inscrit dans le cadre de l’humanisme des lumières. Les Lumières, rappelons le, marquent un tournant décisif dans l’histoire de l’occident et celle de l’humanité en général. Elles se traduisent par une rupture avec l’ordre féodal, l’émergence de la raison libératrice et l’instauration de la démocratie. Mais le siècle des lumières est aussi marqué par un important tournant dans la vie intellectuelle et dans l’évolution de la pensée philosophique. En France, l’avènement des lumières est symbolisé par la Révolution française de 1789. Cet événement marque la fin du droit divin et l’instauration d’une constitution, qui reconnaît tous les citoyens français comme libres et égaux devant la loi. En effet, les lumières en France traduisent la fin des régimes monarchiques, fondés sur la religion chrétienne, où les rois étaient perçus comme les représentants de Dieu sur terre ; mais aussi elles traduisent la fin des privilèges de la noblesse. C’est précisément de cette révolution, que résultent les régimes démocratiques en Europe et la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Si en France les lumières sont marquées par la révolution, en Allemagne par contre, elles sont beaucoup plus passives. En effet, elles y prennent la figure d’une évolution qui s’exprime par de grandes mutations socioéconomiques. Dans le domaine industriel, il y a eu de grandes avancées qui vont être à l’origine de l’émergence de nouvelles classes sociales : la bourgeoisie et le prolétariat remplacent la noblesse et les serfs. La révolution bourgeoise a mis fin à l’ordre féodal, et a permis l’avènement de la démocratie libérale bourgeoise. Que cela soit en Allemagne ou en France, les lumières avaient toujours une vocation libératrice, elles marquaient toujours une rupture avec la domination et la servitude. L’Aufklarüng s’est exprimé aussi par une importante rupture dans l’évolution de la pensée philosophique. Le dix huitième siècle est imprégné, en effet, par la rupture avec la logique des théories de la connaissance du dix septième siècle (celle de Descartes et de Leibniz par exemple), et l’émergence de nouveaux systèmes philosophiques, qui se sont accompagné d’autres conceptions de la vérité, forgées sous le mode de la physique contemporaine, de la logique et des mathématiques de l’époque. On peut dire que les lumières ont pour objectif la réconciliation du ‘‘positif’’ et du ‘‘ rationnel’’, comme le souligne CASSIRER : « La réconciliation du positif et du rationnel n’est pas une exigence purement théorique, cette synthèse est une fin accessible, un idéal réalisable. » Disons simplement que le siècle des lumières voit naître la foi en l’unité et l’immutabilité de la raison, et cela au delà de toute nation, de toute culture, de toute époque. C’est l’émancipation de la pensée à l’égard de la tradition et de la religion et l’affirmation de l’autonomie de la raison. Cela devait avoir pour résultat la dotation à l’homme d’une arme qui, seule, peut lui permettre de connaître et de transformer la nature, mais aussi de réaliser son bonheur, son épanouissement et sa liberté. Pour Kant, l’un des théoriciens les plus remarquables de l’Aufklarüng, les lumières signifient pour l’homme sa sortie « de l’état de minorité où il se maintenait par sa propre faute », pour l’affirmation de son émancipation et sa liberté. En effet, Kant souligne que l’homme doit « oser d’user de son entendement », pour pouvoir produire, par l’usage de la seule raison, son propre bonheur et celui de l’humanité toute entière. C’est dans cette perspective que Kant, après une critique profonde de la métaphysique, va mettre sur pieds une théorie morale, dont le but final n’est rien d’autre que la réalisation de la liberté des hommes, de la rationalité et de la moralité du monde.
LA MORALE DE KANT
Le choix de partir de Kant, comme nous nous proposons de le faire dans notre travail, n’est ni gratuit ni arbitraire. En effet ce n’est pas injustifié de partir de KANT, dans la mesure où, tous les philosophes sérieux sont d’accord avec l’importance de la pensée kantienne, dans la philosophie morale moderne et contemporaine. C’est d’ailleurs, pour marquer l’importance de la pensée kantienne dans ces trois derniers siècles, que certains philosophes utilisent l’expression ‘’le tournant kantien’’ pour qualifier la modification radicale de l’approche des questions de la rationalité et de la moralité. Mais, nous ne prétendons nullement exposer l’ensemble de sa pensée. Nous allons seulement vers ce qui nous semble être, non sans rapport avec notre projet, pour analyser sa pensée morale et essayer d’en dégager le sens et la portée, pour l’humanité et la modernité.
Dans la Critique de la raison pure, KANT avait fait une délimitation du pouvoir légitime de la raison et du domaine tout à fait légitime de son déploiement. Il était parti d’une analyse des sciences de son époque et de leurs résultats. Ainsi, cette étude lui a permis de voir que les sciences ont connu des avancées considérables dans leur évolution. Dans la préface de la Critique de la raison pure, il a donné à titre d’exemple, la logique qui s’est considérablement développée avec ARISTOTE ; les mathématiques qui ont effectivement franchi le seuil des sciences exactes, grâce à des personnalités comme THALES de Milet ; et la physique moderne qui a permis de connaître exactement la nature comme entité évoluant avec ses propres règles, sans l’intervention des réalités surnaturelles.
Mais selon KANT, dans la métaphysique, il n y a aucune évolution, il n’y a pas de progrès. « La métaphysique, écrit KANT, connaissance spéculative de la raison tout à fait isolée et qui s’élève complètement au-dessus des enseignements de l’expérience par de simples concepts, (…), n’a pas encore eu jusqu’ici l’heureuse destinée de pouvoir s’engager dans la voie sûre d’une science (…). » La métaphysique se caractérise, en effet, par des combats entre les systèmes métaphysiques, où il n y a ni vainqueur ni vaincu. « La raison s’y trouve continuellement dans l’embarras. » Kant souligne que, c’est parce que la raison avait la prétention d’acquérir une connaissance exacte sur des objets qui dépassent l’expérience, que la métaphysique se présente comme «une arène tout particulièrement destinée à exercer les forces des lutteurs en des combats de parade et où jamais un champion n’a pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable » . Or pour KANT, la raison ne peut pas connaître les noumènes qui renvoient à des choses qui appartiennent au monde intelligible, comme la divinité, l’immortalité de l’âme, la liberté etc. La critique de la raison donc, selon KANT, doit consister en une limitation du pouvoir de la raison qui ne pouvait connaître aucun objet transcendant. Et par conséquent, pour lui, la raison doit renoncer à l’illusion de sa toute puissance, se faire humble et accepter de s’interroger sur ses possibilités et ses limites. KANT propose donc un changement de perspective dans le domaine de la connaissance que résume bien son expression ‘’la révolution copernicienne’’, qui consiste en un recentrage de la connaissance et de l’activité philosophique non pas sur l’objet extérieur, mais sur le sujet.
« Jusqu’ici on admettait que tout notre connaissance devait se régler sur les objets (…), dans cet hypothèse, tous les efforts tentés pour établir quelque jugement a priori par concept (…) n’aboutissait à rien. Que l’on essaie enfin de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets devaient se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’une connaissance a priori de ces objets (…). » .
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Table des matières
INTRODUCTION
Première partie : LE PROJET MORALISTE DE KANT ET SES LIMITES
Chapitre premier : La morale de KANT
Chapitre deuxième : La critique nietzschéenne de la morale
Chapitre troisième : La critique totalisante de la raison dans la théorie crique de l’Ecole de Francfort
Deuxième partie : LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE L’ETHIQUE DE LA DISCUSSION
Chapitre premier : Considérations premières
A/ ‘’Le philosophe moral’’
B/ ‘’la vérité morale’’
Chapitre deuxième : Le principe d’universalisation
Chapitre troisième : Les présuppositions pragmatiques universelles
Troisième partie : MORALE ET COMMUNICATION
Chapitre premier : L’éthique de la discussion
A/ Présentation générale
B/ Justice et solidarité
C / La rationalisation de l’ordre existant
Chapitre deuxième : La théorie de l’action chez HABERMAS
A/ L’agir communicationnel
B / Le langage
C/ Le concept de ‘’monde vécu’’
CONCLUSION GENERALE