Le projet interdiocésain pour la récupération de la mémoire historique

La victime, un artefact social du conflit

Les commissions de vérité du Guatemala, l’étude d’un cas « exemplaire »

Des figures de victimes au prisme de la guerre civile guatémaltèque

Afin de répondre à la question autour de laquelle le présent mémoire est articulé — à savoir quelles ont été les représentations de la figure de victime véhiculées par les commissions de vérité —, une analyse de discours de type qualitatif parait incontournable. En effet, il est possible de voir dans les pratiques discursives de ces institutions l’élaboration de « cadres » introduisant de nouvelles conceptions de l’image de victimes. Des pratiques qui, certes, revêtent différentes formes (allocutions, communiqués de presse, rapports, etc.), mais qui renseignent pourtant sur les multiples et diverses significations accordées au terme « victime », ainsi que sur les facteurs ayant participé à la formation de nouveaux cadres. Pour ce faire, le contexte, l’auditoire ciblé et les objectifs de ces discours doivent être pris en compte. Le souci d’examiner autant les constructions discursives qui façonnent les figures de victimes que les silences qui les accompagnent nous a conduits à préférer un examen approfondi des différents documents constituant le corpus que nous avons formé. Conséquemment, notre démarche repose sur une étude de cas unique : celui des commissions de vérité guatémaltèques, c’est-à-dire la Commission pour l’éclaircissement historique et le Projet interdiocésain pour la récupération de la mémoire historique. Plusieurs raisons justifient ce choix.
Tout d’abord, la guerre civile du Guatemala reste et demeure un sujet d’actualité, non seulement à cause du procès très médiatisé du général Ríos Montt, mais aussi en raison de la continuité de violences dites « quotidiennes », que plusieurs chercheurs et médias associent à l’absence d’une réelle réconciliation politique176. Notre intérêt pour ce cas d’étude a aussi été encouragé par la diversité des analyses portant sur la guerre civile guatémaltèque à l’origine de la CEH et du REMHI. En effet, cette guerre asymétrique a été interprétée à partir de différentes grilles de lecture (opposition entre la droite et la gauche, luttes de classes, clivages ethniques et religieux, revendications identitaires, etc.), parfois entrelacées. Cela nous porte à croire que les représentations des victimes élaborées par ces commissions de vérité doivent être au minima empreintes des luttes mémorielles qui ont suivi ce conflit177.
Priscilla B. HAYNER, op. cit., p. 35; Karine VANTHUYNE, La présence d’un passé de violences […], op. cit., pp. 1-2 et p. 111; Henry BAUER, La réconciliation sociale, un symbolique essentiel pour la construction de paix au Guatemala après le conflit armé interne : les raisons, et les conséquences, de son absence, Présentation faite par Henri Bauer pour l’atelier de paix qui a lieu au Guatemala en août 2007 organisé par Irenees et par l’Université Rafael Landivar de Guatemala, [en ligne], http://www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-638_fr.html, (page consultée le 16 novembre 2016).
Carine CHAVAROCHETTE, «  L’État guatémaltèque et les populations mayas : stratégies d’identifications ethniques
Le fait que les commissions de vérité guatémaltèques aient des origines bien distinctes a également contribué à ce choix178. Alors que la CEH découlait d’une initiative de la communauté internationale et comptait sur l’appui du gouvernement, le REMHI est né à l’initiative des diocèses guatémaltèques, sous l’égide de l’Oficina de Derechos Humanos del Arzobispado de Guatemala (ODHAG – Bureau des droits de l’homme de l’Archevêché du Guatemala)179. Tandis que le REMHI a œuvré au cours et après la fin officielle des hostilités, la CEH n’a eu lieu que plusieurs mois après la signature des accords de paix180. Ainsi, les caractéristiques propres à chacune de ces commissions — sur lesquelles porte la seconde partie de ce chapitre — ont indéniablement influencé les processus de cadrage ayant donné naissance aux différentes figures de « victime ». Les jeux de continuités et de discontinuités dans les discours de la CEH et du REMHI peuvent cependant être d’une aide précieuse afin de circonscrire les facteurs (évènements, acteurs, pratiques, etc.) à l’origine des cadres introduisant de nouvelles conceptions des victimes de la guerre civile. Enfin, la CEH est souvent citée en tant que commission de vérité exemplaire, alors que le REMHI est lui présenté comme un projet sociétal ayant eu un impact majeur sur la consolidation de la paix au Guatemala181.
Avant d’aller plus loin et de dresser un portrait de la CEH et du REMHI, il est primordial d’exposer le contexte dans lequel ces commissions ont été constituées. C’est pourquoi la première partie de ce chapitre présente un survol des principaux évènements ayant marqué la guerre civile guatémaltèque ainsi que des pourparlers qui mirent fin à ce conflit, quoique nous nous attardions principalement sur ce dernier aspect. Les dynamiques du conflit sont sans nul doute importantes pour comprendre la construction des figures victimaires. Par contre, les relations de pouvoir qui se sont manifestées durant les discussions de paix ont eu des répercussions plus directes sur les processus ayant donné forme aux images de victimes au sein même de ces deux commissions. Enfin, la dernière partie de ce chapitre aborde la stratégie d’analyse que nous avons adoptée dans le but de retracer les influences déterminantes dans la construction des figures victimaires.
négociées chez les Chuj (1821-2011) », Critique internationale, vol. 3, no. 60, 2013, p. 134; Madeleine FULLARD and Nicky ROUSSEAU, op. cit., p. 143; Laura J. ARRIAZA and Naomi ROHT-ARRIAZA, « Weaving a Braid of Histories. Local Post-Armed Conflit Initiatives in Guatemala », in SHAW, Rosalind, Lars WALDORF, and Pierre HAZAN (eds.), Localizing Transitional Justice. Interventions and Priorities after Mass Violence, Stanford, Stanford University Press, 2010, p. 208; Yvon LE BOT, La Guerre en terre Maya, Paris: Éditions Karthala, 1992, pp. 18;21.
Anita ISAACS, « At War with the Past? The Politics of Truth Seeking in Guatemala », International Journal of Transitional Justice, vol. 4, no. 2, 2010, pp. 259–261.
HATCHER, Rachel, « Truth and Forgetting in Guatemala : An Examination of Memoria Del Silencio and Nunca Más », Canadian Association of Latin American and Caribbean Studies/Revue canadienne des études latino-américaines et caraïbes, vol. 34, no. 67, 2009, p. 150.
Madeleine FULLARD and Nicky ROUSSEAU, op.cit., p. 62.
Priscilla B. Hayner, op. cit., pp. 32-35; Madeleine FULLARD and Nicky ROUSSEAU, op. cit., p. 62.

Bref survol de plus de trente-cinq années de guerre civile au Guatemala

Il est difficile de résumer de manière succincte, objective et distanciée près de trente-cinq années de guerre civile182. Ainsi, les récits entourant ce conflit varient considérablement en fonction de l’angle choisi par celui qui en rapporte le déroulement. D’une révolte néocoloniale, à une lutte des classes, en passant à un conflit ethnique ou religieux, etc., les évènements guatémaltèques ont été appréciés de façon très variée. De sorte que même l’année symbolisant le début de la guerre civile ne fait pas consensus parmi les différentes études183. Certains analystes situent l’origine du conflit à la colonisation espagnole, période durant laquelle l’oppression des différents groupes autochtones a débuté, notamment par la mise en œuvre de mécanismes d’acculturation184. Certes, le racisme et l’exclusion sociale des communautés indigènes, historiquement ancrés dans la société guatémaltèque, ont contribué à l’ampleur des violences politiques, de sorte qu’il est possible de parler de « massacres à intention génocidaire185 » lorsqu’on évoque les violences s’étant déroulées entre 1981 et 1983. Toutefois, les inégalités sociales et l’absence d’espace politique ouvert à la discussion — réalités qui n’épargnaient ni les autochtones ni les ladinos bien que les conséquences furent bien plus importantes pour les premiers — peuvent être perçues comme étant les prémisses du conflit armé186.
Après avoir obtenu son indépendance formelle en 1839, la République du Guatemala s’est peu à peu transformée en empire bananier, et plus particulièrement sous les régimes dictatoriaux de Manuel Cabrera (1898-1920) et de Jorge Ubico (1926-1944)187. L’évolution politique, économique et sociale du Guatemala a largement été influencée par les États-Unis, puisque de nombreuses compagnies américaines spécialisées dans les denrées tropicales s’y étaient installées188. Si bien que le développement économique ne favorisait que les grands propriétaires terriens ladinos, ainsi que les compagnies américaines dont la plus imposante d’entre elles fut l’United Fruit Company189. Mais les paysans et les autochtones ne connurent d’aucune façon une amélioration de leurs conditions de vie190. Ainsi, l’implicite tutelle économique américaine permit à l’oligarchie héritée de l’époque coloniale de se consolider191, alors que les régimes autoritaires s’alternaient tout en s’appuyant constamment sur l’armée pour soumettre la population192. Dans le cas du régime dictatorial de Jorge Ubico, les tensions politiques et sociales ont même poussé ce dernier à démissionner en 1944, après de multiples grèves et manifestations193.
Ce n’est qu’en 1945 que le pays connut sa première expérience démocratique, avec l’élection de Juan José Arévalo à la présidence. Son arrivée symbolisa le début du primavera democrática (ou printemps démocratique)194. Également nommée « les dix années de printemps », cette période fut marquée par de grandes réformes sociales et démocratiques (systèmes de sécurité sociale et de santé publique, législation plus libérale des lois du travail, projet de redistribution des terres, etc.) initiées par Juan José Arévalo et poursuivies par son successeur, Jacobo Arbenz Guzmán195. Les conservateurs, les propriétaires terriens et les compagnies américaines s’opposèrent régulièrement à ces politiques sociales, sans parvenir à arrêter les réformateurs196. En revanche, lorsque Jacobo Arbenz Guzmán voulut mettre en application la Ley de reforma agraria (ou Loi sur la réforme agraire) en 1952, cette opposition se fit bien plus forte, les intérêts économiques des États-Unis étant directement en jeu197. En effet, cette loi visait à fragmenter les grandes plantations..

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Table des matières

Introduction
Chapitre 1 : La victime, un artefact social du conflit
1.1 Victimologie, reconstruction et politique
1.1.1 La justice « pour » les victimes : une approche légaliste
1.1.2 « Être une victime » : entre statut et ethos
1.2 Les commissions de vérité : cadrage d’une société en changement
1.2.1 Des commissions de vérité
1.2.3 Définitions des cadres et processus apparentés
1.2.3 Transformation sociale
Chapitre 2 : Les commissions de vérité du Guatemala, l’étude d’un cas « exemplaire »
2.1 Des figures de victimes au prisme de la guerre civile guatémaltèque
2.1.1 Bref survol de plus de trente-cinq années de guerre civile au Guatemala
2.1.2 Un possible retour du printemps ?
2.2 Les commissions de vérité au Guatemala : révéler et comprendre les violences du passé
2.2.1 La Commission pour l’éclaircissement historique
2.2.2 Le projet interdiocésain pour la récupération de la mémoire historique
2.3 Une analyse de discours
2.3.1 Trente-sept années de littérature grise : les archives du Guatemala News and Information Bureau
2.3.2 Méthodologie et élaboration de la grille de codage
Chapitre 3 : La victime, une catégorie fuyante
3.1 Droit à la vérité et droits humains, des discours pour persuader une société de témoigner
3.1.1 Convaincre de la nécessité d’affronter les fantômes du passé
3.1.2 Au nom du droit à la vérité, des droits humains… et des victimes
3.2 De la multiplicité de la figure de victime
3.2.1 La victime : témoin du passé, détentrice de la vérité
3.2.1 Victimes d’un crime à connaître et à reconnaître
3.2.3 De l’importance de réparer les victimes
Chapitre 4 : « … je suis un guatémaltèque de la génération qui a souffert du conflit armé »
4.1 Lorsque les commissions de vérité font l’histoire
4.1.1 Une histoire sur le futur vivre ensemble
4.1.2 Mémoires et contre-mémoires : élargissement de la notion de victime
4.2 Victimisation et juxtaposition des catégories discursives
4.2.1 Variations sur l’innocence
4.2.2 L’incontestable humanité de toutes victimes
4.2.3 Protagonistes, en temps de guerre et de paix
Conclusion
Annexe 1  Définitions du terme « victime » selon trois instruments du droit international
Annexe 2  Chronologie

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