Concept littéraire baptisé par Gérard Genette dans Palimpsestes et développé dans son ouvrage Seuils , la paratextualité est un outil d’analyse littéraire qui permet de comprendre la démarche intellectuelle d’un auteur et la manière dont il souhaite voir son texte compris. Cet outil nous donne les moyens d’étudier le Futūḥ al-Ḥabaša sous un nouvel angle et de dépasser l’analyse souvent très factuelle qui en est faite. L’objet d’étude de ce texte ne doit pas être la « vérité » mais la représentation qu’en donne son auteur. En ce sens, l’étude de cet ouvrage historique éthiopien du XVIe siècle est soumise aux mêmes lois que celles qui régissent les récits littéraires .
Certes, comme l’explique Genette dans l’introduction de Seuils, l’analyse et la définition du paratexte se veulent synchroniques et non diachroniques : elles « ne sort[ent] pas des limites de la culture occidentale, et même trop rarement de la littérature française ». En cela, l’emploi de ce terme peut paraître anachronique dans le cadre de l’étude d’une œuvre éthiopienne médiévale en langue arabe. Pour autant, Genette incite à y voir un objet d’étude et c’est par cela que le terme paratexte prend toute sa place dans l’étude d’un ouvrage qui n’est issu ni de la culture occidentale, ni des périodes contemporaines.
Le paratexte, pour reprendre les mots de Philippe Lejeune, « commande la lecture» d’une œuvre. Sans une bonne compréhension de la façon dont l’auteur souhaite voir son livre lu, compréhension qu’il tente de faire passer à travers le paratexte, la lecture du Futūḥ alḤabaša peut se résumer à celle d’une fiction, coupée de la réalité historique. « Réduits à son seul texte et sans le secours d’aucun mode d’emploi, comment lirions-nous l’Ulysse de Joyce s’il ne s’intitulait pas Ulysse? », écrivait Genette en ouverture de Seuils. Cette interrogation peut (et doit) être appliquée et élargie à ce texte éthiopien. Réduite au seul récit d’enchaînement de batailles, sans l’ensemble de ce qui constitue son paratexte (titre, préface, colophon, [absence de] dédicace, intertitres, notes marginales, etc.) et qui constitue son « mode d’emploi », quelle lecture ferait-on du Futūḥ al-Ḥabaša ? Une lecture linéaire et factuelle, telle qu’elle a le plus souvent été faite par les historiens depuis plus d’un siècle, sans véritable compréhension de ce que souhaitait dire ‘Arab Faqīh. Ce que Genette appelle la force illocutoire . L’emploi des outils d’analyse littéraire devient pertinent dans une perspective de recherche historique. Définir les clés de lecture que ‘Arab Faqīh nous fournit dans son texte, la place de cet ouvrage dans la littérature arabe et en Éthiopie ainsi que la manière dont le Futūḥ al-Ḥabaša fut composé et surtout pour quel public, permettent d’envisager ce texte autrement. On doit l’envisager non plus uniquement comme un simple recueil de détails très factuels sur l’Éthiopie du début du XVIe siècle accessibles dès une lecture cursive, mais aussi – et surtout – comme le témoignage d’une démarche intellectuelle, reflet de la culture et de la pensée des musulmans de l’Éthiopie de la fin du Moyen Âge.
‘Arab Faqīh et la littérature du XVIe siècle
Le Futūḥ al-Ḥabaša tient une place à part dans les documents écrits concernant l’histoire de la Corne de l’Afrique. L’étude de ce texte ne peut faire l’économie d’une réflexion sur son auteur, ‘Arab Faqīh, sur les influences qui marquèrent sa composition, et enfin sur sa place au sein de la littérature de la Corne de l’Afrique, et plus particulièrement dans l’écriture de l’histoire de la « conquête de l’Abyssinie ». Il faut, dans un premier temps, s’intéresser à la personnalité même de l’auteur. En quoi ses origines, sa formation, ses positions religieuses et politiques ont-elles influencé la mise en récit de cette guerre ? ‘Arab Faqīh est inconnu par ailleurs et les notices qui lui ont été consacrées depuis un siècle et demi sont fort brèves et peu argumentées . Il a semblé nécessaire de reprendre l’ensemble des informations qu’il est possible de rassembler le concernant, afin de dégager ses motivations personnelles. Cela nous éclaire, dans une certaine mesure, sur ses partis-pris politiques et religieux comme sur l’accent qu’il met dans son texte sur certaines thématiques au détriment d’autres. Une fois la culture de ‘Arab Faqīh définie, il s’agit de déterminer les influences qu’a pu avoir la littérature en arabe sur sa rédaction. En quoi sa formation de savant ès sciences religieuses et sa connaissance des auteurs musulmans de l’époque médiévale ont-elles eu un impact sur sa rédaction ? Le titre que ‘Arab Faqīh donne à son ouvrage en dit long sur son projet d’écriture. Mais au delà de l’analyse de cette mention paratextuelle titulaire, il faudra également monopoliser un autre concept de Gérard Genette, celui d’architexte, « tout ce qui met [le texte] en relation manifeste ou secrète, avec d’autres textes », types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. Enfin, cela nous pousse à réfléchir sur la place du Futūḥ al-Ḥabaša dans la littérature de la Corne de l’Afrique, tant du côté musulman que du côté chrétien. L’importance que ce texte eut dans l’écriture de l’histoire de la « conquête de l’Abyssinie » dans les documents du tournant du XVIIe siècle est liée à la diffusion du texte de ‘Arab Faqīh au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, dans la Corne de l’Afrique et dans le reste du monde musulman.
L’auteur et ses sources
Le Futūḥ al-Ḥabaša a pour auteur un certain Šihāb ad-dīn Aḥmad b. ‘Abd al-Ḳādar b. Sālim b. ‘Uthmān. Ce dernier indique son nom complet dans le colophon de son ouvrage. Son surnom , ‘Arab Faqīh (فقيه عرب ,(est quant à lui indiqué, pour les manuscrits qui en possèdent une, uniquement sur la page de titre . Dans la mesure où, d’une part, la page de titre varie d’un manuscrit à l’autre et est souvent absente, et où, d’autre part, aucun manuscrit autographe n’a été retrouvé jusqu’à ce jour, il est difficile d’affirmer qu’elle est autoriale. Son surnom est peut-être un ajout ultérieur. Seul le manuscrit Arabe 6628 de la Bibliothèque nationale de France, qui fait partie de la collection des manuscrits collectés par Casimir Mondon Vidailhet lors de son séjour en Éthiopie entre 1891 et 1897 , mentionne ce surnom dans le colophon . Or, comme la majorité des manuscrits qu’il rapporta en France, il est fort probable que ce manuscrit ait été copié lors de son séjour à la cour de Menilek II par les scribes royaux à partir d’un manuscrit conservé dans la bibliothèque royale . Ce serait une copie de la fin du XIXe siècle et l’ajout dans le colophon du surnom de l’auteur serait donc extrêmement récent. Toutefois, l’ensemble des commentateurs, à commencer par René Basset qui ne le traduit à aucun moment mais le cite dans son introduction, emploient ce surnom à loisir, comme allant de soi. Dans le présent travail, Šihāb ad dīn est toujours nommé sous ce surnom, malgré ces réserves, pour plus de simplicité.
‘Arab Faḳīh : ce savant inconnu
Yéménite ou Éthiopien ?
Son origine a fait l’objet de nombreuses conjonctures. Sa nisba est citée dans le colophon et dans la page de titre : بجيزان الساكن) al-sākan bi-Ğīzān), c’est-à-dire « habitant de Ğizān ». Une nisba, ou « nom de relation », dans un nom musulman, indique le plus souvent le lieu de naissance, d’origine ou de résidence de la personne . Cette ambivalence d’une nisba ne nous permet pas d’aller au-delà de l’hypothèse. Ğizān est une ville située sur l’actuel territoire de l’Arabie Saoudite, à la frontière avec le Yémen. Au XVIe siècle, cette ville faisait partie des territoires de l’« Arabie heureuse » (cf. Figure 3). C’est pourquoi il est souvent dit que ‘Arab Faqīh était un Yéménite. René Basset affirme qu’il a écrit son livre au Yémen : « Il est probable qu’après la mort de l’imām il revint à Harar, qu’il passa de là dans le Yémen et qu’il se fixa à Djizân d’où il prit son surnom géographique ». Franz-Christoph Muth pense quant à lui que c’était un volontaire yéménite qui rejoignit les armées de l’imām peu de temps après 1530 . Enrico Cerulli propose deux hypothèses. La première est que c’était un Éthiopien « particulièrement versé dans la langue arabe et le fikh » qui aurait par la suite émigré en Arabie ; la seconde est qu’il s’agissait d’« un Arabe émigré d’abord en Éthiopie (et revenu ensuite dans son pays d’origine) ». Dans les deux cas, Cerulli considère que « lorsqu’il écrivait sa chronique, il avait déjà quitté l’Éthiopie pour Djizan en Arabie ». Enfin, Lester Stenhouse et Richard Pankhurst affirment que c’était un savant yéménite .
Chaque historien ou traducteur qui s’est penché sur la question de l’origine de ‘Arab Faqīh propose finalement une hypothèse différente, laquelle ne repose sur aucun argument décisif et souvent sur aucune source. Puisque sa nisba seule ne nous permet pas de trancher, reprenons les informations que l’auteur nous donne dans son ouvrage et voyons ce qu’il en est.
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Table des matières
Introduction
Première partie : Le projet de ‘Arab Faqīh : étude de la paratextualité du Futūḥ al-Ḥabaša
Chapitre 1 : ‘Arab Faqīh et la littérature du XVIe siècle
A. L’auteur et ses sources
B. Les influences de la littérature arabe
Chapitre 2 : Un hapax littéraire en Éthiopie
A. Culture de l’écrit des musulmans de la Corne de l’Afrique à l’époque médiévale
B. Le Futūḥ al-Ḥabaša et la littérature éthiopienne chrétienne
Chapitre 3 : La rédaction du Futūḥ al-Ḥabaša : contexte, mise en récit et public visé
A. Date de rédaction et public visé
B. Le processus de rédaction du Futūḥ al-Ḥabaša
Seconde partie : Histoire et société du Bar Sa’ad ad-dīn (XVe – milieu du XVIe siècle)
Chapitre 4 : Les sultans de Harar : histoire et lutte de pouvoir
A. Une nouvelle dynastie pour un nouveau territoire (XVe siècle)
B. Vers un rejet de Sa’ad ad-dīn (début XVIe siècle)
Chapitre 5 : Populations et organisation du Bar Sa’ad ad-dīn
A. Les populations du Bar Sa’ad ad-dīn : nomades et sédentaires
B. Une société musulmane
Chapitre 6 : Le royaume chrétien d’Éthiopie selon ‘Arab Faqīh
A. Connaître l’ennemi pour mieux le combattre
B. Les musulmans du royaume chrétien
Troisième partie : La guerre en Éthiopie musulmane médiévale à travers le cas particulier de la « conquête de l’Abyssinie »
Chapitre 7 : À guerre exceptionnelle, leader exceptionnel
A. La culture de guerre en Éthiopie musulmane (XIVe- milieu XVIe siècle)
B. L’imām Aḥmad al-ġāzī : construction d’une figure idéale
Chapitre 8 : La « conquête de l’Abyssinie »
A. Les dynamiques de la « conquête de l’Abyssinie »
B. Islamiser et contrôler : les modalités d’une conquête
Chapitre 9 : L’armée de l’imām : organisation, idéologie et économie
A. Une armée en guerre
B. Le paradis ou la fortune : une économie de la guerre
Conclusion
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE